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Territoires vivants de la République, quelle cartographie critique ? Note de lecture des Territoires vivants de la République

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Un ouvrage de pédagogie

Les événements se sont télescopés : alors que je trouvais enfin le temps d’écrire mes notes de lecture des livres lus depuis la rentrée, la marée #PasDeVague sur les réseaux sociaux remettait au cœur des débats la question des violences scolaires, du vécu des enseignant.e.s et du rapport à leur hiérarchie. Quand, à l’origine, le hashtag avait été lancé pour dénoncer l’attitude de l’institution face aux violences scolaires, les réactionnaires de tous bords se sont vite empressés d’aller de leur commentaire : le ministre Jean-Michel Blanquer s’interroge sur la pertinence de mettre des policiers dans les écoles, tandis que Marine Le Pen disserte sur « l’ensauvagement de la société » tout en regrettant que les « écoles ne [soient] plus, selon la formule de Jean Zay, ces asiles inviolables et sacrés ». « La drogue et les armes y circulent, la violence notamment contre les filles et les plus vulnérables s’est installée… » révèle-t-elle au grand public. Les écoles, et en particulier les collèges et lycées des quartiers populaires, semblent définitivement perdues ou du moins à reconquérir…

Pourtant à cette rentrée, nous avons pu lire Les Territoires vivants de la République, ouvrage collectif dirigé par Benoît Falaize, où des enseignant.e.s de la maternelle au lycée, racontent leurs pratiques pédagogiques dans des établissements de banlieues populaires. Ces établissements peuvent être parfois qualifiés de difficiles, voire de turbulents et dans tous les cas de « vivants », mais il n’est pas certains que les besoins éducatifs soient de rétablir « l’ordre et l’autorité » comme le suggère le ministre, et en tout cas, les auteur.e.s du livre semblent beaucoup plus ambitieux/es. Pour parler de ces « territoires vivants de la République » que sont les écoles des quartiers populaires, ils et elles ont fait le choix d’écrire sur leurs pratiques pédagogiques. Entre récits, analyses de pratiques et de situations et affirmation de valeurs, « c’est de la pédagogie au sens noble dont il est question ici » prévient Benoît Falaize dans l’introduction (p.8). D’un côté, le livre évite la fausse transparence du témoignage « de terrain » et son lot d’anecdotes pittoresques mais pas forcément signifiantes ; de l’autre, l’ouvrage n’est ni une publication universitaire, ni un essai politique dans lequel la réalité quotidienne peut facilement disparaitre derrière le discours. Non, Les Territoires vivants de la République est avant tout un ouvrage de pédagogie sur l’enseignement en milieu populaire.

Une éthique de l’accueil pour une pédagogie populaire

Le premier chapitre du livre s’intitule « l’école, un lieu pour accueillir dignement » : une ouverture qui fait programme. Les auteur.e.s y énoncent un principe de toute pédagogie se voulant « populaire » et que l’on pourrait résumer par l’invariant n°28 de Célestin Freinet [[https://www.icem-pedagogie-freinet.org/les-invariants-pedagogiques-resumes]] : « On ne peut éduquer que dans la dignité » . « De nos élèves, écrivent les auteur.e.s, nous avons appris à connaître et respecter leurs histoires, leurs familles, les territoires de ces écoles ; appris aussi à prendre en compte ce qu’ils pensent et disent. A reconnaitre leur dignité » (p.12). Cet « accueil », cette « écoute » même dans les situations difficiles, autrement dit cette reconnaissance inconditionnelle de la dignité de l’élève, n’est pas une posture morale facile. « Continuer à écouter malgré tout, ce n’est pas de la « bienveillance », qui est peut-être parfois une facilité sémantique pour contourner et rendre invisibles les difficultés que nous avons à comprendre ce genre de comportements [de retrait ou d’opposition à l’école] explique Laaldja Mahamdi quant à ses relations de directrice avec les parents d’élèves. C’est garder la possibilité de dénaturaliser nos propres codes de lecture des situations quotidiennes et éviter que le silence ou le retrait de l’institution soient interprétés comme du mépris » (p28). Quand la directrice d’école parle d’écouter, c’est à la fois se rendre disponible pour entendre, mais aussi accepter de modifier ses certitudes, interroger ses propres normes et retenir son jugement. Mais l’accueil est aussi une question de constance et de persévérance, illustre Elsa Bouteville, avec le triptyque Sidi, Bader, Ziyane, trois enfants qui refusent de trouver leur place dans le groupe, de « rentrer dans le cercle » comme l’écrit l’enseignante de CP. Jour après jour, il s’agit de permettre à l’enfant de « retrouver sa place, quoi qu’il arrive » (p.19) pour que soit assuré « [avec] le temps [qui] passe et avec lui la répétition des regroupements, l’immuabilité de la place accordée, de l’intégration rassurée » (p.20). Si on ne peut éduquer que dans la dignité et si l’éducation est un droit, l’accueil se doit d’être inconditionnel.

