Menu Fermer

L’imprévu #8 – Raiponce, lecture et interprétation critique, par Arthur Serret

La rentrée fut fatigante : nouvelle classe (encore des CM1-CM2 !), nouvelles habitudes à mettre en place, cadre à mettre en place et à « tenir ». En ce début d’année, je m’étais dit que j’allais commencer par la lecture de contes traditionnels pour travailler la lecture à voix haute, ce que je n’avais pas du tout assez travaillé l’année précédente.

L’objectif, c’est donc la « fluence » et la lecture à voix haute (lire par groupes de souffle, mettre le ton, etc.)… mais je garde dans un coin de ma tête d’essayer de travailler un peu la question du stéréotype de genre dans le conte. Comme j’ai un exemplaire des Contes d’un autre genre dans le fond de ma classe, avec notamment une réécriture de la Belle aux bois dormant, je lance les élèves dans cette première lecture.

Ce n’est pas passionnant, mais assez rapidement, la lecture des élèves s’améliore et les lectures collectives deviennent de plus en plus agréables. Pour construire l’idée de stéréotype (des figures féminines), on se lance dans la lecture de Raiponce des frères Grimm.

Et puis, aujourd’hui, on termine le conte. C’est l’histoire de cette jeune fille enfermée dans une tour sans escaliers par une sorcière, et qui déroule sa chevelure pour faire une échelle. Un jour, un prince vient la rejoindre… mais quand la sorcière s’en rend compte, elle coupe les cheveux de sa protégée, et l’exile dans le désert. Quant au prince, il a les yeux crevés. Cependant, parce que le conte est un conte : le prince aveugle retrouve la jeune femme dans le désert. Elle a deux enfants – des jumeaux, lorsque ses larmes touchent les yeux du prince, il retrouve la vue. Et ils « vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants ».

Alors qu’on allait passer à autre chose, une élève de CM2 lève la main et dit : « Mais, ils viennent d’où ses deux enfants ? ». En effet, le texte ne le dit pas, mais on peut imaginer, combler les trous du texte.
Son hypothèse est que, lorsque le prince retrouvait la jeune fille, il et elle ont fait des enfants. Toutefois, cette idée semble difficile pour ses autres camarades qui échafaude d’autres scenarios : peut-être qu’elle les a adoptés ? Peut-être qu’elle a rencontré un autre homme dans le désert ?

Un élève déclare que ce n’est pas possible car il et elle ne sont pas mariés et donc « leurs âmes ne se sont pas mélangées ». Un autre imagine une histoire de « portail magique ».

Là, j’explique que souvent, lire c’est combler les trous, c’est imaginer ce que le texte ne dit pas, mais que le plus souvent, l’hypothèse la plus simple, celle où on invente le moins est la meilleur.

« – Mais alors, pourquoi la sorcière elle ne les a pas vus dans la tour ? Questionne un élève.
– Et bien, elle était enceinte, peut-être qu’elle avait encore un ventre tout plat.
– Oui, mais les sorcières, elles sont capables de repérer les femmes enceintes, réplique le garçon. »

Et là, c’est moi qui me prend au jeu de l’interprétation : « Oui, c’est vrai que traditionnellement, on appelait sorcière les femmes qui avaient des connaissances sur le corps, et notamment le corps des femmes. Donc… peut-être…, dis-je tout en réfléchissant, peut-être que la sorcière a compris que Raiponce était enceinte et que c’est pour ça qu’elle l’a chassé. Elle l’a chassé parce qu’elle avait un enfant sans être marié et que c’était un scandale.»

On a déroulé ensemble le texte, un long débat d’une grosse vingtaine de minutes. Passionnant. J’avais découvert ce texte avec eux. On avait parlé de sujet sensible, suscitant des interrogations profondes, de manière pudique et au service du texte.

De la lecture, au hasard de nos interrogations, nous avons fait de ce conte un bel et imprévu dispositif didactique pour aborder ce que signifie interpréter un texte. Ici, en acceptant de prendre le temps, de se plonger pleinement dans le débat interprétatif, on accède aussi à des manières de lire les textes qui rendent signifiant les silences, qui mettent en lumière la marge. En CM1-CM2 aussi, on peut faire des lectures critiques des oeuvres !


La rubrique « L’imprévu » se propose de relater une fois par semaine des récits de classe de la part de pédagogues engagé.es (vous !) : « moments champagne »[1] où la coopération fait pétiller le quotidien, ou au contraire, scène de crise illustrant la violence du métier et de l’institution ; récits d’événement pédagogique où l’inattendu entre dans la classe ou compte-rendus minutieux d’une séance bien ficelée, partagez avec nous ces moments de classe qui font rire, réfléchir, pleurer et s’engager ! Ces moments toujours imprévus[2] et imprévisibles où le vivant entre par la fenêtre, l’endormi se réveille, les passions s’échauffent.

Il importe de faire parler l’école, de faire entendre son quotidien et ses engagements. Raconter ces instants qui nous brûlent les lèvres à 16h30, mais qui trouvent peu souvent d’écrit pour les garder en mémoire. C’est l’objectif que ce donne cette rubrique.

Vous pouvez retrouver les imprévus précédents ici !

[1] Comme le fait si bien Daniel Gostain sur son blog, La Classe plaisir : http://laclasseplaisir.eklablog.com

[2] Comme c’est le nom de cette nouvelle rubrique, voilà une petite introduction à l’imprévu : https://www.icem-pedagogie-freinet.org/node/6092

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *