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Ce que disait Célestin Freinet de Maria Montessori…

Les différents articles “grand public” se proposant de mettre en parallèle la pédagogie Freinet et la pédagogie Montessori sont, la plupart du temps, d’une indigente nullité et contribuent à une confusion des plus désolantes…

Avec cette contribution, nous proposons de mettre à disposition des lecteurs et lectrices une compilation des textes de Freinet sur la pédagogue italienne. Une manière de clarifier le débat sur les enjeux d’une pédagogie réellement populaire et émancipatrice.

Lors d’une récente émission radio (La Marche de l’histoire, “La pédagogie Montessori”, 5 septembre 2017), Jean Lebrun interpellait Charlotte Poussin (éducatrice Montessori et auteure du « Que sais-je ? » sur le sujet) avec cette remarque, à la fois subtilement naïve et délicieusement provocatrice : « Et Freinet ? Moi, je crois que si ça marche bien, Montessori, c’est que c’est moins politique, c’est moins “de gauche”, non ? » (à écouter ci-dessous à partir de 26’34…)







La réponse de son interlocutrice – « Je pense vraiment qu’il faut apolitiser la question de l’éducation, et c’est justement le discours de Maria Montessori. » – nous invite à revisiter ici le regard porté par Célestin Freinet sur la personnalité et la pédagogie de Maria Montessori à partir d’une recension (1) de ses écrits et prises de position sur la pédagogue italienne et sa méthode.

 

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Textes présentés :

1 – « À propos de la méthode Montessori », L’École Émancipée n°21, 17 février 1923.

2 – « Notes sur l’adaptation de notre enseignement », L’École émancipée, n°28, 5 avril 1925.

3 – « Notes sur l’adaptation de notre enseignement (suite) », L’École émancipée, n°29, 19 avril 1925.

4- « Mes impressions de pédagogue en Russie soviétique, le travail et la vie à l’école russe, II. les méthodes », L’École émancipée, n° 17, 17 janvier 1926.

5 – Note de lecture : Le congrès de Locarno (suite), (Pour l’ère nouvelle, novembre 1927), L’École émancipée, n° 19, 29 janvier1928.

6 – « La vraie figure de la Montessori », L’École émancipée, n° 7, 9 novembre 1930, C. FREINET C. et K. STORM.

7 – « Un congrès aristocratique. La nouvelle éducation », L’École émancipée, n°28, 12 avril 1931.

8 – « Le cours Montessori de Nice », L’Éducateur prolétarien, n° 3, 1er novembre 1934, C. Freinet.

9 – Note de lecture :« Mme M. Montessori : L’Enfant (traduction G.-J.-J.), un vol. in-16, 15 F. Desclée de Brouver, édit., Paris. », L’Éducateur prolétarien, N°11, 10 mars 1936.

10 – À propos du congrès de Nice (1932) Naissance d’une pédagogie populaire. Historique de l’École moderne (Pédagogie Freinet), Élise Freinet, Maspero, 1968, page 162.

En complément :

Au milieu d’insipides articles – ignorants, approximatifs ou même délirants sur les rapports entre la pédagogie Freinet et la pédagogie Montessori, on signalera l’excellente synthèse, très documentée : Freinet et/ou Montessori ? sur le blog
« à tâtons, Ressources et idées pour l’école primaire »

Voir aussi « Maria Montessori ombres et lumières », Grégory Chambat, article paru dans N’Autre école n° 7, automne 2017-hiver 2018, dossier « Pédagogie alternatives : pour qui ? pour quoi faire ?»)]



1 – À propos de la méthode Montessori, L’École Émancipée n°21, 17 février 1923, C. Freinet

Grièvement blessé à la guerre, Célestin Freinet doit attendre 1920 pour être affecté dans une classe. Durant cette même année scolaire, il propose son premier texte à la revue syndicale L’École émancipée, deux autres suivront. Très vite, ses contributions se multiplient, en particulier après son voyage en Allemagne où il visite des écoles alternatives et sa participation, à l’été 1923, au Congrès de la ligue internationale pour l’École nouvelle à Montreux. Il y croise Decroly, Ferrière, Claparède, Cousinet, Jung, Coué. La plupart des textes qu’il rédige alors sont consacrés aux pédagogues : trois contributions sur Ferrière, mais aussi des présentations de Tagore, Decroly, Ligthart et Montessori, reproduite ci-dessous.
À la suite de Ferrière, qu’il cite en introduction, il prend la défense de Montessori, de sa pédagogie et de son projet éducatif qui ont été attaqués dans les colonnes de l’Éé. Il s’interroge cependant sur la possibilité d’utiliser la méthode dans le cadre de l’école publique et de son dénouement matériel (il ne méconnaît pas le coût du matériel Montessori !). Il conclut son texte en dénonçant les partisans de « la vieille école ». Il reconnaît ne pas être très familier de la méthode et évoque directement ou indirectement les critiques qui sont formulées à son encontre (outre le coût du matériel, le manque de dimension collective et la campagne “promotionnelle” dont la pédagogie Montessori fait l’objet). Il salut cependant l’avancée que constituent les travaux de la pédagogue italienne : « Je crois cependant que, sans être exempte de reproches, loin de là, la méthode Montessori constitue un progrès appréciable dans l’éducation. Retenons surtout qu’elle veut : “offrir le maximum de bonheur aux enfants en les élevant dans un milieu de beauté, de complète liberté et de spontanéité”. »

Dans sa brochure : L’Activité spontanée chez l’Enfant (Éditions Internationales Populaires, Genève), M. Ad. Ferrière, directeur du Bureau international des Écoles nouvelles, dit de Mme Montessori : « C’est Mme Montessori qui a appliqué la première la méthode de choix libre de l’enfant. Elle l’a introduit d’abord dans ses classes de tout petits, puis à l’école primaire. Partout le succès a répondu à l’attente. Certes, il est utile de prévoir un minimum de travail collectif, à côté du travail individuel de chaque élève, comme il est utile de prévoir un minimum de travail obligatoire pour mettre en appétit les natures molles et indolentes sur lesquelles l’émulation n’aurait que peu de prise. Mais je sais qu’en disant cela je suscite la protestation des admirables institutrices montessoriennes que j’ai vues à l’œuvre au Tessin. Rien que le mot « obligatoire » leur est en horreur ».

D’autre part, vous avez lu, dans les n° 17 et 18 de l’É.E. l’article de notre camarade A. Zanetta qui nous conseille de nous méfier d’une méthode dont le succès proviendrait en grande partie d’une réclame savamment conduite.

Loin de nous, la pensée de suspecter la sincérité de notre chère A. Zanetta. Si sa critique a souvent l’allure d’un réquisitoire, elle explique elle-même ce ton dans sa conclusion. Nous ne contesterons pas non plus les titres qui la mettent en droit de discuter une méthode d’éducation. Et nous ne pouvons certes pas en présenter autant, nous qui n’avons jamais visité de « casa dei bambini » et qui connaissons à peine la méthode Montessori.

Notre camarade dit : « Les buts évidents que se propose la méthode Montessori dans ses « case dei bambini » semblent être les suivants :
1° L’éducation des sens pour arriver aux idées ;
2° Donner aux enfants des habitudes sociales qui les émancipent de bonne heure du besoin de se faire aider par les grands dans les nécessités quotidiennes de la vie ;
3° Offrir le maximum de bonheur aux enfants, en les élevant dans un milieu de beauté, de complète liberté et de spontanéité. »

Laissons les deux premiers points pour en arriver au troisième où, n’en déplaise à notre camarade, réside la « nouveauté ».

Un milieu de beauté, nous le voudrions certes tous. Il est bon cependant de le rappeler souvent à une société qui lésine sur tout ce qui peut être utile aux enfants. Mais lorsque M. Ferrière glorifie Mme Montessori comme un des pionniers de l’École Nouvelle, il considère, non seulement le matériel montessorien – si coûteux pour nos écoles primaires – mais surtout l’esprit.

Offrir un maximum de bonheur aux enfants, n’est-ce rien ? Et sont-ils bien nombreux les instituteurs qui veulent réellement cela ? Oui, on ne contrarie les élèves que le moins possible, lorsque leur intérêt futur est lui-même en jeu. Mais sommes-nous sûrs de ne pas nous tromper sur cet intérêt futur ? En tout cas, l’enfant souffre nécessairement d’une contrainte qu’il ne comprend pas. Nous ne lui donnons pas le maximum de bonheur que J.J. Rousseau définissait ainsi dans L’Émile : « Pourquoi voulez-vous ôter à ces petits innocents la jouissance d’un temps si court qui leur échappe, et d’un bien si précieux dont ils ne sauraient abuser ? Pourquoi voulez-vous remplir d’amertume et de douleur ces premiers ans si rapides, qui ne reviendront pas plus pour eux qu’ils ne peuvent revenir pour vous ? Aussitôt qu’ils peuvent sentir le plaisir d’être, faites qu’ils en jouissent, faites qu’à quelque heure que Dieu les appelle, ils ne meurent pas sans avoir goûté la vie. »

Réaliser un milieu de complète liberté et de spontanéité, voilà la grande originalité. « Est-ce là une trouvaille propre à la Montessori ? » demande A. Zanetta. D’autres, avant Mme Montessori, avaient vu le rôle que devait jouer la spontanéité dans une éducation bien comprise. Mais nul n’avait encore réalisé une liberté aussi complète dans une classe pourtant nombreuse. C’est en cela que Mme Montessori est considérée par M. Ferrière comme une des grandes réalisatrices des Écoles Nouvelles. La spontanéité découlant de la liberté apparaît en effet aujourd’hui comme le moyen le plus efficace d’éducation. Elle est le principe des écoles actives et, en général, de tous les systèmes nouveaux d’éducation.

