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“Temps” – Petit lexique divergent sur l’organisation des établissements scolaires.

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Petit lexique divergent sur l’organisation des établissements scolaires.

Neo-management vs collectifs de travail autogestionnaires.

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* Temps *


Neo-management des établissements scolaires
– Un temps sous contrôle –
Collectif de travail démocratique, égalitaire et autogestionnaire
– (Re)Conquérir le temps –
– la scolastique du temps
– le temps du travail : sous surveillance, sous contrôle !
– temps, précarité et domination
– quand le temps de travail envahit le temps libre, avec dévalorisation des loisirs des jeunes
– un temps sans histoire…
– le temps du récit collectif : une histoire de métier(s)
– maîtriser le temps, assouplir le temps
– le temps de la vie
– temps libre, temps de repos, temps des loisirs, temps de l’engagement

Reportages à la télévision, photographies de cour d’école, souvenirs de rentrée… Toujours se dégage de ces images d’école une impression de ralenti, de hors temps. Parfois même d’arrêt sur image lorsque c’est le/la ministre ou les différent·es représentant·es de l’institution qui sont « en visite ». Car il s’agit bien de cela : une « visite », contempler, durant un temps donné bien délimité et ritualisé, la vie d’une classe et d’un échantillon d’élèves bien choisis. « La vie » ? Non ! Mais la mise en scène de la vie. Car contrairement à cette image policée d’un établissement scolaire, la vie ne se fige pas, et sans cesse, dans les écoles, nous courons après le temps. Sans cesse, nous nous voyons contraint·es à respecter la cadence de travail imposée par l’institution, qui va bien au-delà du déjà contraignant calendrier scolaire rythmant la vie de millions de personnes, avec ses rituels de rentrée, d’examens et de vacances mis en scène par les médias.

Bien que les chercheurs·euses, de Durkheim à Foucault, en passant par des contemporain·es comme Muriel Darmon ou Javier Auyero, aient déjà mis en avant les relations entre temps et domination, il pourrait quand même paraître incongru à certain·es de faire de cette relation au temps un élément d’analyse de la vie des établissements scolaires.

Et pourtant… La sensation, exacerbée ces dernières années, de ne pas maîtriser le temps, d’être dépassé·es et continuellement dans l’urgence, sensation éprouvée aussi bien par les personnels que par les jeunes et leur famille, devrait orienter notre regard réflexif et critique. Une asphyxie due à l’organisation institutionnelle mécanique, qui cherche à imposer semaine après semaine son projet politique, mais aussi à un mode de management délié des préoccupations du terrain, à tous les échelons, qui cherche même à rentabiliser le temps libre des personnels comme des jeunes.

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Le néo-management : un temps sous contrôle

La scolastique du temps

18 novembre, journée nationale de lutte contre le harcèlement à l’école. 25 novembre : journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes. Novembre également : semaine école-entreprise. 3 décembre : journée internationale des personnes handicapées. 9 décembre : journée nationale de la laïcité. 10 décembre : journée mondiale des droits de l’homme. 8 mars : journée internationale des droits des femmes. 21 mars, journée internationale contre le racisme et l’antisémitisme. Mars également, semaine de la presse et des médias à l’école. 17 mai, journée mondiale de lutte contre l’homophobie et la transphobie. Mai : semaine des langues. Juin : semaine européenne du développement durable

À ces innombrables dates, qui s’additionnent d’année en année et auxquelles les personnels sont fortement incités à participer avec les classes, s’ajoutent les échéances scolaires, également démultipliées au fil des réformes et parfois rendues spectaculaires par les médias : évaluations nationales, nouvelles épreuves du bac de plus en plus tôt, certification PIX pour les compétences numériques, passage de l’attestation de sécurité routière, solennels devoirs communs dans toutes les matières, dès le collège ! Sans compter les périodes de conseils de classe, de cycle, ou encore de réunion parents-profs.

Autant d’occasions, ininterrompues sur l’année, de mettre élèves, familles et personnels sous pression : à peine une échéance bouclée qu’il faut passer à la suivante, ou en gérer parfois plusieurs simultanément !

