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Imprévu #13 – Nommer les agressions sexuelles dans la littérature en CM1-CM2, par Arthur Serret

On me propose juste avant les vacances d’accueillir dans ma classe de CM1-CM2 un auteur de littérature jeunesse en juin et de recevoir toute une série (15 exemplaires) de son dernier roman. Il s’agit d’un roman jeunesse où la référence à la légende arthurienne est centrale. Pour préparer cette lecture, je me mets en tête donc de chercher des textes de cette fameuse légende que, malgré mon prénom, je connais assez mal. Je trouve finalement un tapuscrit de Les Chevaliers de la table ronde d’Anne Jonas et Vincent Dutrait que je parcours rapidement sans en lire l’intégralité.

Par manque de temps, je lance donc mes élèves dans la lecture de ce texte sans l’avoir lu en entier. Une grande partie de l’histoire se focalise sur les aventures de Perceval. Nous lisons ensemble chaque chapitre à haute voix, en changeant de lecteur/rice à chaque signe de ponctuation. Puis, on discute, on commente : ce n’est pas un dispositif pédagogique très élaboré, mais ça reste – selon moi – plus intéressant que la plupart des questionnaires de lecture.

Nous découvrons donc la vie de ce jeune Perceval… qui croise un jour une femme « terriblement maigre » et « habillée avec des guenilles ». Alors que le chevalier s’apprête à lui parler, un homme très en colère surgit et interdit à Perceval de parler à « [sa] dame ». Perceval s’étonne qu’il laisse « sa dame dans un état pareil » et l’homme lui explique que : « Cette femme, mon aimée entre toutes, donna un jour un baiser à un Gallois qui était rentré dans sa tente ! Elle me dit que c’est le chevalier qui l’a embrassée alors qu’elle n’était pas d’accord. Tant que je n’aurai pas de preuve, elle n’aura pas de repos, ni de vêtements, ni de feu pour se réchauffer, ni d’ombre pour se rafraîchir. »

– Je pense que si il est marié avec elle, il doit la croire, ajoute Maryam.

Face à la violence sexiste de la scène (que je découvre), je demande une pause dans la lecture pour pouvoir en discuter :

« – Mais vous, vous en pensez quoi de l’attitude de l’homme envers sa femme ? Je demande à mes élèves.
– Si il l’aime, il ne faut pas qu’il la maltraite, commente une élève.
– Oui, même si elle l’a trompé, soit il l’aime encore, soit il la quitte, s’indigne un autre.
– Je pense que si il est marié avec elle, il doit la croire, ajoute Maryam.

On continue la lecture : « Dans l’esprit de Perceval, tout s’emballa. […] Il se souvint être entré sous une tente et, là, avoir déposé un baiser sur les lèvres d’une jeune fille endormie… Il choisit aussitôt de tout avouer pour que cessent enfin les problèmes de cette pauvre malheureuse. »

– Mais quand même, dans la Belle aux bois dormant… balbutie Deborah.

– Mais, rappelez-moi, qu’est-ce qu’on est censé faire quand on veut embrasser quelqu’un ? je demande (avec le ton de celui qui attend une bonne réponse car je leur fait souvent la “leçon” sur les questions de consentement en général).
– Il faut que la personne soit d’accord.
– Oui, ça s’appelle le consentement, nous rappelle Noé.
– Et est-ce qu’une personne peut signifier son consentement si elle est en train de dormir ? Je demande.
– Non !
– Mais quand même, dans la Belle aux bois dormant… balbutie Deborah.

La prise de conscience se manifeste par un brouhaha et des paroles désordonnées. « C’est un peu comme un viol… », « C’est une agression… ». « Oui, on peut appeler ça une agression sexuelle » je conclus.

On termine de lire le chapitre et on s’arrête encore une fois, je dis : « – Est-ce que vous avez l’impression que le texte dit que Perceval a fait quelque chose de mal ?
– Non !
– Alors selon vous, pourquoi ? Alors qu’on vient de voir qu’on pouvait dire qu’il avait agressé la femme…

Maryam suggère que comme Perceval est toujours présenté comme « brave », peut-être que pour lui embrasser la femme dans son sommeil, c’est aussi un acte de bravoure. « C’est vrai, peut-être » (et en effet, pointer l’accointance entre les valeurs virils du chevalier et l’agression est assez subtil, mais je ne réussis pas vraiment à l’expliquer). Les élèves buttent un peu sur ma question. Je relance : – Est-ce qu’on s’intéresse à ce que pense la femme dans l’histoire ? Et de manière plus générale, quelle est l’image des femmes dans l’histoire ?
– Bah, non… et la seule femme qui parle, elle se fait gifler, remarque Noé.
– Ce sont justes des princesses qui sont belles et gentilles, enchaîne Sandra.
– C’est le stéréotype de la princesse, comme dans la Belle au bois dormant, ajoute Jade, qui fait référence à des réflexions sur les stéréotypes dans les contes menés en début d’année.
– En effet, les femmes ont des rôles très stéréotypés dans l’histoire, et c’est peut-être pour cela qu’on ne prend pas en compte la violence qu’elles subissent. C’est intéressant parce qu’on s’était posé la question d’où venait les stéréotypes dans les Walt Disney au Xxème siècle. On avait fait la remarque que c’était des réécritures de contes, notamment de Perrault au XVIIème siècle. Là, on voit que ce stéréotype, il existe déjà avec Chrétien de Troye au XIIIème siècle ! »