Ceci est bien une question de « pédagogie » et non d’argent. Il nous serait possible de le réaliser même dans nos écoles pauvres. Nous ne nous illusionnons pas cependant. Car les écoles actives, telles qu’elles existent aujourd’hui, ne nous paraissent pas applicables à la totalité des écoles populaires. Elles attendent trop de l’éducateur, auquel il faudrait le feu sacré, une volonté et une patience à toute épreuve, ainsi qu’une connaissance très approfondie de l’enfant. Mais n’est-il pas nécessaire qu’on montre aux nombreux instituteurs qui considèrent leur mission comme un apostolat, qu’ils peuvent transformer leurs écoles pour le plus grand bien des élèves, et cela sans grande dépense. Il leur faut seulement un inépuisable amour de l’enfance !

Quels sont les effets de cette éducation ? Là aussi, il faut s’entendre.

1. Zanetta dit : « Je sais que les enfants sortis des « cases » montessori ne donnent dans les écoles primaires aucun rendement particulier ». Cela est tout naturel. On a développé l’enfant pour l’enfant et non pour l’homme qu’il sera plus tard. L’enfant qui nous arrive est encore un petit sauvage. Et en effet, il bavarde beaucoup, dites-vous. Mais l’école le prend dans son engrenage et bientôt il n’y paraîtra plus de l’éducation libérale qu’on lui avait donnée dans les « case ». Mais un M. Ferrière trouvera bon que l’enfant n’ait encore appris qu’à jouer, qu’à vivre ses jeunes ans. Il bavarde… spontanéité… les enfants doivent beaucoup parler… Il écrit mal… mais on ne lui a pas encore appris à écrire.

Il ne faudrait pas considérer cet enfant après quelques années d’éducation montessorienne. Il serait bon de le suivre jusqu’à 13, 14 ans. Et encore, à cet âge, il nous paraîtrait moins « fort » que l’élève que vous avez saturé de savoir. Il faudrait surtout voir l’homme qu’il deviendra, et si le bon sens et la personnalité développée chez lui ne seront pas plus profitables dans la vie, qu’un vaste fatras qu’on oublie souvent avant de réapprendre.

Que sont les maîtresses montessoriennes ? « J’en connais, dit A. Zanetta, qui n’ont aucune culture, ni pédagogique, ni générale ». Aiment-elles les enfants ? Si oui, je ne vois guère d’impossibilité capitale à ce qu’elles s’occupent des petits. Pestalozzi avouait, à un certain moment, n’avoir plus lu un livre depuis quarante ans. Elles n’ont aucun titre ! Pauvres titres !… Écoutons encore Pestalozzi qui fut pourtant un éducateur ; « Je ne sais ni calculer, ni écrire ; je ne comprends rien à la grammaire, aux mathématiques, à aucune science ; le dernier de mes élèves en sait plus que moi ; je ne suis que l’éveilleur de l’Institut d’Yverdon ».

Tout dépend de l’esprit. M. Ferrière trouve ces maîtresses admirables.

Cette critique de A. Zanetta n’est-elle pas un peu injuste ? Non, au point de vue « ancienne école » où notre camarde s’est placée. Je crois cependant que, sans être exempte de reproches, loin de là, la méthode Montessori constitue un progrès appréciable dans l’éducation. Retenons surtout qu’elle veut : « offrir le maximum de bonheur aux enfants en les élevant dans un milieu de beauté, de complète liberté et de spontanéité. »



2 – « Notes sur l’adaptation de notre enseignement », L’École émancipée, n°28, 5 avril 1925, C. Freinet

En 1925, Freinet est devenu un habitué des colonnes de L’École émancipée. Ses engagements politiques s’affirment (il voyage en URSS) et les bases de sa propre pédagogie sont posées (l’imprimerie, les sorties, la correspondance, etc.). Dans le texte « Notes sur l’adaptation de notre enseignement », dont la publication est étalée sur deux numéros, il évoque à nouveau la figure de Maria Montessori (nous avons mis le passage en gras dans le texte qui suit). Cette référence vise à appuyer la démonstration de Freinet, il semble, ici, intégrer la pédagogie Montessori à sa propre conception de l’éducation. Mais, paradoxalement, alors qu’il cite un extrait de Pédagogie scientifique, il récuse en même temps l’idée qu’il existe déjà une telle pédagogie élevée au rang de science…

La valeur d’un enseignement se mesure, non pas à la peine que s’est donnée l’éducateur ou à la qualité de matière qu’il a voulu enseigner à ses élèves, mais au profit physique, intellectuel et moral qu’en ont retiré ceux-ci et à la façon dont ils ont pu s’assimiler cet enseignement.

Pérorer devant des élèves distraits, les contraindre à des travaux dont ils ne sentent pas le besoin et comprennent encore moins le but, n’est jamais que fort peu profitable. Une telle méthode a, de plus, le grave inconvénient de tuer de bonne heure toute initiative et toute joie au travail.

La première qualité d’un enseignement est certainement d’être adapté aux élèves dont on a la charge.

On pourrait en effet comparer l’éducateur à un poste émetteur de T.S.F. dont l’enfant serait le récepteur. Tant que les deux appareils n’ont pas la même longueur d’onde, l’entente est impossible. Puis, à mesure qu’on se rapproche du point idéal, la compréhension au récepteur devient plus grande. Ce n’est d’abord qu’un brouhaha qui se précise pour être enfin un langage très clair.

Ainsi avec nos enfants. Si nous n’adaptons pas notre enseignement – car l’enfant ne peut tout de même pas adapter son intelligence et ses forces à nos prétentions -, ce ne sera qu’un flot de paroles qui parviendront presque indistinctes aux jeunes oreilles. Si nous comprenons mieux l’enfant, celui-ci nous « entendra » mieux. Mais seuls quelques pédagogues de génie arrivent pour l’instant à une compréhension presque parfaite.

 

La solution de ce problème de l’adaptation comporte deux phases.
L’idéal serait certes de développer suffisamment les éducateurs – psychologiquement et pédagogiquement – d’une part ; d’arriver à une connaissance scientifique parfaite de l’enfant, de façon que l’éducateur et l’éduqué, parlant enfin la même langue, se comprennent constamment.
Mais cela demande un concours de circonstances qui est bien loin d’être réalisé. De grands progrès seront encore nécessaires, notamment en psychologie. Il faudra qu’une sélection rigoureuse donne, à la masse des enfants, des éducateurs scientifiquement préparés.
L’étude des recherches qui prépare cet avenir ne manque pas d’intérêt. Mais nous nous cantonnerons pour l’instant dans cet autre problème qui est vraiment de notre domaine : comment pouvons-nous actuellement et avec nos ressources matérielles et intellectuelles bien modestes, adapter le plus possible notre enseignement.

II

Puisque nous n’avons pas de moyen scientifique suffisant pour connaître les enfants, il nous faut, provisoirement du moins, trouver une autre solution au problème de l’adaptation.
Est-il logique, en effet, de continuer à tâtonner, de remplacer empiriquement des méthodes par d’autres méthodes, en essayant à chaque fois de nous rapprocher un peu plus de l’éduqué ?
A l’aride enseignement d’il y a quelques décennies, on a substitué l’enseignement par des méthodes intuitives. On fait des leçons de choses, on a un matériel, un musée scolaire. Le progrès est-il si nettement marqué ? Tout au contraire, ne serait-ce que la dernière guerre et les mensonges, les duperies qu’elle a amenée, tout montre aujourd’hui que notre enseignement n’a eu encore qu’une faible influence. Est-ce étonnant ? L’adulte ne comprenait rien à l’esprit de l’enfant. On l’a autorisé à faire des gestes, à se servir d’objets divers. Grâce à cela, maîtres et élèves se comprennent à peu près comme un Français et un Anglais qui ne connaîtraient chacun que sa langue maternelle. Seulement, l’un d’eux est le « Maître » qui prétend dresser l’autre.
Cette pédagogie-là est cependant nettement un progrès, ne serait-ce que par le souci qu’elle a de comprendre l’enfant et de s’en faire comprendre. Elle est seulement beaucoup trop prétentieuse et despote. Prétentieuse de se croire capable de modeler une matière dont elle ignore à peu près complètement les réactions et la structure. Despote, parce que, malgré cette ignorance, elle procède comme si l’âme des enfants n’avait plus pour elle aucun secret.

***

C’est de cette ignorance dont il faut d’abord bien nous pénétrer. Nous nous dirons peut-être alors que nous agirions sagement en laissant les enfants se développer à leur guise et en nous contentant de leur présenter ce qu’ils désirent et de répondre à leurs questions. Et ce n’est pas là une si grande nouveauté pour notre école publique. Qu’est-ce que la concrétisation de notre enseignement, sinon un retour à la marche naturelle du développement de l’enfant ? Depuis notamment qu’on s’est rendu compte du puissant levier éducatif qu’est l’intérêt, n’a-t-on pas essayé, par mille moyens, de donner à l’enfant au moins l’illusion par instants qu’il travaille librement. Mais tout cela a été fait bien timidement, peut-être parce que la vraie technique a manqué, mais aussi parce que nous sommes orgueilleux et prétentieux et que, en conséquence, nous ne pouvons pas nous résoudre à devenir les simples serviteurs des enfants dont nous voulons rester les maîtres.