Plus que jamais, la scolastique dénoncée par les Freinet se joue dans ce rapport au temps, avec une organisation temporelle faite par et pour l’institution scolaire, totalement déliée de la vie et de ses imprévus.

Les réformes effrénées du système éducatif amplifient cet écrasement, bouleversent des habitudes de travail déjà difficiles à installer et mettent les personnels en difficulté quant à l’explicitation du calendrier scolaire ou à la préparation des élèves aux examens (pensons à nos collègues de lycée, qui, avec la réforme permanente du bac par le ministre Blanquer, n’obtiennent les informations nécessaires qu’au dernier moment… et par le biais des médias !).

Les programmes eux-mêmes participent de ce rythme imposé : ils sont de plus en plus chargés, avec des heures qui ne cessent de diminuer, si bien qu’ils en deviennent infaisables, ou alors de manière insatisfaisante pour les enseignant·es.

Pour ce qui est des apprentissages, le temps nécessaire pour que les élèves s’emparent des savoirs, un temps long et patient, fait l’objet de débats plus réguliers et passionnés, tout comme la recherche d’adéquation entre rythme de l’enfant et rythme scolaire : comment éviter la fatigue et favoriser la concentration des plus jeunes ? Quelle organisation efficace de la journée ? Quels temps de détente ? Quels temps pour la mémorisation, pour la systémisation ? Combien d’heures par jour, de semaines par année ? Quelle fréquence et quelle durée des vacances, etc. ?

Moins réguliers, les questionnements sur ce que fait réellement l’élève de ce temps scolaire, sur le sens qu’elle/il lui donne : quelle part d’apprentissage, d’interaction avec ses pair·es, avec les adultes ? Quelle appropriation possible de ce rapport au temps si propre à l’école, rythmé, chronométré, routinier, voire protocolaire ? Quelles marges de liberté ?

Et de fait, rares – voire absents – sont les textes qui considèrent que le temps et son organisation empêchent toute forme d’émancipation pour les jeunes et constituent même une mise au pas, une formation à la soumission et à l’acceptation inconditionnelle de l’autorité.

Le temps du travail : sous surveillance, sous contrôle !

« Le pouvoir s’articule directement sur le temps, il en assure le contrôle et en garantit l’usage » (Foucault)

Les adultes se retrouvent dans une situation de subordination similaire.

En effet, le temps des personnels – ces fonctionnaires payés avec nos impôts et qui nous doivent donc des comptes ! À qui tou·tes peuvent donner des conseils ou des injonctions pour travailler mieux – fait l’objet de contrôle et d’attaques régulières : trop de vacances, un temps de service insuffisant au regard des 35h que font les autres salarié·es (voir l’article « fonctionnaire » du Petit lexique… ). Ces accusations conduisent les enseignant·es à compter régulièrement leurs heures, à rendre publiques les 38 à 45h que demandent le travail avec les élèves et la préparation-correction, afin de se justifier et de défendre la légitimité de leur temps de service.

Cette démarche permet certes de révéler la part immense de travail invisible constitutive du métier d’enseignant·es, mais c’est aussi perdre de vue tous les autres personnels des établissements, non moins victimes de violents dénigrements. C’est oublier la surveillance des personnels d’entretien qui doivent porter des badges pucés, retraçant leur parcours et minutant leurs tâches, ou remplir des tableaux de passage devant chaque salle nettoyée, en précisant l’heure de passage et le temps passé à travailler. C’est aussi mettre de côté le quotidien oppressant, du fait de son organisation – ou sa désorganisation – temporelle et du sentiment d’urgence qui ne cesse de nous guider, toutes et tous, nous empêchant (d’avoir le sentiment) de faire un travail de qualité.

Nous connaissons tou·tes le tempo de l’année, avec ses rituels de rentrée, conseils de classe, réunions avec les familles. Son calendrier est tantôt imposé par la direction tantôt négocié avec les personnels (…pour finalement ne pas être respecté !) Une année également rythmée par ses conseils pédagogiques, ses commissions permanentes, ses conseils de maître·sses ou d’administration. Dans le meilleur des cas – rares – les équipes sont prévenues bien en amont, et ont donc le temps de se réunir, d’étudier les documents et de faire des propositions. Mais le plus souvent, la convocation tombe quelques jours avant, alors même que le déroulement de l’année est toujours identique ! Il va sans dire qu’il s’agit de nous rendre davantage spectateurs·rices des instances plutôt qu’acteurs·rices lucides et critiques (voir l’article « démocratie » du Petit lexique… ).

