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Une journée de l’élégance à l’école… mais pour quoi faire ?

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Hier, c’était la journée de l’élégance au collège. Je m’en suis rappelé avant-hier et c’était déjà porteur de sens pour moi, que de m’en rappeler si tard. Cela signifiait que, dans l’établissement, il n’y avait pas eu de travail de réflexion autour de cette journée, pas de justification pédagogique et éducative auprès des élèves et des familles. Finalement, quel sens cette journée avait-elle pour moi, enseignante ? Et par conséquent, quel sens avait-elle pour les jeunes?
Hormis la veille, personne n’en a parlé au collège. Ni prof, ni élèves.
La journée est inscrite à l’agenda sur pronotes, point.
Des échanges, des débats, une explicitation des enjeux ? Non.
La journée me questionne, mais en fait, je comprends de plus en plus qu’elle me dérange. Fondamentalement.

« Élégance », un mot vide de sens
L’an dernier, les collègues qui avaient souhaité mettre en place cette journée avaient pour objectif de valoriser la tenue vestimentaire, la politesse, le savoir-vivre, en plus du fait que c’était l’occasion de « se faire beaux et belles ». Soit.
L’année dernière, malgré mes réticences, je m’étais dit qu’il était important de soutenir les initiatives des collègues parce qu’il n’est jamais évident de proposer de nouvelles choses pour créer un vivre ensemble qui ait du sens et qui soit positif, mais en même temps, il m’était difficile de m’engager véritablement dans cette action. Tout simplement parce que « élégance », ça ne me parlait pas. Je n’ai donc pas fait d’efforts particuliers ni dans ma tenue, ni dans mon langage, ni dans ma manière d’être. J’avais décidé d’être dans une posture d’observation, pour voir comment c’était abordé et vécu par les personnels et par les élèves, ce que chacun·e mettait sous « élégance ». Le mot « distraction » me paraît assez juste pour résumer les faits et les propos.

Cette année donc, la question me travaille deux jours avant. Non pas, comme certain·es collègues, parce que je ne sais pas quoi me mettre, mais parce que, finalement, cette action me gêne. À tel point d’ailleurs que j’étais très angoissée à l’idée qu’un·e élève me demande pourquoi nous faisons cela, car j’aurais été bien embêtée pour trouver une réponse à la fois claire, concrète, et satisfaisante, porteuse de sens éducatif et éthique, et je ne voulais pas me mettre en porte à faux vis-à-vis de l’équipe.
Avant la journée, je tâte le terrain auprès des collègues. Personne n’en a vraiment parlé avec les élèves, personne n’a abordé le sens de cette journée.
Mais quel sens, en fait ?