Il nous faut :

1°. Nous persuader que nous sommes au service de l’enfant, que nous devons l’aider à se développer et non le mater selon notre bon plaisir.

2°. Essayer de trouver une technique qui rende possible l’acquisition jugée aujourd’hui indispensable, tout en ne déformant pas l’enfant, en le faisant au contraire « se former » selon les lois encore en grande partie mystérieuses qui président à cette formation.

Comme la science pédagogique ne nous permet pas, pour l’instant, de « correspondre », même passablement avec l’enfant, il nous faut trouver une autre voie que le seul perfectionnement des méthodes objectives actuelles. Il nous faut diminuer le plus possible l’action extérieure de l’éducateur, en favorisant au maximum le développement intérieur de l’éduqué.

Mme Montessori écrit dans Pédagogie scientifique (Larousse, éditeur) : « La méthode objective aujourd’hui en usage, qui consiste à présenter un objet et à en relever tous les attributs, c’est-à-dire à le décrire, n’est qu’une variante sensorielle des méthodes mnémoniques habituelles ; au lieu de décrire un objet absent, on décrit un objet présent, au lieu que ce soit l’imagination qui travaille à sa reconstruction, les sens interviennent, ce qui fait qu’on se rappelle mieux les qualités de l’objet même… Les enfants, par la méthode des leçons objectives, restent toujours des êtres purement réceptifs ou, si l’on veut, des magasins que l’on suppose être placés là pour y déposer de nouveaux objets ».

Comme il est impossible, par cette méthode objective, d’arriver aujourd’hui à une bonne adaptation, nous tournerons la difficulté et nous nous contenterons d’aider au développement physique, intellectuel et moral de l’enfant, en lui présentant, en mettant à sa disposition les objets ou les livres nécessaires et en lui donnant une méthode de travail adéquate.

Autrement dit : nous avons beau perfectionner nos méthodes actuelles d’enseignement, nous sommes incapables d’arriver à une adaptation suffisante. Il fait voir si les résultats ne serait pas meilleurs par l’auto-éducation.
(A suivre)



3 – « Notes sur l’adaptation de notre enseignement (suite) », L’École émancipée, n°29 19 avril 1925 – C. Freinet

Dans le numéro suivant où l’article se prolonge, Freinet consacre un paragraphe entier à Montessori (là encore, nous le mettons en gras). Il commence par un éloge appuyé de la pédagogue italienne (« sa trouvaille géniale […] l’auto-éducation des enfants.»), avant de prendre progressivement ses distances, en particulier sur deux points : la prétention scientifique de la méthode et du matériel, la seconde, son caractère figé (« Car il n’y rien de plus dangereux qu’une méthode qui se fixe, qui se fige dans sa forme, et qu’un auteur qui tient pour intangible son système « breveté ». Ce danger devient visible lorsqu’on juge les efforts qu’a faits Mme Montessori pour étendre sa méthode à l’éducation dans les classes élémentaires. Si des idées heureuses y abondent encore, on y chercherait en vain le sens pratique qui caractérise la vraie méthode montessorienne. Et c’est seulement cette pratique que nous recherchons. »)

III – La méthode Montessori

« Un grand professeur italien de pédagogie m’avait dit : « Nouveau, la liberté ! Lisez Coménius, je vous prie, il en parle déjà ! », je lui dis : « Oui, beaucoup en parlent, mais il s’agit ici de liberté réalisée » Il ne semblait pas comprendre la différence : « Ne croyez-vous pas, ajoutai-je, qu’il y a une différence entre celui qui parle de millions et celui qui les possède ? » (Mme Montessori : Pédagogie scientifique, Tome II, Larousse éditeur).

La trouvaille géniale qui a illustré le nom de Mme Montessori est justement d’avoir rendu pratique, au moins dans une certaine mesure, l’auto-éducation des jeunes enfants.

Comment y est-elle parvenue ?

Persuadée que « nous ne devons pas nous poser le problème de l’éducation comme la recherche des moyens d’organiser la personnalité intérieure de l’enfant et d’en développer les caractères particuliers, mais uniquement comme le moyen de lui présenter l’aliment qui lui est nécessaire ». Mme Montessori a voulu placer ses élèves dans un milieu favorable à l’auto-éducation.

« Pour que les phénomènes physiques de croissance se manifestent, dit-elle, il faut en préparer l’ambiance d’une manière déterminée en y plaçant les moyens extérieurs directement nécessaires. »

Dans ce milieu, l’influence directe de l’institutrice est réduite au minimum.
« Chaque enfant s’occupe de l’objet choisi, le temps qu’il veut, et cette volonté correspond à la nécessité de la maturité intime de l’esprit, maturité qui demande un exercice constant, prolongé dans le temps. Aucun guide, aucun maître ne pourrait deviner l’exigence intime de chaque élève et le temps de maturation nécessaire à chacun ; mais c’est l’enfant lui-même qui nous les révèle dans la liberté. »
Il est certain que, dans ces conditions, l’éducation donnera de meilleurs résultats puisque l’un des dangers des pratiques actuelles : l’ignorance des besoins de l’enfant et le despotisme qui la masque, sont réduits au minimum chez les maîtresses.
Mais… Mais le matériel montessorien est-il suffisant pour l’auto-éducation ; le milieu éducatif ainsi créé est-il parfait ?

« Un long temps d’expérimentation est nécessaire, dit Mme Montessori, Il doit donc exister antérieurement une science ayant déjà fourni les moyens de l’auto-éducation. Celui qui parle aujourd’hui de liberté dans l’école doit, en même temps, exposer des objets, pour ainsi dire un appareil scientifique apte à la rendre possible. »
Mme Montessori se flatte, d’une façon parfois bien immodeste, d’avoir établi scientifiquement son matériel, d’avoir découvert cet « appareil scientifique » nécessaire et suffisant à une bonne éducation. Nous pensons qu’elle exagère. Son matériel est un énorme progrès, surtout celui qu’elle destine aux écoles maternelles. On aurait tort cependant de le considérer comme définitif. Car il n’y rien de plus dangereux qu’une méthode qui se fixe, qui se fige dans sa forme, et qu’un auteur qui tient pour intangible son système « breveté ». Ce danger devient visible lorsqu’on juge les efforts qu’a faits Mme Montessori pour étendre sa méthode à l’éducation dans les classes élémentaires. Si des idées heureuses y abondent encore, on y chercherait en vain le sens pratique qui caractérise la vraie méthode montessorienne. Et c’est seulement cette pratique que nous recherchons.

IV Le mouvement Decroly

Ce que Mme Montessori a fait pour les écoles maternelles, le Dr Decroly a tenté de le réaliser dans les écoles primaires. Il lui a fallu, pour cela, tenir compte des conditions dans lesquelles végètent les écoles actuelles : classes nombreuses, locaux et matériel inadaptés, pauvreté des élèves et des écoles elles-mêmes, exigences des parents et des autorités, examens. Et tout cela rend le problème de l’adaptation – et plus spécialement de l’auto-éducation – singulièrement ardu.
L’intérêt seul est créateur et vraiment éducatif. Aussi le Dr Decroly s’est-il surtout attaché à instituer une technique qui suscite chez les élèves un intérêt maximum.
Et le succès de cette méthode est dû, moins au programme des centres d’intérêt selon lesquels se groupent les divers enseignements, qu’à la confiance nouvelle faite à l’initiative des élèves, à leur soif de connaître en agissant. Eux-mêmes apportent ou entretiennent à l’école une partie du matériel d’enseignement. L’école est davantage leur école. Et plus elle est leur école, plus l’enseignement a de chances d’être adapté à leur esprit et à leur milieu.
C’est notamment chez une des disciples du Dr Decroly, Mlle Descamps, que nous trouverons un exemple des possibilités d’adaptation que présente, pour notre enseignement primaire, la méthode Decroly. J. Deschamps vient de publier chez Lamertin, à Bruxelles, un livre : L’Auto-éducation à l’Ecole, appliquée au programme du Dr Decroly, qui, outre une partie théorique et critique fort intéressante, contient le résultat d’une pratique originale.
Délaissant la question d’adaptation générale à toute une classe, question fort bien traitée d’autre part par le Dr Decroly dont Mlle Deschamps suit les centres d’intérêt, l’auteur s’est appliquée davantage à préciser la pratique elle-même de l’enseignement. Ce faisant, elle a plus spécialement en vue le développement individuel de chacun de ses élèves – préoccupation définitive de tout éducateur.
Frappée par l’énorme différence d’aptitudes des enfants d’une classe, elle croit bon de diminuer au maximum les leçons collectives pour laisser une large part à l’auto-éducation individuelle. Elle se sert pour cela d’un système de fiches préparées à l’avance et soigneusement graduées sur lesquelles sont marquées les opérations à faire, les calculs à effectuer, les phrases ou les dessins demandés. Les élèves peuvent ainsi marcher chacun à son pas. C’est l’école sur mesure.
Le procédé est certainement à retenir. Il serait sûrement appliqué avec beaucoup de succès dans nos classes à plusieurs cours. Il permettrait aux élèves d’occuper utilement les longs moments qu’ils passent à attendre que les camarades aient achevé le devoir ou que le maître ait terminé la lecture au cours voisin.
Mais l’individualisation ne doit pas non plus être excessive. Il y a une éducation en commun qui est largement profitable quand elle est active et libre. Il faut en établir la technique.