La classe est attentive et très investie dans cette discussion, mais je sens toutefois que menée au pied levé, certain.es élèves de CM1 ne comprennent pas tout. C’est la fin de la journée, on range les affaires et on reprendra cela une prochaine fois.

Quelques remarques :

– En début d’année, en construisant le concept de stéréotype et en l’utilisant tout au long de l’année, les élèves se sont doté.es d’un outil formidable et puissant pour interroger leur compréhension (le stéréotype permet de décoder des implicites) et les représentations véhiculés par les œuvres littéraires. Ainsi, loin d’éloigner les élèves de ces œuvres, cela facilite leur appropriation (critiques certes) et n’empêchent pas non plus les enfants de les apprécier. On interroge peu les représentations à l’école primaire, ce qui se fera au contraire beaucoup dans les études littéraires ensuite (avec notamment la question du topos) et pourtant, c’est aussi cela qui permet de faire toucher aux enfants la richesse des textes. J’en parlais déjà dans l’imprévu n°8.

– A la question « si vous étiez un personnage de la légende arthurienne, lequel seriez-vous ? », une élève a répondu : « Je serai Viviane parce que c’est le seule personnage de femme pas stéréotypé ». La lecture critique modifie aussi les manières de s’identifier, et donc la manière dont les enfants vont utiliser la littérature pour se construire et se projeter.

« il me semble que la conscientisation ne passe pas par une forme de prêche qui dirait ce qu’il faut penser de tel ou tel texte, mais plutôt par l’acquisition d’une série de pratiques, en particulier celles qui consistent à nommer les choses »

Mathieu Billière, “L’art et les violences sexuelles : une tentative d’usage critique des nouveaux programmes en lycée”, Lettresvives.org

– Mathieu Billière, professeur de français et camarade de Questions de classe(s) et du collectif Lettres vives, m’expliquait récemment que « Me Too avait changé la manière de lire et recevoir les œuvres ». On peut penser notamment au travail mené par le carnet Malaise dans la lecture qui s’intéresse à la réception et aux lectures des œuvres qu’on pourrait juger “problématique que ce terme survienne en raison de leurs aspects politiques et/ou idéologiques (discours sexiste, représentations racistes, etc.), ou de la violence de leur contenu (violences sexuelles et sexistes, violences de guerre, violences familiales, etc.”. Il avait mené un travail remarquable avec ses lycéen.nes autour du débat questionnant les interprétations du poème « L’Oarystis » d’André Chénier (séquence dont il témoigne notamment ici). Faut-il y voir un viol ? Mathieu Billière avait donc introduit ses élèves aux différentes interprétations et prises de position autour de ce poème (une synthèse est disponible ici sur “l’affaire Chénier”). Il y avait l’introduction à une querelle littéraire, mais aussi un enjeu de conscientisation des violences sexistes et sexuelles. Il écrit : « il me semble que la conscientisation ne passe pas par une forme de prêche qui dirait ce qu’il faut penser de tel ou tel texte, mais plutôt par l’acquisition d’une série de pratiques, en particulier celles qui consistent à nommer les choses ». Nommer, c’est une des fonctions de la littérature et c’est aussi ce qui permet de désinvisibiliser. Il ne s’agit donc pas de purger les œuvres sexistes du patrimoine, mais d’envisager de nouvelles manières de les lire et de s’y rapporter.

Actuellement, ces débats sont vifs dans la littérature et le monde de l’art adulte ; ils concernent tout autant la littérature jeunesse et enfantine. Lors de ma séance improvisée, j’ai moi-même été surpris et pris de court. Fallait-il relever l’agression sexuelle dont était coupable Perceval ? Face au malaise qui m’avait saisi, moi l’enseignant, que faire avec des enfants de 9 à 10 ans ? Etait-ce juste ? Jusqu’où confronte-t-on les enfants à la violence ?

Inconsciemment, en lisant le travail de Mathieu, je m’étais dit que c’était un « travail de lycée », comme si mes élèves de CM1-CM2 n’étaient ni capables d’avoir des débats interprétatifs, ni concerné.es par les violences sexuelles (alors qu’un.e français.e sur dix en a été victime dans l’enfance). Il me semble que le baiser non-consenti est une manière très abordable – presque pudique – d’aborder le sujet avec des enfants et qu’il n’y a finalement pas d’âge pour produire des lectures critiques.

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