Pour que perdurent clichés et normes sociales
Sachant que nous ne sommes pas le seul établissement à organiser cette journée de l’élégance, j’ai fait quelques recherches sur internet. L’expérience a été édifiante.
Les grands mots comme « tolérance, citoyenneté, vivre ensemble, projet transversal » sont utilisés à tout bout de champ, sans que les liens avec la journée de l’élégance ne soient clairement expliqués.
Et en parallèle, on trouve une sorte de définition de ce qu’est l’élégance : une tenue correcte (que j’interprète comme « normale », voire « normalisante »), mais avec des listes parfois extrêmement contestables, genrées et enfermantes. On peut lire sur le site de certains établissements scolaires, parfois de certaines organisations syndicales : pantalon, jupe ou robe, maquillage. Lorsque des affiches ont été créées pour l’occasion, on y voit un couple en tenue de soirée, robe et costume. On peut même tomber sur une inspiration directe du sulfureux mouvement Colibri inspiré de Pierre Rhabi (voir la revue N’Autre école 8 pour une analyse critique). Et il y a plus : certain·es se vantent que ce soit l’occasion de montrer que l’élégance n’est pas réservée qu’aux « fortunés », de se réapproprier leurs codes. Est-ce à dire que nous, enseignants et enseignantes, nous devons apprendre aux élèves à entrer dans l’habitus des classes sociales favorisées ? Devons-nous considérer que ces normes sont celles que doivent connaître et maîtriser les jeunes ?
Le fait est qu’au collège, l’élégance s’est traduite par la sortie des belles robes, des costumes, des chemises bien repassées, des maquillages soignés, des objets de luxe… Dans d’autres établissements, on est même allé jusqu’à organiser des défilés et des concours visant à distinguer la fille, le garçon et la classe les plus élégant·es (Miss et Mister Élégance!). Dans une école privée hors contrat Espérance Banlieue, à Mantes la Jolie, la journée de l’élégance, valorisant le « chic à la française », était agrémentée d’un repas où la galanterie était de mise : les femmes servies en premier, les chaises tirées pour qu’elles s’asseyent.
On voit bien que la journée de l’élégance est l’occasion, derrière un folklore sympathique et fascinant, de remettre en lumière les valeurs les plus rétrogrades et excluantes : la courtoisie, souvent accolée à la journée de l’élégance, le sexisme (quoi qu’en disent les partisan·es de cette action), l’aspiration à détenir les codes sociaux des « fortunés », sans compter le jugement méprisant à l’encontre des élèves qui, dans leur quotidien, ne feraient preuve ni d’élégance, ni de politesse, ni de tolérance. Il n’y a qu’à voir les échos dans les médias : on se réjouit que les élèves soient plus calmes (« au moins pour une journée »), mieux habillé·es, qu’il y ait des séances photos-souvenirs. Mais qui questionne les enjeux éducatifs ? Qui remet en question les codes sociaux ainsi brandis ?

De la nécessité du regard critique
Il y a en effet un paradoxe terrible dans le fait de parler d’apprentissage de la citoyenneté et de la tolérance tout en faisant rentrer les élèves dans un code social (vestimentaire, langagier, genré). Durant cette journée où tout le monde se regarde, est en attente sur la manière dont les autres vont faire preuve d’élégance, observe les vêtements et les accessoires de chacun·e, de manière ouverte, ostensible même, et avec une exigence bien particulière, que ressentent celles et ceux qui soit ont oublié, soit n’ont pas voulu faire d’efforts, soit n’ont pas compris ce que l’élégance signifie ? Tolérance, ou exclusion ?
De même, lorsque la journée de l’élégance est l’occasion de remettre à l’honneur la galanterie, les robes pour les unes, les costumes pour les autres, où place-t-on le curseur de la lutte contre le sexisme ?
Enfin, certain·es se vantent de travailler sur l’estime de soi grâce à cette action : les élèves se sentiraient donc mieux, auraient donc une meilleure opinion d’elles-mêmes et d’eux-mêmes… en se transformant, en se donnant une apparence différente, celle des « fortunés » ?

De fait, les journées d’action ponctuelles mises en avant par l’Éducation nationale, (contre le racisme et l’antisémitisme, contre l’homophobie et la transphobie…) me paraissaient déjà d’une efficacité douteuse (une seule journée dans l’année ? Avec un discours descendant et moralisateur?). Il n’empêche que, pour beaucoup, c’était déjà l’occasion de mettre ces sujets en avant, de sensibiliser les jeunes à ces questions. Soit.
Mais avec cette journée de l’élégance, quels sont les enjeux éducatifs, éthiques ? Les enseignant·es se réjouissent de cette journée, perçue comme l’occasion de sortir les chaussures vernies, les hauts talons, le costume, le chapeau à plume, de s’adresser des compliments et de se prendre collectivement en photos. Du folklore, donc. Mais il serait bon d’interroger l’image de la société et des relations humaines que nous renvoyons aux élèves. Il me semble qu’à l’inverse de tous les beaux mots exposés par les équipes, nous contribuons à faire perdurer des clichés et des normes sociales excluantes.

À l’avenir, il nous faudra donc, absolument, mettre le sujet en débat en salle des personnels pour questionner et redonner un sens au moins éducatif, si ce n’est politique, aux actions que nous mettons en place dans l’établissement, sans nous laisser emporter par un mouvement de mode, sans nous laisser séduire par des belles images. Nous avons cette responsabilité.

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