Les réunions de travail, moins ritualisées, sont autant de temps accaparés par la hiérarchie : formations imposées par l’IEN pour les profs du 1er degré ; formations hors du temps scolaires pour les AESH et décalées par rapport aux besoins ; formations d’établissement choisies par la direction dans le 2nd degré ; conseils pédagogiques sous la houlette du/de la chef·fe d’établissement et de son équipe d’enseignant·es-favori·es. Rien ne permet aux personnels, pourtant premièr·es concerné·es par ces temps d’échanges, de s’en emparer.

Bien au contraire ! Car, en parallèle, toutes les réunions organisées en-dehors de ces temps institutionnalisés – comprendre « validés ou contrôlés par la hiérarchie » – se voient remises en question, voire interdites si elles ne passent pas par le filtre hiérarchique.

Vous voulez organiser un ciné-débat entre collègues à l’occasion de la journée du 8 mars ? Ce n’est pas une utilisation des locaux conforme aux textes, vous répond la direction (quels textes???).*

Vous vous réunissez pour parler de décrochage scolaire ? La direction débarque et vous reproche de ne pas l’en informer et de rester entre pair·es.*

Vous demandez une formation établissement sur la différenciation ? Oui oui, répond-on, sans jamais donner suite à cette demande émanant du terrain, au bénéfice des personnels comme des élèves.*

(*situations authentiques)

Le temps de travail utilisé par l’institution comme outil de domination, c’est aussi le maintien dans la précarité avec les temps partiels imposés aux AESH ou les 43h des AED, deux catégories de personnels pouvant espérer une CDIsation après 6 années de service seulement. Ce qui n’est même pas le cas de certain·es de nos collègues des services d’entretien et de restauration qui, de moins en moins fonctionnaires du fait de l’externalisation des services, sont recruté·es en intérim, pour des missions de quelques semaines, voire quelques jours.

Ici, le temps joue contre les agent·es et constitue une menace pour leur survie quotidienne.

De même, si l’on se moque souvent du rituel de prérentrée dans le second degré, qui consiste à attendre la distribution des emplois du temps (infantilisation que poursuivent certain·es chef·fes d’établissement alors que d’autres les transmettent par courrier ou par mail avant la pré-rentrée), l’on oublie un peu vite à quel point la vie personnelle et la vie de famille s’articulent autour de ces emplois du temps qui, d’une année sur l’autre, peuvent être totalement différents dans le 2nd degré.

Peut-on déposer ou aller chercher les enfants à l’école ? Faut-il contacter le service de garderie, réservé par précaution au mois de juin précédent, là où les dossiers étaient constitués ? Quels jours aura-t-on besoin de la seule voiture familiale ? Est-ce compatible avec les horaires de notre conjoint·e ? Quels seront les moments où nous pourrons avoir assez de temps et de tranquillité pour corriger nos copies, pour faire des recherches ? Nous sera-t-il possible de continuer notre activité musicale, sportive ou militante, essentielle pour garder un équilibre ? Etc.

En sachant qu’au cours de l’année, cet emploi du temps ne cessera d’être modifié au pied levé, parfois même sans notre avis, nous imposant de nous organiser au dernier moment pour ajuster notre vie à notre travail…

Tout comme sont modifiées les heures d’accompagnement des élèves en situation de handicap depuis l’installation du PIAL, le plus souvent à la baisse et non pour répondre à leurs besoins, mais pour pouvoir répartir les moyens humains. Ce n’est que trop rarement que les élèves bénéficient de 100 % de l’accompagnement auquel elles/ils ont droit, qui plus est au terme de batailles interminables de la part des familles et des personnels. Car le temps de travail des jeunes avec les AESH qui les accompagnent est contrôlé par des préoccupations gestionnaires bien éloignées des apprentissages et de la pédagogie.