***

Une méthode d’éducation qui nous vient d’Amérique s’apparente beaucoup à la technique de Mlle Deschamps. C’est le Dalton plan.
On établit le programme d’une période de travail assez longue : un mois, par exemple. Les élèves doivent, durant ce temps, faire tous les travaux ordonnés. Mais ils sont libres de procéder dans l’ordre qui leur convient. Ils peuvent aussi s’aider de livres et de renseignements divers. Cette méthode semble surtout applicable à un degré plus élevé que notre enseignement primaire. Il faut du moins en retenir l’esprit : distribution ou proposition de devoirs qui seront traités, non pas en un soir ou deux, mais seulement après une certaine période de documentation et de recherches.

Conclusion

Des idées nouvelles – ou soi-disant telles -, d’autres peuvent nous les apporter. Un Dr Ferrière, par exemple, peut nous exposer la valeur éducative de la liberté et de la spontanéité ; d’autres nous prôneront le Travail Manuel ou même L’Ecole du Travail.
Mais c’est à nous, en définitive, qu’incombe le travail principal sans lequel les plus belles paroles resteraient toujours de vaines paroles. C’est nous qui devons rechercher les techniques, les pratiques qui, avec un effort sensiblement semblable à celui fourni par les maîtres, sont susceptibles d’aiguiller l’enseignement et l’éducation en général dans la voie que nous jugeons bonne : celle qui est marquée par la liberté, la spontanéité et le travail social. Et cela à l’Ecole Primaire, c’est-à-dire dans nos classes qui seront toujours relativement nombreuses, dans des locaux pas toujours idéaux, où le matériel est rare et les ressources faibles ; à l’école primaire des villes et aussi à celle des campagnes où l’enseignement a tant besoin de trouver une formule et une forme qui le marient intimement au milieu et au mode de vie.
La méthode Decroly est, à mon avis, un pas énorme dans cette voie. Les coopératives scolaires, dont M. Profit a été l’initiateur, sont appelées, je crois, à un avenir bien plus grand encore, surtout si, à cette occasion, on sait modifier dans une certaine mesure le sens de l’éducation : en profondeur et non en surface.
Il serait intéressant de connaître ici les résultats obtenus dans certaines écoles, mais cela par la plume de quelque camarade ayant mis la main à la pâte. Car nous n’en avons trop souvent que des échos officiels. Allons, les camarades de la circonscription de St-Jean d’Angély !

Ce n’est pas la matière elle-même qui a le plus d’importance : c’est la façon dont elle sert au développement des élèves. Des textes de bonnes leçons, oui, c’est beaucoup. Mais savoir comment mener de front plusieurs divisions, faire avancer les surnormaux, ne pas décourager les retardés, vivre et faire vivre l’école dans le milieu, c’est la tâche la plus difficile et la plus importante, celle qu’on néglige sans cesse et à laquelle les journaux pédagogiques sont loin de s’attacher comme il le faudrait. Nous aurions besoin que nos meilleurs éducateurs nous disent, non pas seulement comment ils préparent ou exposent telle ou telle leçon, mais aussi – mais surtout, dirais-je – comment ils se conduisent tout au long de leur jour de classe.
Quels sont les procédés, les inventions qui vous paraissent faciliter l’adaptation de l’enseignement : adaptation au milieu et surtout adaptation à la tournure particulière de l’esprit de chaque élève ? Quels sont même vos « trucs », vos « ficelles » ? D’une vaste enquête par l’utilisation beaucoup plus intense de la rubrique « Chacun sa pierre » pourrait sortir, j’en suis convaincu, un ensemble qui serait une aide précieuse à tous les jeunes éducateurs.



4- « Mes impressions de pédagogue en Russie soviétique, le travail et la vie à l’école russe, II. les méthodes », L’École émancipée, n° 17, 17 janvier 1926, C. Freinet

Tout au long de l’année scolaire 1925-1926, Célestin Freinet rend compte de son voyage en Russie sous le titre « Mes impressions de pédagogue en Russie soviétique » (12 textes). Il y oppose en particulier la pédagogie russe et la pédagogie bourgeoise. Ce voyage marque une étape dans sa volonté d’instaurer une pédagogie sociale et révolutionnaire… très loin du projet de Maria Montessori. S’il comprend les réticences des soviétiques face à la pédagogie Montessori, il s’en étonne, constate que le matériel Montessori est utilisé dans les Jardins d’enfants et défend les avancées de la pédagogue. Mais il commence aussi à s’interroger sur le rapport entre le jeu et le travail et pense que ce dernier doit être au cœur de ses pratiques. Et, pour la première fois, il évoque publiquement les positionnements religieux de Montessori comme un obstacle à leur appropriation par les éducateurs prolétariens.

II. Les Méthodes

L’influence prépondérante du milieu et de la vie nouvelle est indéniable. Mais quelles sont les méthodes et les techniques – originales ou transposées – qui rendent effectives la vie et la pénétration du travail à l’école russe ?

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Dans les jardins d’enfants. – On nous a affirmé que le travail et non le jeu est à la base d l’éducation dans les jardins d’enfants. Nous n’avons malheureusement pas su constater par nous-mêmes comment a bien pu se manifester cette évolution. Il est vrai que, à ce tout jeune âge, le travail et le jeu sont si intimement mêlés ! Les jeux notamment imaginés par Mme Montessori sont effectivement un travail pour les enfants en ce sens qu’ils exigent une activité multiple – manuelle et intellectuelle – et qu’ils éduquent tout en amusant. Mais ces jeux ont trop souvent un caractère fictif ; le but – utile – n’en apparaît que rarement. Les russes veulent que, dès cet âge , on donne comme fin à l’activité scolaire un travail réellement utile. Il serait curieux d’étudier à fond la réalisation de cette tendance : à mon grand regret je ne puis le faire. Mais c’est certainement parce que la méthode Montessori synthétise cette éducation dans une sorte de serre chaude, quel est l’objet, dans le monde pédagogique russe, d’une impopularité notoire. L’esprit à tendance religieuse de la méthode Montessori contribue sans doute aussi à cette désaffection étonnante, qui fait parfois méconnaître la valeur pédagogique des « découvertes » de Mme Montessori.

Comment les pédagogues russes obtiennent-ils , dans les jardins d’enfants, l’adaptation de ce premier enseignement et la pénétration du milieu et de la vie ambiante ?

Tout en employant du matériel montessorien ou froebélien, on tâche de rendre le travail vivant et productif.

On laisse les enfants s’exprimer librement par le dessin – on dessine énormément à l’école russe – par le modelage et les travaux manuels en général, par la musique et le théâtre. Travaux manuels en commun, musique et théâtre ont de plus cet immense avantage de préparer de bonne heure à la vie et au travail collectif.
Il existe aussi , dans tous les jardins d’enfants, le coin de la nature, où les enfants examinent , soignent, font vivre et prospérer, animaux et plantes. Et nous avons pu nous rendre compte par nous-mêmes de l’intérêt qu’ils y prennent.

En dehors de l’école, les enfants sont mêlés de très bonne heure à la vie publique. Ils participent aux fêtes, aux manifestations de masses. Tout cela contribue nécessairement à une formation non pas abstraite, mais actuelle et humaine.

