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Montessori et le Bon berger

La « pédagogie Montessori » connait actuellement une vogue très importante, essentiellement à travers la création de dizaines d’écoles privées hors contrat qui s’en réclament. Mais ce qui fait son attrait repose essentiellement sur deux aspects : d’une part le caractère « naturel » revendiqué à travers l’attention portée au développement des sens de l’enfant ; d’autre part la « technique » mise en œuvre, dont l’attractivité est renforcée par l’intense promotion commerciale dont le « matériel Montessori » est l’objet, des « lettres rugueuses » aux bâtons de bois ou aux perles de couleur certifiées « montessoriennes ».

Le substrat idéologique qui, dès l’origine, fonde la pédagogie développée par Maria Montessori est rarement pris en compte, quand il n’est pas carrément passé sous silence. Il mérite pourtant qu’on s’y attarde. D’autres ont critiqué ou dénoncé la proximité entre la médecin italienne et l’Eglise catholique comme avec le régime mussolinien, à commencer par Célestin Freinet 1. Mais curieusement ce dernier, lorsque, en 1930, il dénonce « le danger qu’il y a aujourd’hui à suivre Mme Montessori et ses admirateurs », ne remet toujours pas en cause la méthode elle-même, précisant seulement : « Ce sont là des considérations dont nous devrons toujours tenir compte quand nous essaierons de tirer du montessorisme ce qui peut être utile à l’École prolétarienne. » Il semble même penser que l’aspect religieux relève d’une évolution tardive de la doctrine montessorienne : « Mme M… qui recommandait de laisser vivre librement les enfants, […] déclare maintenant (c’est moi qui souligne) avoir un autre but supra naturel. »

Pourtant, c’est bien dès l’origine que les fondements religieux de son anthropologie et, partant, de sa pédagogie, ont été manifestés, et il serait pour le moins délicat de considérer que sa « méthode », sauf à la réduire, comme on le voit parfois sur Internet, à quelques procédés techniques (dont la pertinence peut être avérée) et à des généralités (« présenter à l’enfant l’aliment qui lui est nécessaire », « liberté dans l’école », bienveillance, …), puisse être totalement indépendante des conditions politiques et de la visée idéologique de son élaboration. C’est bien le fond même du « montessorisme » qui demande à être examiné.

Maria Montessori, qui n’est pas enseignante, parle d’enfants, non d’élèves. Mais de quels enfants ? De l’enfant comme pure créature divine, non encore pervertie par les vicissitudes de la vie adulte. Son livre de 1932 La sainte messe expliquée aux enfants 2, fondamental pour connaître sa doctrine, développe longuement ce point : « L’enseignement du Christ sur les enfants touche le cœur de leur éducation. Ils ont une personnalité différente de la nôtre et certaines impulsions spirituelles sont vivantes en eux qui sont souvent atrophiées chez l’individu devenu adulte […] Nous sommes tenus d’aider les enfants en leur enseignant ce qu’ils ont besoin de savoir sur la religion, mais nous ne devrions pas oublier que l’enfant peut nous aider aussi, car il nous montre le chemin vers le royaume de Dieu. »

Elle y revient avec insistance à la fin de sa vie dans son adresse aux enseignants anglais du « Catholic Montessori Guild » 3 : « Je voudrais demander à chacun d’entre vous qui êtes rassemblés à ce congrès de considérer la grande aide que les enfants peuvent apporter à la défense de notre foi. Les enfants viennent à nous comme une rosée d’âmes, comme une richesse et une promesse qui peut toujours s’accomplir mais qui nécessite l’aide de nos efforts pour son accomplissement. […] Vous qui vous réjouissez de ce grand don d’appartenir à la Foi catholique, vous devez sentir intensément la grande responsabilité que vous avez pour les générations futures parce que, parmi vous, il y a ceux qui ont renoncé au monde pour amener le monde à Dieu. Prenez alors comme une aide dans votre tâche, avec foi et humilité, “les enfants tout puissants” (Benoît XV). Considérez comme votre tâche spéciale que leur regard limpide ne soit pas abîmé. Protégez dans leur développement ces énergies naturelles inscrites dans les âmes des enfants par la main guidante de Dieu. »

Cet aspect du montessorisme est patent dès 1910, et le très conservateur pape Pie X ne s’y trompe pas, qui salue alors son « œuvre de régénération de l’enfance » 4. Ce qui sera considéré comme la base de sa pédagogie : la bienveillance, l’autonomie, le respect d’un développement « naturel », Montessori l’a exprimé à propos de cet aspect divin de l’enfance : « Nous savons [sic] que le sentiment de l’existence de Dieu existe dans le cœur de l’enfant. Ce n’est pas conscient, mais c’est bien là et cela ne peut être perdu bien que cette réalité puisse être obscurcie. C’est quelque chose qui demande à grandir doucement. Le plus important est de ne pas interférer. La plante ne pourra en effet fleurir si une main impatiente vient en détruire les bourgeons. Nous devons regarder attentivement cette plante, lui donner les conditions optimales de croissance, la protéger du froid et des mauvais temps, mais nous devons surtout avoir la patience de la voir croître en son temps et selon son propre chemin. » 5

Il serait erroné de voir dans ces notions de « nature », de développement « naturel », essentiels chez Montessori, le fruit d’une approche seulement biologique : elles ne prennent tout leur sens qu’en relation avec la conception de l’être humain comme créature de Dieu. L’identification des périodes sensibles de l’enfant, qui constitue une des « découvertes » importantes de Montessori, est elle-même étroitement liée à ces conceptions religieuses : « L’âge de l’enfance semble être lié étroitement à Dieu, comme le développement du corps est strictement dépendant des lois naturelles qui le transforment à ce moment-là. » Là où la médecin prenait en compte les lois biologiques qui gouvernent le corps, l’éducatrice prend en compte les lois divines qui gouvernent l’âme, et orientent sa pédagogie.

Il est vrai que ce lien entre religion et pédagogie ne relève pas du hasard. Les conditions même dans lesquelles Maria Montessori élabore sa « méthode » sont elles aussi souvent occultées. A ses débuts, à la fin du XIXe siècle, elle est un médecin qui, travaillant en clinique psychiatrique, s’intéresse au développement cognitif des « retardés mentaux », selon la terminologie de l’époque. En 1898, elle déclare au congrès de pédagogie de Turin avoir eu « l’intuition que le problème de ces déficients était moins d’ordre médical que pédagogique ». En 1899 elle intervient à l’Ecole magistrale d’orthophrénie (Scuola Magistrale Ortofrenica) de Rome 6, étudie en 1901 les travaux de Jean Itard sur les sourds-muets et d’Edouard Seguin sur l’éducation des « idiots » et ouvre sa propre école d’orthophrénie. Mais ce n’est qu’en 1906 qu’elle quitte le domaine médical et va s’occuper d’enfants « normaux ».

C’est qu’entre temps, il s’est passé un évènement essentiel. Maria Montessori participe au Congrès eucharistique international de 1905 7, qui se tient à Rome. Le pape Pie X y exprime sa volonté que les enfants participent à l’eucharistie avant l’âge de 12 ans alors requis pour la première communion ; ce deviendra la règle après qu’il aura promulgué en 1910 le décret Quam singulari 8 qui fixe cet âge à sept ans, dans des termes et avec des préoccupations qui sont du même ordre que celles de Montessori évoquées ci-dessus : « Il arrivait, en effet, que l’innocence de l’enfant, arrachée aux caresses de Jésus-Christ, ne se nourrissait d’aucune sève intérieure ; et, par suite, la jeunesse, dépourvue de secours efficace, et entourée de tant de pièges, perdait sa candeur et tombait dans le vice avant d’avoir goûté aux saints mystères. ». Il faut donc que l’enfant ait reçu dès son plus jeune âge une éducation qui le prépare, qui le familiarise avec la religion et avec les sacrements en développant le sentiment du divin, sentiment qui, on l’a vu, préexiste pour Montessori dans le cœur de l’enfant.

Ce sera la tâche de Montessori, qui parcourt l’Europe pour diffuser sa doctrine pédagogique à l’intention, cette fois, de tous les enfants. En 1915, à l’invitation de prêtres vincentiens, elle ouvre ainsi à Barcelone le premier Atrium, pour y développer sa catéchèse du « Bon berger » 9 : dans un environnement adapté aux enfants et sécurisant, ceux-ci travaillent sur la Bible et la vie du Christ et s’initient à la liturgie et à la prière. C’est « un lieu propice au recueillement qui provoque un “étonnement” sensoriel et qui exige une tenue faite de vigilance. Pour que les plus petits puissent s’approprier ce lieu de prière, il est bon d’y disposer quelques belles images ou statuettes qu’ils pourront manipuler à leur guise. Ce lieu prendra de préférence une ressemblance avec l’Eglise et notamment son point focal qu’est l’autel. » 10 On retrouve là, dans cette description par une des disciples de Montessori, l’essentiel des principes de sa pédagogie : accompagnement d’un développement « naturel », bienveillance, éveil sensoriel, manipulations.

Ces atriums, qui vont se multiplier, sont peu connus en dehors des cercles chrétiens, et pour cause : ce qui est le plus souvent mis en avant au sujet de Montessori est non pas l’aspect religieux mais un aspect caritatif, voire social, qui peut être agréé par un plus large public. C’est le cas avec la Maison des enfants (Casa dei bambini), créée à Rome en 1907 et que mentionnent toutes les biographies : dans le cadre de la réhabilitation du quartier populaire de San Lorenzo sont construits deux immeubles destinés à loger les occupants des taudis. Montessori est chargée d’organiser la vie des enfants de ces immeubles, dans le but de les empêcher de vagabonder et de leur permettre une meilleure hygiène. Les enfants sont donc regroupés le jour avec une institutrice-éducatrice dans une « petite maison » au sein des immeubles, où Montessori peut perfectionner sa méthode, la Maison des enfants permettant une sorte de transition entre aspect médical et aspect pédagogique.

La suite, ce sera la création des « écoles Montessori », et, après la création de l’Association Montessori Internationale en 1929, leur développement dans le monde entier (plus de 20 000 écoles actuellement). Mais, on le voit, la réalité de cette entreprise idéologique, reposant sur des conceptions religieuses et une visée ouvertement prosélyte, est assez éloignée de l’image de simple « pédagogie de la bienveillance » que ses disciples en présentent souvent.

A. C.

Post scriptum :
En 1909 Maria Montessori publie le premier tome de son livre Pédagogie scientifique. Cette aura de scientificité lui restera jusqu’à nos jours (le livre est régulièrement réédité chez Desclée de Brouwer) et n’est pas sans lien avec l’attrait actuel des montessoriens pour les neurosciences. On peut cependant s’interroger sur la scientificité d’une doctrine fondée sur une anthropologie religieuse. J’y reviendrai dans un autre article.

Notes :
1 : Voir le dossier que Questions de classe(s) a consacré le 24 novembre aux relations entre Freinet et Montessori : http://www.questionsdeclasses.org/ecrire/?exec=article&id_article=4489#
2 : Maria Montessori, La santa messa spiegata aï bambini, éd. Garzanti, 1932. Edition française sous le titre La messe vécue pour les enfants, Desclée de Brouwer, 1949.
3 : Maria Montessori, message à la réunion du “Catholic Montessori Guild”, 6 mai 195, texte intégral (en anglais) ici : http://goodshepherdcatechesis.net/id12.html
4 : Cité ici : http://atriumdubonberger.blogspot.fr/2011/08/maria-montessori-et-leducation.html . Soixante ans plus tard, le pape Paul VI lui fera écho en intervenant dans le même sens lors du Congrès international consacré à « Maria Montessori et le problème de l’éducation dans le monde moderne » ; texte ici : http://w2.vatican.va/content/paul-vi/fr/speeches/1970/documents/hf_p-vi_spe_19700917_centenario-nascita-montessori.html .
5 : Cité par http://atriumdubonberger.blogspot.fr/2011/08/montessori-et-le-developpement.html.
6 : Orthophrénie : éducation et rééducation de jeunes sujets atteints de troubles mentaux partiellement améliorables (Larousse).
7 : Congrès eucharistique : rassemblement de clercs et de laïcs en vue de l’évangélisation par l’adoration de l’Eucharistie.
8 : Texte complet ici : http://www.evangelium-vitae.org/documents/1592/le-pape-nous-dit/-saint-pie-x-/décret-quam-singulari-sur-la-communion-des-enfants-8-août-1910.htm
9 : La métaphore du Bon berger est tirée de l’évangile de Jean (10, 14-16), qui fait dire au Christ « Je suis le bon berger, je connais mes brebis et mes brebis me connaissent », et également, avec une idée d’évangélisation : « Il y a encore d’autres brebis qui ne sont pas de cet enclos, elles écouteront ma voix, ainsi il n’y aura plus qu’un seul troupeau avec un seul berger ».
10 : http://atriumdubonberger.blogspot.fr/2012/11/latrium-lieu-dinitiation-la-priere.html .

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