Depuis cette éthique de l’accueil (de l’élève, de ses parents, de sa parole…), peuvent se déployer les multiples aventures pédagogiques racontées dans les pages suivantes. De la laïcité à l’enseignement de la Shoah, du rapport à la culture (légitime) en passant par l’égalité fille-garçon et les questions mémorielles, toutes les questions pédagogiques dites « socialement vives » (en banlieue et ailleurs) sont abordées. « Je pense qu’en REP+ aucun sujet n’est tabou » (p.189) pourrait résumer Stéphane Di Matteo, professeur d’histoire-géographie, avant d’ajouter : « une des missions de l’école va être de confronter ces idées [des élèves et de leurs parents] aux valeurs de la République. Pour cela, il ne faut pas hésiter à débattre, à confronter des idées et les représentations des élèves avec d’autres points de vue, notamment en s’appuyant sur des documents et des faits historiques » (p.191). Si le livre se veut nuancé en présentant aussi les difficultés, la réponse est cependant sans appel : oui, tous les sujets peuvent être enseignés dans les établissements de banlieue populaire. Encore faut-il que les enseignant.e.s soient préparé.e.s aux possibles controverses (« un enseignant risque de se retrouver en difficulté lorsqu’il n’a pas vu venir une controverse ou lorsqu’il n’est pas armé pour affronter un débat », p.190) et lutter contre, comme le dit le chercheur Fabien Truong, « l’implicite du ça-va-de-soi » (p.114) ; en d’autres termes, encore faut-il faire œuvre… de pédagogie.

Quand la pédagogie se fait politique

Cette réaffirmation du « tous capable ! », slogan historique du Groupe Français d’Education Nouvelle, du principe d’éducabilité de tous les élèves (« sinon [l’école] se renierait elle-même » écrit Benoit Falaize dans l’introduction, p.8) est un acte pédagogique, mais aussi politique. Le titre de l’ouvrage fait référence et répond aux Territoires perdus de la République, ouvrage collectif dirigé par Emmanuel Brenner paru en 2002. L’ouvrage dressait un portrait catastrophiste des écoles de banlieue où les élèves aléatoirement « musulmans », « magrébins », ou « d’origine arabe » seraient par nature [[Ou « par culture », mais ne nous y trompons pas, le « racisme culturel » n’est que l’avatar contemporain du racisme biologisant de l’époque coloniale.]] sexistes et antisémites et où les enseignant.e.s auraient renoncé à inculquer les « valeurs de la République ». Ainsi, réaffirmer et montrer que tou.te.s les élèves s’ils et elles sont respectées et accueilli.e.s dignement, sont capables d’apprendre et de passer du préjugé aux savoirs, est une réponse forte aux discours racistes qui, par définition, essentialisent, figent et réifient les populations qui en sont l’objet. Contrairement aux discours qui depuis la parution des Territoires perdus ne cessent de coloniser les imaginaires et les médias, les élèves mêmes « d’origine immigrée » peuvent apprendre, grandir et s’émanciper. La pédagogie permet, dans le champ culturel du moins, de « braquer » la culture légitime et l’ordre social, d’amener des élèves là où on n’attend pas qu’ils et elles soient, et de pouvoir ainsi se moquer des stéréotypes et des réactionnaires qui les mobilisent. Tel le rappeur Médine qui s’amusait de pouvoir donner « des cours de langue » au FNJ [[FNJ : Front National Jeune, organisation de jeunesse du Front National.
« Au FNJ, je donne des cours de langue. » dit Médine dans sa chanson « Prose Elite ».

Le terme « braquer » vient aussi de l’artiste : jouant avec les fantasmes sur les « jeunes délinquant de banlieue », il parle de « braquage » pour parler de l’appropriation de la culture légitime par ceux et celles qui sont censé.e.s en être exclu.e.s. On note en passant que la métaphore fait beaucoup penser à la notion de « braconnage » chez Michel De Certeau.
]] , il semble que bon nombre d’élèves des auteurs/rices de l’ouvrage pourraient donner des cours d’histoire à l’extrême-droite, et parfois même, archives à l’appui [[Plusieurs chapitres évoquent la fréquentation des archives comme piste pédagogique en histoire. Fabien Pontagnier évoque l’arrivée des archives nationales à Saint-Denis et la naissance du « goût de l’archive » chez des lycéen.ne.s que personne ne destine à devenir thésard.e.s d’histoire. Anne Angles et Claire Podetti racontent comment leurs élèves ont travaillé des cartons d’archives pour écrire des biographies de Juifs/ves déporté.e.s.]] .

D’une pédagogie de « l’esprit critique » à la pédagogie critique ?

Ainsi, la pédagogie se fait politique : elle prend le partie d’une République sociale et inclusive, contre la République qui exclut les enfants des « Indigènes », contre la République coloniale en somme. Si on parle ici de République sociale, c’est que les valeurs de cette dernière ne sont pas, dans le contexte du livre, un fétiche identitaire, mais bien des enjeux de luttes. Liberté, égalité, fraternité ne s’incarnent pas comme une devise à arborer, mais comme des valeurs à faire vivre. Toutefois, on peut se demander si, sur les sujets que le livre aborde, ce cadrage républicain n’empêche pas de passer d’une pédagogie « de l’esprit critique » où les élèves dépassent leurs préjugés pour accéder aux savoirs, à une pédagogie critique où les élèves développent des outils pour comprendre et combattre les oppressions qu’ils et elles vivent. A cet égard, le traitement du ressenti des élèves confronté.e.s à ce qui leur semble une injustice (notamment le traitement de l’Islam dans l’espace politique) est assez significatif. Marguerite Graff et Caroline Latournerie par exemple, professeures d’histoire-géographie, rapportent en début de leur chapitre des propos d’élèves. Se côtoient des positions sur la liberté d’expression (la leur de porter le voile, celle qu’ils/elles nient aux caricaturistes de Charlie Hebdo de « rire du sacré ») et sur leur sentiment d’être discriminé.e.s en tant que musulman.e.s. Les enseignantes résument : « voilà des postures identitaires, victimaires, manichéennes et parfois provocatrices auxquelles nous sommes confrontées dans les classes ». Certes, les citations ne montrent pas une grande finesse politique (d’autant qu’elles sont décontextualisées), mais plusieurs témoignent d’un ressenti qu’il s’agit d’entendre : les élèves se plaignent du racisme qu’ils et elles subissent. S’agit-t-il d’une posture victimaire et identitaire ? Pourquoi leur ôter la capacité à dire un réel qu’ils vivent et ne pas les aider à structurer et comprendre cette connaissance d’emblée critique des oppressions qui les touchent ? Si les auteurs/rices du livre font de l’égalité républicaine un principe liminaire de leur pédagogie, ils et elles semblent avoir du mal à accepter que leurs élèves subissent des oppressions qui traversent la République elle-même et de prendre pédagogiquement partie contre ces dernières (ce qui est loin d’être facile, cela va de soi). Autrement dit, il s’agirait autant de déconstruire les préjugés des élèves que de les outiller pour comprendre et combattre les préjugés et injustices dont ils sont les objets. Le récit de Magali Gallais illustre bien cet angle mort pédagogique. La CPE raconte le comportement d’élèves « chahuteurs » pendant la minute de silence pour Charlie Hebdo, puis explique qu’ils ont peur « d’être considéré comme [des] terroriste[s] en puissance parce que musulman[s] ». Face au « sentiment [des élèves] d’être victime de préjugés et discriminations », elle remarque qu’ils/elles leur avaient manqué un espace de parole. Ce qu’on prend pour des signes de revendications identitaires sont, selon elle, le fruit d’un souci de protection dans un quartier où « les élèves se sentent stigmatisés quotidiennement dans un collège qui se veut inclusif mais qui les laisse souvent à la lisière de la réussite ». « N’est-il pas temps d’interroger ce lieu commun de l’égalité méritocratique des chances comme socle de promotion de la réussite possible pour tous et toutes ? » propose la CPE avant de présenter des dispositifs contre le décrochage scolaire. « Interroger ce lieu commun de l’égalité méritocratique », certes, mais pourquoi pas avec nos élèves ? Pourquoi, plus qu’un espace de parole, ne pas leur proposer un espace de travail sur les discriminations qu’ils/elles vivent et les mécanismes de relégation social ? Alors que l’autrice semble très consciente des discriminations que vivent ses élèves, ces dernières ne semblent pas faire l’objet d’un travail explicite avec eux/elles. En passant d’une pédagogie « de l’esprit critique » (prônant la « confrontation de point de vue », « la tolérance à la différence »…) à une pédagogie socialement critique, il s’agirait, non pas de conforter et cantonner les élèves à leur vécu, mais de leur proposer de construire, comme l’appelait Fernand Pelloutier , une « science de [leur] malheur » et « d’instruire pour révolter », que cela soit sur les questions d’exploitation de classe, de racisme ou de sexisme [[Fernand Pelloutier est le fondateur, à la fin du XIXème siècle, des Bourses du travail. On lui attribue la citation : « Que manque-t-il à l’ouvrier français…? Ce qui lui manque, c’est la science de son malheur ». Pour en savoir plus, lire Pédagogie et Révolution de Grégory Chambat dans la collection N’Autre École .]]

Peut-on défendre l’école de la République sans la critiquer ?

En effet, il semble que nous – le camp de la transformation sociale – pourrions avoir d’autres ambitions (émanciper, révolter…) pour l’éducation que de militer pour une illusoire « égalité républicaine ». Que Les Territoires vivants de la République apparaisse aujourd’hui comme un ouvrage engagé devrait finalement nous inquiéter sur ce que cela dit de l’hégémonie culturelle de l’extrême-droite quant aux représentations des classes populaires (et cela n’en diminue en rien la qualité de l’ouvrage). La stratégie du livre est de défendre l’école dans les quartiers populaires sans la critiquer : montrer que certes le travail peut être difficile, mais que la pédagogie, le savoir-faire des enseignant.e.s, le rende possible. Cependant, cette stratégie de défendre l’école, et surtout le travail de ses acteurs/rices, sans critiquer l’institution est problématique puisqu’elle semble se satisfaire de l’existant. Quid du racisme dans l’Education nationale : de la loi de 2004, qui n’en déplaise à certains visent en particulier les jeunes femmes musulmanes, à la chasse aux « signes de radicalisation » dès l’école maternelle, de la charte de laïcité – souvent cité dans l’ouvrage – brandie comme réponse au terrorisme islamiste (comment dans ce cas ne pas avoir l’impression que les élèves musulman.e.s sont soupçonné.e.s d’être des terroristes) au refus de la scolarisation des enfants roms. Encore une fois, que l’ouvrage apparaisse engagé tandis qu’il ne fait finalement que rappeler les normes d’une école que, depuis la loi de 2015, la loi elle-même dit « inclusive », en dit long sur le fonctionnement de l’institution scolaire. Quid des problèmes structurels qui touchent les REP (louées dans la conclusion), le syndicat Sud Education 93 écrivait par exemple à la rentrée 2018 [[https://www.sudeducation93.org/C-est-la-rentree.html]] : « les dotations en heure et les budgets des collèges montrent que le classement en REP (Réseau d’Education Prioritaire) ne donne plus accès à des moyens supplémentaires pour dédoubler les classes ou baisser le nombre d’élèves par classe. De même, il y a urgence à obtenir l’entrée des lycées dans les Réseaux d’Education Prioritaire avec de véritables moyens » . En épargnant l’institution de nos critiques, on reconduit l’idée que ce sont les élèves le problème. On peut facilement comprendre la stratégie éditoriale : il s’agit de répondre frontalement aux Territoires perdus, et de pouvoir trouver une oreille attentive au sein même de l’institution (rappelons-nous que Benoît Falaize qui coordonne l’ouvrage est inspecteur général de l’éducation nationale). Mais, en paraphrasant Charlotte Nordman à propos de la marchandisation de l’école, peut-on défendre l’école de la République sans la critiquer [[Charlotte Nordmann, « À propos de La Nouvelle École capitaliste, Peut-on défendre l’école sans la critiquer ? La Revue des livres n° 2 novembre – décembre 2011, repris dans Changer l’école. De la critique aux pratiques, collection « N’Autre École », Libertalia]] ?
Mais si ces territoires sont vivants, des territoires de la République à ceux de la critique, je ne doute qu’ils sachent en reconfigurer les cartographies…

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Territoires vivants de la République, dir. Benoit Falaize, La Découverte, Paris, 2018, 328p., 18€

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