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Au premier degré.- C’est certainement ce premier degré qui est le plus directement intéressant pour nous, instituteurs primaires.
Mais ce premier degré est si différent de notre école primaire ! La période de 5-6 ans à huit ans, qui est si délicate pour nous, n’a aucun équivalent parce que le premier degré en Russie ne commence qu’à huit ans. Avant cet âge, les enfants sont, soit dans les garderies, soit dans les jardins d’enfants. Mais ceux-ci sont encore peu nombreux et nombre d’enfants ne mettent qu’à huit ans le pied dans une école.
Cela nous paraît, à premier abord énormément tard, huit ans ! Nous avons demandé pourquoi cet âge n’a pas été devancé. On nous a donné quelques raisons superficielles : « cela a toujours été ainsi en Russie ; les maisons y sont parfois très éloignées de l’école ; il fait horriblement froid ».
Mais la raison profonde c’est que la pédagogie russe ne se soucie pas de donner des connaissances du premier degré à un enfant de 7 ans. Même lorsque la société se sera définitivement améliorée, on créera des jardins d’enfants pour les petits de 3 à 8 ans, mais on n’enverra pas ceux-ci au premier degré.
Ne crions pas trop vite notre supériorité, nous qui pouvons mettre en parallèle des jeunes prodiges qui, à six ans lisent un texte et le copient sans trop faire de fautes. Nous sommes au pays où une belle phrase, une parole éloquente sont prisées beaucoup plus qu’un travail d’ouvrier consciencieux. Il nous faut nous hâter, nous hâter sans cesse ; il faut que nos enfants sachent lire alors qu’ils ne savent pas encore parler ; qu’ils écrivent lorsqu’ils n’en ont encore nul désir. A l’âge où le petit Russe entre à l’école du premier degré, nous apprenons déjà à nos élèves l’histoire, la géographie, des mots, des mots. Il faut nous hâter de leur apprendre à lire, de leur enseigner l’orthographe et les quatre opérations, tout juste assez pour que le jeune exploité sache lire un quotidien, s’abrutir sur un roman populaire et compter sa paye. Mais il faut nous hâter, car, à treize ans, parfois bien plus tôt encore, l’enfant nous quitte, et nous ne le reverrons jamais.
Les Russes sont moins pressés. Et si nous pensons que l’éducation a besoin de calme et de douce patience, nous verrons vite laquelle des deux pédagogies est dans la bonne voie : la nôtre qui nous contraint à pousser sans cesse l’enfant, à le bousculer, à le gaver pour les mauvais jours ; la Russie qui fait tranquillement son chemin.
Car c’est une impression réconfortante : les pédagogues russes n’ont pas l’air pressés.
Si nous essayons, nous, de concrétiser du calcul, on nous dira: « temps perdu ! faîtes des opérations ! » Des promenades, il n’en faut pas de trop ; si vous n’en faîtes pas du tout, directeur et inspecteur n’en sont que plus contents. Du dessin, du beau et vif dessin libre, c’est de l’amusement ; faîtes du dessin à vue et du croquis coté ! Les futurs prolétaires n’ont pas besoin de savoir apprécier ni de produire une beauté sortie de leur esprit. La bourgeoisie leur dira ce qu’est la beauté !
Les Russes vont lentement. Ils savent que, si, même provisoirement l’enfant doit quitter l’école à treize ou quatorze ans, tout n’est pas fini. Le jeune travailleur trouvera des clubs avec des livres et des journaux, des réunions vivantes où son esprit s’aiguisera, des musées où il pourra juger librement la saine beauté. Et si un jour il sent le besoin de s’instruire intensément, il pourra encore après son travail, s’en aller étudier dans ces merveilleuses institutions que sont les rabfacs (facultés ouvrières).
Tous ceux qui comprennent quelle tyrannie est pour nous la hâte excessive des programmes, apprécieront la paisible et confiante éducation russe.
(A suivre )



5 – Note de lecture : Le congrès de Locarno (suite), (Pour l’ère nouvelle, novembre 1927), L’École émancipée, n° 19, 29 janvier 1928, C. FREINET.

Dans cet article – une recension de la revue Pour l’Ère nouvelle – Freinet évoque une controverse autour de la pédagogie Montessori. Il souligne la pertinence d’une critique fondamentale adressée à la méthode italienne : celle de ne pas s’intéresser au milieu social dans lequel évolue l’enfant. Une critique qui est mise en valeur aussi par les propos d’une “disciple” (le choix du mot n’est pas neutre) de Montessori qui affirme que seul l’enfant – et non le système éducatif ou la pédagogie – est digne d’intérêt. Le reste de l’article revient sur une dénonciation du caractère “de classe” de l’éducation nouvelle et de sa revue qui se refuse à saluer l’œuvre pédagogique révolutionnaire en Russie.

Ce numéro est aussi riche que le précédent en enseignements divers que nous ne pourrons malheureusement que résumer.

Une première partie traite de : La libération de l’enfant par la psychologie, les méthodes, les écoles expérimentales, la coéducation, l’art et l’histoire. (Compte rendu du travail dans les groupes d’étude).
Liberté et psychanalyse, hygiène mentale, enfants difficiles, travail des maîtres, etc. y sont rapidement étudiés.

À propos de la méthode Montessori, une disciple cite cette opinion de la pédagogie [sic] italienne : « Ni l’éducation, ni la méthode, ni le système éducatif ne devraient nous préoccuper beaucoup mais l’enfant. » Plus loin, Mme Philippe Van Reesema fait à la méthode Montessori cette juste critique :

« Le matériel Montessori est basé sur la psychologie ancienne qui cherchait à développer les facultés au moyen d’un matériel fixe. Or, la psychologie moderne, qui commence à entrevoir la complexité de l’âme humaine et l’unité de la personnalité, nous apprend que l’enfant ne part pas de l’analyse, mais du global ; il globalise. Elle nous enseigne aussi à ne pas négliger le moment de l’éclosion des facultés, moment qui ne se reproduira peut-être pas si on le laisse échapper. Commencez donc à apprendre au petit, dès l’école enfantine, à vivre dans son milieu, à s’adapter à la société. »

P. Petersen parle des écoles d’Iéna où a été organisé un actif travail par groupes. Dans chaque groupe se trouvent des enfants d’âge et de force différents et ce système se montre bien supérieur au système des classes homogènes. « L’observation, dit-on aussi, montre que les enfants forment des groupes de cinq à six au maximum, mais préfèrent les plus petits groupes de deux ou trois ». Et encore cette constatation assez inattendue qui nous prouve combien sont provisoires les données actuelles de la pédagogie enfantine : « On a découvert que la production en travail d’un enfant ne décroît pas vers midi, comme on le croyait jusqu’ici ». Une observation à peu près semblable a d’ailleurs été faite dans les écoles de Vienne dont nous parlerons sous peu.

Un deuxième chapitre rend compte des travaux communiqués sur les écoles publiques rénovées. C’est cette partie qui nous intéresserait plus particulièrement ; elle n’est malheureusement pas très riche : quelques mots sur les communautés scolaires de Hambourg, une page sur l’éducation publique autrichienne, étude de l’éducation dans quelques pays tout à fait secondaires, et enfin deux bons articles sur la nouvelle éducation en Russie, articles qui seront lus avec profil et… étonnement par les abonnés de Pour l’Ère Nouvelle.

Comment, se diront-ils, depuis dix ans se développe là-bas une expérience aussi impressionnante · de rénovation scolaire, une expérience qui dépasse de beaucoup tout ce qui a pu se faire dans le monde en ce début de siècle pour améliorer l’éducation populaire et la Ligue pour l’Éducation Nouvelle, la revue Pour l’Ère Nouvelle ne nous en ont rien dit ?

– Pardon, s’excusera M. Ferrière : il y a eu deux articles de Delaunay !

Quelle que soit la documentation de ce camarade, ce qu’il a dit de l’éducation russe est ridiculement insuffisant. On s’en rendra compte en lisant les articles publiés maintenant. Pour l’Ère Nouvelle, a consacré de longues pages à des expériences diverses, de portée très secondaire ; elle n’a pas osé parler comme il convenait de la nouvelle éducation russe.

Les documents certains manquaient, dira encore M. Ferrière.

Les documents qui parviennent d’Amérique du Sud, fournis par des correspondants plus ou moins occasionnels, et même, tout près de nous cette chronique française de Mlle Maucourant (n° d’octobre), si manifestement exagérée, sont-ils plus certains, plus scientifiquement sûrs ?

À notre retour de Russie en 1925, on a raillé notre enthousiasme ; on a cru parfois devoir défendre la « vérité » contre ceux qui sans s’arrêter aux imperfections inévitables – et que nul ne cachait – montraient l’éducation russe sous un jour éblouissant. À la Ligue Internationale pour l’E.N. notamment, on a manifestement suspecté tous ceux qui s’enthousiasmaient pour la Russie.

Maintenant que les revues les plus diverses parlent de l’éducation russe, maintenant que les voyageurs les plus sceptiques, de retour de Russie, sont obligés de reconnaître l’effort honnête et considérable qui se fait là-bas en faveur de l’éducation populaire, la revue Pour l’Ère Nouvelle publie elle aussi des documents.

Si nous nous réjouissons pleinement de cette publication, nous tenons à montrer aussi qu’en cette occasion Pour l’Ère Nouvelle n’a pas du tout été à l’avant-garde. Elle se devait de publier, il y a deux ou trois ans au moins de nombreux articles semblables. Elle le pouvait sans doute. Pourquoi ne l’a-t-elle pas fait ?

Jusqu’à preuve du contraire nous croyons qu’une telle expérience aurait certainement fait l’objet de quelque copieux numéro spécial de la revue, si cette rénovation scolaire avait été le fait d’un gouvernement « démocratique ». Mais la bonne ligue « bourgeoise » dont la revue, Pour l’Ère Nouvelle, représente l’esprit, n’a pas voulu se commettre avec les contempteurs du premier gouvernement prolétarien.
Impartialité, informations à caractère scientifique, justice, vérité, tous ces mots que la Ligue internationale pour l’E.N. brandit comme un flambeau, ne s’appliqueraient-ils pas aux réalisations prolétariennes ?

Ces deux articles sur l’école russe ne peuvent pas se résumer : ils méritent d’être lus.

Nous n’en citerons aujourd’hui que quelques passages essentiels :

« La collaboration entre l’école d’État et les cercles pédagogiques russes à tendances libérales est faussement interprétée à l’étranger comme quelque chose de forcé et qui ne serait pas en harmonie avec la conscience de ces pédagogues. En vérité, il n’en est pas ainsi : tous ceux qui ont pu se renseigner de visu sur l’état de la nouvelle école russe peuvent au contraire constater que l’instituteur russe s’identifie en général avec les nouvelles tendances de l’éducation et de l’enseignement, quelles que soient ses opinions politiques personnelles. »

L’enchaînement qui unit la nature, le travail humain et la vie sociale, a trouvé son empreinte dans le nouveau programme scolaire russe. Partout le centre de l’intérêt est fixé sur les relations mutuelles entre les phénomènes, au lieu d’être dirigés vers leur côté purement statique. C’est ainsi que l’école russe exprime, à sa manière, l’idée dirigeante de la Russe actuelle elle-même. »

Le deuxième article est extrait du récit d’une visite faite en 1925 par Miss Lucy Walson. Elle dit :

« Je crois qu’il est juste de reconnaître que la Russie actuelle s’intéresse sincèrement à l’éducation… Aucun peuple ne porte aujourd’hui plus d’attention aux questions d’éducation que les Russes. »

Nous reviendrons d’ailleurs sur ces témoignages dans un prochain article.