Enfin, ce temps sous contrôle connaît sa version la plus moderne – et la plus perverse – dans l’utilisation des ENT (espaces numériques de travail) par les hiérarchies, et qu’on a tendance à oublier : les chef·fes, mais aussi les responsables numériques des départements ou des régions offrant l’accès à ces ENT et n’ayant nulle compétence ni éducative ni pédagogique, ont connaissance de toutes les données qui transitent via ces espaces. Certain·es établissent même des statistiques présentées en réunion : qui se connecte, quand, à quelle fréquence, combien de temps, pour aller où, etc. ? Et ceci, pour les élèves, les familles et les personnels. Dans le « meilleur » des cas, cela sert à mieux accompagner la maîtrise de l’outil informatique, mais en réalité, cela ne sert qu’à culpabiliser, qu’à accuser les un·es et les autres de ne pas se consacrer suffisamment à son travail (son travail d’élève, de parents, de profs).

Quand le temps de travail envahit le temps libre

Et de fait, s’il paraît évident que le temps de travail ou d’étude ne s’arrête pas à celui que nous passons à l’école, la place de plus en plus importante que prend le travail dans nos vies personnelles n’en est pas moins inquiétante.

Côté personnels, les restrictions budgétaires conduisent à des suppressions de poste, dans tous les secteurs de l’Éducation nationale, avec une surcharge de travail pour les personnels restant des établissements. Ainsi, du fait de la disparition de postes administratifs, les CPE, AED et AESH se retrouvent à faire des tâches administratives plus conséquentes, tout comme les enseignant·es, à qui l’on peut en plus imposer depuis 2019 deux heures supplémentaires hebdomadaires pour pallier le manque de recrutement et de candidatures.

Si beaucoup ont déjà tendance à surinvestir leur travail, on remarque que, pour lutter contre le #profbashing et se prémunir de l’accusation de fainéantise, nombre de personnels ne comptent pas leurs heures. Ils et elles arrivent très tôt, repartent bien après leur temps de service, viennent travailler même malades – le prélèvement d’une journée de carence, 3 pour les AED et AESH, n’aidant nullement –, corrigent des copies dès 5h du matin, ou jusqu’à 1h du matin, etc.

Si l’épuisement au travail commence à se dire en salle des personnels, le discours en est réduit à des plaintes et à de la solidarité amicale, sans prise de conscience ni contestation de ses causes organisationnelles et managériales, dans une institution au mieux spectatrice passive mais surtout instigatrice de cet épuisement.

Pire encore, il reste des collègues qui revendiquent dans des discours grandiloquents de se dévouer corps et âme à leur travail ou tout sacrifier pour leur travail, qui passe avant tout. « Ils semblent même en tirer une certaine satisfaction, écrit Guillaume Tiffon (Le Travail disloqué). Car pour ces “compétiteurs”, cette surcharge constitue une occasion de montrer, à eux-mêmes et aux autres, ce qu’ils “ont dans le ventre” ».

Dévouement héroïque ? Admiration pour ces collègues qui donnent tout pour leur travail ? C’est bien plutôt de vigilance et d’inquiétude que nous devons faire preuve. Car d’une part, « les signes de fatigue qu’ils peuvent connaître sont souvent relativisés, normalisés, déniés » (Guillaume Tiffon), conduisant à un épuisement professionnel insidieux. Vigilance d’autre part face à cette tendance qui existe dans les équipes et qui consiste à imposer aux autres ce que l’on s’impose à soi-même, considérant comme normaux et exigibles des collègues ce sacrifice et cette démultiplication des tâches au travail.

Pressions, jugements, management par les pair·es : voilà de quoi faire exploser les collectifs de travail !

L’intrusion du travail dans la vie personnelle des travailleurs·euses apparaît également à travers les demandes d’autorisation d’absence soumises au bon vouloir des chef·fes d’établissement. Préparer un examen, célébrer une fête religieuse, accompagner un·e proche gravement malade, c’est le/la chef·fe qui accepte ou non que l’agent·e s’absente, avec ou sans retrait de salaire. Cette manière de procéder, intrusive et subjective – donc forcément versatile –, constitue non seulement une forme de domination (par un système de punition/récompense), mais aussi une manière de se lier des personnels qui se sentent alors redevables des bonnes grâces hiérarchiques les autorisant à assister… à l’enterrement d’un·e proche. Si certain·es collègues passent outre le refus de la hiérarchie en s’absentant quand même, beaucoup n’osent pas s’y opposer et subissent cette domination.