Il nous reste encore à analyser la Chronique du Congrès par M. Ferrière lui-même, analyse qui nous permettra de mieux situer encore les positions réciproques.
On nous a reproché parfois de louer tour à tour et de critiquer sans pitié M. Ferrière. C’est bien cela : nous louons, en la revue Pour L’Ère nouvelle la mine de renseignements précieuse pour l’éducation nouvelle : nous louons en M. Ferrière le pédagogue qui a tant fait pour la rénovation scolaire. Mais nous avons à cœur, dans l’École émancipée, de formuler les réserves qui, de notre point de vue de « classe » sont susceptibles d’éclairer nos camarades et de les aider à juger sainement.

Et à ces camarades, munis du sens critique prolétarien, je recommande la lecture de la revue Pour l’Ère Nouvelle. (Abonnement annuel : 5 fr. Librairie Crémieu, 11,
rue de Cluny, Paris). Les comptes rendus du Congrès de Locarno réunis en brochure sont en vente à la même librairie (15 fr.).



6 – « La vraie figure de la Montessori », L’École émancipée, n° 7, 9 novembre 1930, C. FREINET C. et K. STORM.

Sept ans après son premier texte prenant la défense de Maria Montessori, deux ans après la dernière référence à ses travaux, ce texte à quatre mains (rédigé avec K. Storm) est une charge extrêmement virulente contre celle qui est à présent nommée “la Montessori” (on trouvera également “la Maria”, formulation populaire et familière qui entend mettre sur le même pied l’instituteur rural et la doctoresse mondialement connue et qui exprime aussi un certain dédain).
Les critiques sont nombreuses et formulées de manière brutale : coût du matériel, soutien au régime fasciste de Mussolini, engagement catholique, etc.
Pour illustrer leurs propos, les deux auteurs partent de la publication en Angleterre d’un ouvrage intitulé L’Enfant dans l’église (essai d’éducation religieuse des enfants et de formation du caractère) et en cite de larges extraits. Ils dénoncent une opération d’endoctrinement, finalement contraire aux principes mêmes de respect de l’enfant édictés par la pédagogue.

L’article s’achève par un rappel de ce que le mouvement d’éducation nouvelle doit à Montessori tout en condamnant fermement l’impasse politique et pédagogique dans laquelle elle se retrouve à présent :

« Est-ce à dire que nous devions négliger tout ce que la Montessori a apporté à la pédagogie ?

Elle a, une des premières, fait passer sur le terrain de la pratique, la nécessité de réaliser enfin une école à la mesure de l’enfant, avec l’enfant comme centre et but, par des techniques permettant aux personnalités de s’élever et de s’affirmer.

Nous avons voulu montrer seulement le danger qu’il y a aujourd’hui à suivre Mme Montessori et ses admirateurs. Quel que soit l’apport pédagogique de sa méthode, l’éducatrice italienne, intégrée au fascisme, asservie à l’Église ne peut pas servir l’éducation du peuple. Ce sont là des considérations dont nous devrons toujours tenir compte quand nous essaierons de tirer du montessorisme ce qui peut être utile à l’École prolétarienne. »

On s’est étonné parfois de ce qu’il existe une sorte de prévention, dans les milieux prolétariens, contre l’œuvre de Mme Montessori.

Le fait que le matériel nécessaire à l’application de la méthode est, par son prix élevé même, réservé à quelques écoles privilégiées explique en partie cette prévention.

Celle-ci s’accroît lorsqu’on voit Mme Montessori mettre son orgueil de reine au service du fascisme italien. Que sera-ce lorsqu’on saura comment Mme Montessori, fervente catholique, a essayé d’adapter sa pédagogie, son matériel, sa méthode à l’œuvre de bourrage et d’oppression que poursuit en tous temps l’Église.

Un livre récemment paru en Angleterre va ouvrir définitivement les yeux des camarades. C’est : L’Enfant dans l’église (essai d’éducation religieuse des enfants et de formation du caractère) par Maria Montessori (Edité par Mortimar Standing London).
Ne suffirait-il pas de dire que l’ouvrage s’ouvre sur une belle photographie avec dédicace et autographe de S. S. Le Pape pour être fixé sur la matière et l’esprit du livre ? Voici pourtant.
Une remarque d’abord : le livre n’est pas franchement l’œuvre de Mme Montessori. Il comprend notamment trois parties :

1e Des articles qui ne sont pas de Mme Montessori, mais qui, écrits par un maniaque de l’éducation religieuse ne font qu’ajouter une fade phraséologie aux découvertes montessoriennes.

2e Des conversations directes de l’éditeur avec Maria Montessori, nous ouvrant des aperçus nouveaux sur la pensée de l’éducatrice.
3e Et enfin des articles et des extraits d’articles de Mme Montessori elle-même.

***

Nous n’insisterons pas sur les commentaires qu’un sectaire peut apporter à la méthode Montessori, quoique le fait d’associer si intimement son nom à celui de cet éditeur témoigne au moins d’une grande sympathie pour ses idées personnelles. Mais les conversations avec Mme Montessori et les pensées de l’illustre pédagogue sont suffisamment révélatrices. Nous nous abstiendrons d’ailleurs le plus possible de commentaires, nous contentant de mettre sous les yeux de nos camarades les documents eux-mêmes, dans toute leur originalité.

« Ces notes sur nos expériences concernant l’éducation religieuse, dit Mme Montessori, sont seulement un essai, mais elles montrent déjà la possibilité pratique d’introduire la religion dans la vie d’un enfant comme une source riche de joie et de grandeur…
L’enfant de quatre ans n’est pas insensible à la différence qu’il y a entre l’eau sainte du bénitier dans lequel il met sa petite main avant de faire le signe de la croix, et l’eau de la cuvette dans laquelle il se lave les mains dans le chambre voisine. L’appréciation de cette différence entre des objets pourtant identiques est justement un réel travail intellectuel qui permet à l’enfant de comprendre qu’il est le fils de Dieu accueilli avec amour dans la maison du Père Céleste, alors qu’il avait été jusqu’à ce jour considéré comme incapable de s’élever à cette divine conception…»

Ainsi, constate avec satisfaction Mme Montessori, il ne suffit pas de laisser à l’église le soin exclusif d’endoctriner les enfants. Il faut disposer, dans chaque école, d’une «Chambre Sainte» réservée à l’éducation religieuse. Et alors, le problème devient, dans l’esprit de Mme Montessori un problème scolaire, que l’éducatrice va résoudre en y adaptant son génial matériel breveté.
« Tout, dans cette «chambre sainte» devrait être en rapport avec la vie spirituelle de l’enfant et le résultat devrait être que l’âme de l’enfant et toutes les activités soient concentrées autour de la vie et de la personnalité de Notre Seigneur.»

Le travail dans cette chambre comporterait naturellement : l’histoire biblique, l’étude des doctrines, l’histoire de L’Église et de la vie des saints et même… la messe sainte.
« Les murs de cette salle porteront en inscriptions des textes sacrés et des prières, je voudrais que les dix commandements fussent gravés sur une pierre à hauteur des enfants, à côté d’une statue de Moïse, derrière un candélabre avec les sept bougies…

«Les enfants y porteront une blouse blanche comme l’enfant Jésus… et on pourra, sur l’épaule, broder une croix symbolisant l’obligation pour chacun de supporter sa part de misère…»

***
Mais encore faut-il faire profiter cette éducation religieuse des découvertes pédagogiques montessoriennes.

« Avant, quand l’instruction se limitait à raconter à l’enfant les faits de l’histoire sacrée et à lui faire apprendre par cœur les vérités de la doctrine chrétienne par les réponses du catéchisme, nous étions en train d’éloigner les enfants de l’Église, si j’ose m’exprimer ainsi…»

Et voici quelques-uns des procédés que la Montessori recommande à l’Église pour perfectionner ses procédés de bourrage :

– «Les enfants pourront employer la «chaîne de mille» comme chaîne d’année, et en en déduisant les 33 ans de la vie de Notre Seigneur, ils seront capables – en marquant les siècles avec des cartons numérotés – d’avoir une idée claire de la durée de l’Histoire de l’Église comparativement à la courte durée des sectes hérétiques. »

Merveille du matériel montessorien qui donne à tous les jeunes enfants cette notion si abstraite du temps que que notre école laïque peine à enseigner à ses élèves de 12 ans !

– On sait que Mme M. préconise l’emploi de « bande de lecture » sur lesquelles l’enfant lit des commandements qu’il doit exécuter, réalisant ainsi dans son esprit la valeur et le sens véritable de la lecture et de l’écriture, instruments de communication de la pensée. Et voici une adaptation certes originale de ces bandes de lecture à la « chapelle d’enfants» :

– « Va à la statue de la Madone et baise le petit Jésus… »

– « Va au crucifix, agenouille-toi, raconte à Jésus comment tu es triste de l’avoir offensé par tes péchés, et dis-lui que tu essaieras toujours d’être plus sage… »

– «Va au prie-dieu, et dis un Notre Père pour le Pape… » etc.

Voici même quelques «révélations» sur la façon d’amener une leçon avec un autel modèle.
« Une des écoles montessoriennes les plus réputées est celle que dirigent les Sœurs de Notre-Dame-de Namur à Glasgow, institution qui est devenue comme une sorte de mecque pour tous ceux qui s’intéressent à l’éducation en Écosse.
Les sœurs chargées des classes montessoriennes ont basé les grandes lignes de l’instruction religieuse sur l’expérience même de Mme M. à Barcelone.»

Voici quelques passages de la « technique scolaire ordinaire » utilisée par une institution non religieuse travaillant avec des enfants de huit ans.
Directrice – Ce matin, le prêtre porte des vêtements blancs parce que c’est l’octave de l’Épiphanie. Qu’est-ce que cela veut dire ?
Mary – Cela veut dire le huitième jour après…
Directrice – Quels autres jours s’habille-t-il aussi de blanc ?
Kathleen – Aux fêtes de N.-S. et de N.-D.
Joye -– Des Saints qui ne sont pas martyrs…»
Arrêtons-là. Et convenons que si la méthode Montessori mène à ce bourrage, c’est là une drôle de libération.

Chose incroyable !
Mme M… qui recommandait de laisser vivre librement les enfants, de les laisser s’occuper à leur gré, avec un matériel conçu et créé pour eux : Mme M… qui recommandait à ses jardinières de s’effacer, de se taire, se contentant d’examiner, d’étudier leurs élèves et de les aider, le cas échéant : elle qui semblait n’assigner d’autre but à l’éducation que l’épanouissement des jeunes enfants, déclare maintenant avoir un autre but supra naturel.
Nous croyions qu’elle voulait placer les enfants au centre même de la vie, et écarter d’eux à tout jamais les abstraites constructions adultes qui les surprennent, les éblouissent, les empêchent de se réaliser et entravent constamment ces merveilleuses « explosions montessoriennes ». Et, sous prétexte de « formation religieuse », elle les soumet paradoxalement à l’une des plus formidables et des plus dangereuses suggestions que puissent manier des éducateurs. »

Est-ce à dire que nous devions négliger tout ce que la Montessori a apporté à la pédagogie ?

Elle a, une des premières, fait passer sur le terrain de la pratique, la nécessité de réaliser enfin une école à la mesure de l’enfant, avec l’enfant comme centre et but, par des techniques permettant aux personnalités de s’élever et de s’affirmer.

Nous avons voulu montrer seulement le danger qu’il y a aujourd’hui à suivre Mme Montessori et ses admirateurs. Quel que soit l’apport pédagogique de sa méthode, l’éducatrice italienne, intégrée au fascisme, asservie à l’Église ne peut pas servir l’éducation du peuple. Ce sont là des considérations dont nous devrons toujours tenir compte quand nous essaierons de tirer du montessorisme ce qui peut être utile à l’École prolétarienne. »



7 – « Un congrès aristocratique. La nouvelle éducation », L’École Émancipée, n°28 du 12 avril 1931, Célestin Freinet

Avec ce texte, c’est la dernière fois que Freinet s’exprime dans les colonnes de la revue syndicale sur Maria Montessori. Un texte bref, incisif, un “coup de gueule”, probablement porté par une très grande déception… Maria Montessori convie en effet tous les congressistes de l’Éducation nouvelle, réunis à Paris pour le 10e anniversaire du mouvement, à un gala organisé par l’ambassadeur d’Italie, représentant officiel du régime fasciste. Pour Freinet, ce congrès marqué par une ambiance de plus en plus bourgeoise, dans ses finalités comme dans son public, se retrouve définitivement du côté des oppresseurs… ceux qui, deux ans plus tard exigeront sa tête et le pousseront à sa démission.

Nous avons plusieurs fois déjà dénoncé La Nouvelle Éducation comme une association essentiellement bourgeoise, dont nous ne devons pas attendre grand appui pour l’éducation populaire.

L’évolution a été décisive au cours de ces dernières années. Les expériences du travail libre par groupes de R. Cousinet n’occupent plus dans la revue qu’une place accidentelle et restreinte. La Nouvelle Éducation s’oriente franchement vers l’éducation des enfants bourgeois et la préparation pédagogique des mères bourgeoises qui ont quelque rejeton à choyer : conseils excellents pour ceux qui peuvent les suivre, réunions de mères, organisation d’écoles nouvelles richement payantes, livres au prix inabordable, etc… Tout cela ne manque pas d’intérêt, mais l’éternelle question nous harcèle ! Et les petits pauvres de nos écoles ?… Qu’ils se dé…brouillent n’est-ce pas ?

Et voici le bouquet : La Nouvelle Éducation organise chaque année un congrès. A la vérité, les instituteurs y sont de moins en moins nombreux, les professeurs, publics et privés, en constituant bientôt exclusivement la clientèle. Or, cette année, La Nouvelle Éducation fête à Paris son dixième anniversaire, et elle a obtenu, pour cette solennité, la venue de la Montessori qui parlera au Congrès.

Une réception officielle suivra, et nous n’avons pas été surpris de lire sur le programme de La Nouvelle Éducation ce rapprochement monstrueux :

« De même que l’hygiène moderne a rejeté les maillots par lesquels on déformait autrefois le corps des bébés, de même l’éducation nouvelle rejette les contraintes…

… Le dîner du 2 avril aura lieu à la Maison des Centraux. S. Exc. l’Ambassadeur d’Italie et de nombreuses personnalités seront des nôtres. Le prix du dîner est fixé à 40 francs (smoking ou jaquette de rigueur) ».

Voilà une heureuse décision qui aidera à se détacher de l’association tous les éducateurs qui ont une âme prolétarienne et ne désirent aucunement revêtir la ridicule livrée bourgeoise.

Et je pense, malgré moi, à la réception simple et cordiale que nous réserva Kroupskaïa à Moscou en 1925. La glorieuse compagne de Lénine vint s’asseoir au milieu de nous comme une vieille et bonne maman, et nous discutâmes longuement, sans le moindre apparat, de problèmes au moins aussi amples et aussi important que le montessorisme.

Mais quand on est la Dottoressa, il faut une cour et un rite.



8 – « Le cours Montessori de Nice », L’Éducateur prolétarien, n° 3, 1er novembre 1934, C. Freinet

C’est à présent dans la revue de son mouvement que Freinet s’exprime. Cette petite brève est une synthèse des rapports entre Freinet et le mouvement montessorien. Il note sont caractère fondamentalement élitiste (coût de la formation, quand le mouvement Freinet pratique la coopération et la co-formation, en marge des congrès syndicaux…), la nécessité de “dépasser” la méthode Montessori et surtout le caractère sectaire et autoritaire de son initiatrice…

Comme nous l’avions annoncé ici même, un cours Montessori a eu lieu à Nice pendant ces vacances. 80 éducatrices environ, de tous pays, y ont participé.
Il est regrettable que les frais d’inscription trop élevées en aient éloigné un bon nombre de nos camarades qui auraient été heureuses de venir s’y instruire – car, malgré nos critiques, nous n’ignorons rien de la valeur ni de la portée des principes Montessoriens.
Sur l’initiative de notre camarade Daurat (Gironde), présente au cours, une quarantaine d’éducatrices se sont rendues un jour à Saint-Paul pour se documenter sur l’Imprimerie à l’École.
Après leur avoir exposé nos principes, montré notre matériel et nos réalisations, elles ont toutes été convaincues que notre technique était un complément merveilleux de la méthode Montessori, qu’elle pourrait très bien s’intégrer à cette méthode, pour la vivification de notre enseignement.
Seulement, ce matériel, cette technique, ne sont point l’œuvre et la création de M. Montessori… Alors, il n’y a guère à espérer. Car on connaît l’intransigeance et l’autoritarisme de la Dottoressa.



9 – Note de lecture :« Mme M. Montessori : L’Enfant (traduction G.-J.-J.), un vol. in-16, 15 F. Desclée de Brouver, édit., Paris. », L’Éducateur prolétarien, N°11, 10 mars 1936.

Dans cette note de lecture de 1936 où il commente la sortie du livre de Maria Montessori, il reprend sa condamnation formulée quelques années plus tôt. Il rappelle, en introduction, l’apport déterminant des réflexions de Montessori, mais déjà comme un moment dépassé et à présent sclérosé. Il précise ses critiques – politiques et philosophiques, mais aussi pédagogiques, ce qui est nouveau. La conclusion est sans appel, il n’y a plus rien à attendre, dans le camp des pédagogues émancipateurs, des travaux de Montessori :
« Disons le fond de notre pensée : Mme Montessori, fasciste et catholique, à la fin de sa vie met une barrière insurmontable aux progrès humains d’une pédagogie qui méritait mieux que cette fin aux genoux de l’Église et de ses profiteurs. »

Rien de bien nouveau dans ce livre pour quiconque connaît l’œuvre de la pédagogue italienne. Elle a résumé en quelque sorte, pour le grand public, ce qu’elle a réalisé ou écrit longuement ailleurs pour les pédagogues.