Du côté des élèves, l’intrusion du travail dans la vie personnelle est tout aussi violente. Elle se fait confiscation du temps, avec la négation de leurs besoins de temps libre détaché de l’école, a fortiori lorsque les élèves sont en difficulté. Combien de fois est-il en effet conseillé aux familles de supprimer les activités propres aux jeunes (jeux vidéos, sport, sorties, etc.) alors même qu’il ne nous viendrait pas à l’esprit de conseiller à un·e collègue en difficulté de consacrer encore plus de temps à la préparation de ses cours et de supprimer pour cela ses sorties, ses séances de sport ?

Le temps personnel des élèves est envisagé comme un temps superflu devant se soumettre aux exigences de l’école. On constate une volonté de l’école de s’emparer du temps libre des élèves, dont l’occupation par des activités extrascolaires et culturelles est, nous le savons, déjà source de distinction sociale.

– S’en emparer, avec une multiplication des devoirs à faire, parfois un jour sur l’autre, en particulier dans le secondaire, où les enseignant·es n’ont pas – ou ne veulent pas avoir – la vision de l’ensemble du travail donné par les collègues. Comme si le temps pour l’école hors l’école était aussi important, en qualité et en durée, que le temps passé dans les établissements scolaires. Le summum étant les « vacances apprenantes » instaurées par le ministre Blanquer et considérées par certain·es collègues comme une chance pour les jeunes…

Tout cela, alors que des études indiquent que des élèves de 4ème passent déjà en moyenne 55h par semaine autour de l’école (cours, devoirs, transports).

– En parallèle à la multiplication des devoirs, l’on peut assister à une dévalorisation des activités de loisir des élèves : séries, jeux vidéos, sorties sans objectif culturel particulier, foot de rue… Peu d’occupations choisies par les jeunes trouvent grâce aux yeux des enseignant·es, sauf celles qui se rapprochent des habitudes scolaires : sports en club (avec compétition!), activités artistiques, lecture (mais pas n’importe quel livre !), sorties culturelles.

Tenant·es d’une culture dominante, nous avons tendance, consciemment ou non, à l’imposer aux autres, élèves mais aussi collègues, empêchant toute forme d’émancipation, de choix personnels, et participant ainsi à la reproduction d’un système élitiste et fermé à la vie.

Un temps sans histoire…

L’école du néo-management se voudrait sans Histoire. Elle ne fait pas et ne permet pas la liaison entre le passé, le présent et l’avenir, alors que cette liaison est nécessaire pour s’approprier les enjeux du système éducatif ou d’un établissement scolaire. Elle est essentielle pour construire des collectifs de travail pérennes et solidaires.

Mais… comprenons bien qu’il n’est pas dans l’intérêt du néo-management que se transmettent les cultures d’établissement et que se construisent les solidarités.

Et de fait, rares sont les établissements qui évoquent leur passé, cette histoire pourtant commune des personnels, mais aussi des élèves, des familles, des quartiers : quand et comment l’école a-t-elle été créée ? Quelles en ont été les valeurs, les projets ? Quel public accueille-t-elle? Quels liens tissés avec les familles ? Quels choix éducatifs et pédagogiques locaux ? Quelles évolutions consécutives aux décisions politiques ? Quelles luttes de l’équipe pour les conditions de travail et d’étude ?

« Comprendre le présent et anticiper l’avenir implique, en effet, de ne pas oublier le passé, écrit Danièle Linhart. Le présent, ne se suffit pas à lui-même, il ne peut être analysé et compris indépendamment du passé, de ce que nous en retenons, et de la façon dont il nous marque. C’est à la lumière du décryptage des enjeux du passé (effacés des mémoires en raison de leur prétendu archaïsme) que l’on retrouve et comprend les enjeux du présent. » (L’Insoutenable subordination des salariés)

Cette accusation d’archaïsme, nous la retrouvons ainsi dans les discours anti-syndicaux, présentant les luttes comme appartenant à une autre ère, non nécessaires aujourd’hui. Les AG, les grèves, les oppositions assumées contre les dérives hiérarchiques sont dénoncées comme obsolètes ou inappropriées, sans pour autant qu’une autre posture que l’obéissance ou la récrimination sans action ne soit proposée.