Nous ne croyons pas d’ailleurs que ce livre soit inutile, car, quelles que soient les critiques que nous ferons à Mme Montessori, il n’en reste pas moins qu’elle a été une des initiatrices de la véritable révolution qui est en train de s’opérer entre enfants et adultes, entre élèves et maîtres. Mme Montessori a été la première à montrer que l’enfant, riche ou pauvre, est le paria de la société, qu’il est contraint de vivre dans un monde qui n’est ni à sa mesure ni à son rythme, et qu’un changement considérable se produit le jour où on se préoccupe de donner à l’enfant la possibilité de vivre sa vie.

On doit notamment à Mme Montessori : l’adaptation du matériel à la taille et aux besoins de l’enfant, la découverte des périodes sensibles, du besoin d’ordre extérieur et intérieur, de la leçon du silence, qui a dégénéré dans les milieux adultes en minute de silence.

L’auteur insiste longuement sur ce fait que les barrières dont souffre l’enfant sont inconsciemment parfois, mais indubitablement, dressées par l’adulte pour sa propre et égoïste défense : l’adulte défend sa tranquillité et son sommeil en imposant le sommeil à l’enfant ; il défend sa propriété en empêchant l’enfant d’agir ; il défend son rythme en bousculant le rythme de l’enfant. Se mettre au service de l’enfant, l’aider à réaliser sa vie, accepter son rythme et ses modes de penser et d’agir, là réside la grande révolution qui en bouleversant les rapports scolaires, rénove radicalement la pédagogie. Nous en avons, pour notre part, tenu le plus grand compte. Et l’Imprimerie à l’École oblige l’adulte à se mettre au pas de l’enfant, à réserver son rythme, sa pensée, les formes mêmes de sa construction individuelle.

« La préparation que notre méthode exige du maître est l’examen de lui-même., le renoncement à la tyrannie. Il doit chasser de son cœur la vieille croûte de colère et d’orgueil, s’humilier, se revêtir de charité… »

Verbiage mis à part, notre but est le même, mais nous ne partons pas systématiquement d’une philosophie plus ou moins orthodoxe. Nous pensons que si l’enfant est victime de l’adulte, l’éducateur est asservi lui aussi aux vieilles techniques et à la tradition scolastique. Mme Montessori a mis du matériel à la disposition des enfants. Nous généralisons cette façon de faire et nous laissons adultes et enfants créer librement leur culture et leur philosophie.

Il y a incontestablement un formidable actif dans l’apport de Mme Montessori à la pédagogie nouvelle. Du passif, certes aussi. Son matériel a été souvent critiqué comme risquant de devenir lui aussi une sorte d’asservissement de l’enfant. Nous touchons ici à un pont excessivement délicat que nos observations actuelles nous permettront peut-être d’élucider un jour : l’enfant s’absorbe dans les emboîtements Montessori comme il s’absorbe dans le Meccano. Or, sans entrer aujourd’hui dans le détail de la discussion, nous nous demandons si ce n’est pas là une dangereuse exaltation des tendances enfantines à l’automatisme manuel.

Nous avons constaté, pour notre part, que cet automatisme abrutissait dans une certaine mesure, en réduisant leurs possibilités de vie, en minimisant leurs réactions, certains enfants habitués à la vie active. Et nous préférons de beaucoup voir deux de nos fillettes jouer tout un jour à Papa-Maman dans le champ.

Dangereux automatismes aussi dans ce que Mme Montessori prend pour des conquêtes mathématiques. Savoir extraire la racine carrée, sans comprendre ! Ne vaut-il pas mieux avoir oublié, ou n’avoir jamais acquis l’automatisme mais être capable d’inventer, ou de retrouver la technique ?

Autre chose grave aussi : Mme Montessori a constaté que des enfants soumis à sa méthode s’amélioraient physiquement. Il n’est pas erroné en effet de dire que « si les causes psychiques déprimantes peuvent avoir une influence sur la [sic] métabolisme en abaissant la vitalité, il peut se produire le contraire. »
Mais le psychisme ne permettra pas à l’enfant de respirer de façon idéale dans une atmosphère surchargée ; la méthode Montessori peut donner à l’enfant un air plus éveillé, mais il est certainement faux d’avancer « qu’elle les rend bien portants, comme s’ils avaient fait une cure d’air et de soleil. »

Nous touchons là une faiblesse radicale de la pédagogie montessorienne. Après avoir parlé des nécessités sociales autour des vies d’enfants, elle craint d’affronter les grands de ce jour qui maintiennent le taudis et la misère ; elle se cantonne dans un rôle de pédagogue en reniant elle-même toutes ces influences décisives qu’elle avait dénoncées. Spiritualité, certes ! Nous n’en sommes point ennemis. Mais encore faut-il savoir d’où vient cette spiritualité et s’il est bien utile d’avoir libéré l’enfant des adultes pour le charger à nouveau de la tyrannie des mots et des conceptions philosophiques dont le moins qu’on puisse dire est qu’elles ont fait leur temps.

Disons le fond de notre pensée : Mme Montessori, fasciste et catholique, à la fin de sa vie met une barrière insurmontable aux progrès humains d’une pédagogie qui méritait mieux que cette fin aux genoux de l’Église et de ses profiteurs.



À propos du congrès de Nice (1932) Naissance d’une pédagogie populaire. Historique de l’École moderne (Pédagogie Freinet), Élise Freinet, Maspero, 1968, page 162.

Le congrès de Nice [en 1932] fut tout entier dominé par le prestige de Mme Montessori. Un train spécial avait amené son matériel ; de nombreuses salles lui avaient été réservées dans ce vaste Palais de la Méditerranée. Des enfants idéalement sages et beaux, mais comme d’un autre âge dans leurs fanfreluches rococco, évoluaient au milieu du matériel de luxe qui les sollicitait. Nous les regardions avec une sorte d’étonnement manier en silence, avec dextérité, les surfaces et les cubes, et tous ces objets de l’immobilité qui conduisent parfois à des virtuosités de racine carrée ou de racine cubique nous plaçaient dans une atmosphère de singes savants… Nous pensions à nos petits élèves hirsutes et débraillés si spontanés dans leurs gestes et dans leurs élans, et le souvenir de nos classes bourdonnantes s’imposait à nous et nous empêchait de comprendre peut-être ce qui se cachait de vérité dans les jeux des petits prestidigitateurs montessoriens.

D’autres textes non signés par Freinet
« Méthode Montessori et Imprimerie à l’École », Mme DAURAT, L’éducateur prolétarien, N°18, 10 juin 1935.
« Méthode Montessori et Imprimerie à l’École », Mme DAURAT, L’éducateur prolétarien, N°19, 25 juin 1935.

Grégory Chambat

(1) – En nous appuyant sur le remarquable travail de collecte des textes de C. Freinet par l’Association Les Amis de Freinet

3 Comments

  1. Catherine Chabrun

    Célestin Freinet de Maria Montessori…
    Recension importante pour comprendre… Essentiel dans une période où tout se confond, se simplifie…où la pédagogie se limiterait à quelques bons gestes sans lien avec la société aujourd’hui et demain. Merci Grégory pour ce travail que j’ai diffusé sur le réseau Freinet…

  2. Jean-Louis Cordonnier

    Ce que disait Élise Freinet de Maria Montessori…
    Élise Freinet dans naissance d’une pédagogie populaire” page 162 :

    Le congrès de Nice [en 1932] fut tout entier dominé par le prestige de Mme Montessori. Un train spécial avait amené son matériel; de nombreuses salles lui avaient été réservées dans ce vaste Palais de la Méditerranée. Des enfants idéalement sages et beaux, mais comme d’un autre âge dans leurs fanfreluches rococco, évoluaient au milieu du matériel de luxe qui les sollicitait. Nous les regardions avec une sorte d’étonnement manier en silence, avec dextérité, les surfaces et les cubes, et tous ces objets de l’immobilité qui conduisent parfois à des virtuosités de racine carrée ou de racine cubique nous plaçaient dans une atmosphère de singes savants… Nous pensions à nos petits élèves hirsutes et débraillés si spontanés dans leurs gestes et dans leurs élans, et le souvenir de nos classes bourdonnantes s’imposait à nous et nous empêchait de comprendre peut-être ce qui se cachait de vérité dans les jeux des petits prestidigitateurs montessoriens.

  3. Anne Morelli

    Ce que disait Célestin Freinet de Maria Montessori…
    Un petit bémol personnel à l’article.

    Ma grand-mère, Elvira Lattanzi (1891-1994), disciple de Maria Montessori a créé la première école (maternelle) Montessori de Naples, dont elle a été directrice. Auparavant elle avait enseigné dans une école créée au milieu des baraquements, dans les Abruzzes, pour accueillir les enfants rescapés du tremblement de terre de 1915.

    L’école de Naples était une école publique et POPULAIRE, proche du port, au service des femmes qui y travaillaient et dont les enfants étaient sinon livrés à eux-mêmes voire enfermés pendant que leur mère travaillait.

    Le but était d’apporter à ces enfants le meilleur développement intellectuel et affectif. Mais, selon ma grand-mère, cette pédagogie a ensuite été abandonnée dans cette école car elle coûtait trop cher (matériel, engagement de puéricultrices en sus de l’enseignante…).

    Elvira Lattanzi a ensuite rejoint son mari en Union soviétique puis en exil. C’était une femme profondément antifasciste.

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