Nous retrouvons également cette accusation d’archaïsme dans le dénigrement des collègues les plus ancien·nes qui, au lieu d’être présenté·es comme des ressources pour transmettre la mémoire d’un établissement et d’un métier, sont perçu·es et montré·es du doigt comme incapables d’évolution et freins aux changements néolibéraux de l’école. Certaines directions – ou même collègues ! – vont jusqu’à les inciter à demander une mutation, « pour leur bien » ou celui de l’établissement, pour « leur carrière », diffusant et prônant par là l’exigence de flexibilité et d’adaptabilité si symptomatique des recrutements dans le secteur privé.

Le néo-management oppose ainsi les générations, les engagements et les manières de travailler, empêche la construction de cette « histoire de métier » dont parle Yves Clot (Le Travail à cœur) et qui est mémoire collective en même temps que ressource à laquelle se référer, pour s’en inspirer ou pour la faire évoluer dans nos pratiques professionnelles quotidiennes. Le néo-management fragmente ainsi les collectifs de travail pour mieux mettre les personnels en concurrence, ce qui engendre une multiplication des conflits interpersonnels, dus à l’absence d’échanges, de débats, de construction de pratiques et de valeurs communes.

Le temps sans histoire, dans l’art de néo-manager, c’est également, un présent marqué par l’omniprésence et la surcharge de travail, par l’urgence qui empêche les personnels de s’arrêter pour réfléchir leur action professionnelle, pour s’assurer du sens de leur métier et plus encore pour construire des résistances face aux transformations néo-libérales de l’école. Car, empêcher la réflexion individuelle et collective, c’est empêcher la contestation.

Quant à l’avenir, pour une partie des personnels et des jeunes, il n’existe pas. Ces dernièr·es, en échec scolaire, font acte de présence en classe, essaient parfois de travailler sans en voir d’effets ni immédiats ni à long terme. Ils et elles n’ont aucune perspective pour l’année suivante, voire pour les semaines à venir. Ces jeunes s’habituent progressivement à ne rien attendre de l’avenir, tout au moins à l’école.

L’incertitude, avec les réformes Blanquer, dont Parcoursup, touche à présent tou·tes les élèves.

Pour les professionnel·les, le temps sans avenir est celui de la précarité, du contrat renouvelable d’un an, de quelques mois, parfois de quelques jours pour les agent·es recruté·es en intérim. Dans ces conditions, comment se projeter dans le futur ? Comment construire un avenir qui soit un minimum certain lorsque la reconduction du contrat est incertaine et même utilisée par certaines hiérarchies comme un moyen de pression, pour asseoir leur domination ? Comment envisager des possibles, lorsque ce qui conditionne la (sur)vie n’est pas garanti ?

La question de l’âge de départ à la retraite, que les gouvernements successifs ne cessent de repousser, une question étroitement liée à celle de la durée du travail, ne joue pas un rôle moins important dans ce portrait d’un avenir sombre : allons-nous devoir, nous et les jeunes qui viennent, travailler jusqu’à la fin de notre vie ? Travailler à en mourir ?

Le fait est que, fatalistes, nombre de jeunes collègues ont déjà mis une croix sur leur retraite et ne voient pas pourquoi – ou comment – lutter pour la préserver.

Le néo-management de l’éducation et plus globalement le néo-libéralisme font leur œuvre, insidieusement…

Jacqueline Triguel, collectifs Questions de classe(s) et Lettres vives, militante à Sud éducation 78

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À suivre dans un prochain article… : Collectif de travail autogéré et démocratique : (re)conquérir le temps

– le temps du récit collectif : une histoire de métier(s)

– maîtriser le temps, assouplir le temps

– le temps de la vie

– temps libre, temps de repos, temps des loisirs, temps de l’engagement

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