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Au nom du respect… Refuser l’isolement et la peur de l’Autre

Un an après, me voici pratiquement face à la même classe, en 3ème (voir
Au nom du respect… qui précède cette chronique).

Un an après, voici le 13 novembre qui nous frappe et qui conduit une nouvelle fois quatre élèves à attendre la fin de l’heure pour me parler, alors que leurs camarades n’ont pas hésité à prendre la parole en classe, contrastant avec leur silence du mois de janvier. Pour ce petit groupe resté seul avec moi, les mots sortent plus difficilement. Rien n’est clair dans leur esprit sur ce qui se passe autour d’eux et sur ce qu’ils ressentent. Et pour cause : « Madame, je sais pas comment dire. Le regard des autres, il a changé » – « Je sais pas si c’est fait exprès mais à chaque fois que je passe, ils disent : “c’est de leur faute, les musulmans” » – « Mais nous, on n’a rien fait. Ils nous regardent parce qu’on est… » Et celui-ci laisse sa phrase en suspens, comme s’il ne fallait pas le dire clairement, comme si être musulman devait rester secret après les attentats, a fortiori dans une commune FN.

Ces confidences, livrées délibérément en-dehors du cours, me dérangent et me questionnent. Non pour ce qu’elles sont, mais pour ce qu’elles symbolisent. Je retourne alors quelques mois en arrière, en janvier, pour me rappeler que plusieurs élèves avaient été sanctionnés pour avoir osé questionner les faits et les « mots d’ordre », parce qu’ils avaient pris de la distance par rapport aux attitudes et aux réactions qui leur étaient imposées par l’Institution. Est-ce la raison de leur silence en classe ? Faut-il donc accepter que les élèves subissent, en plus de la violence des attentats, la violence de consignes qu’ils ne comprennent pas ? Faut-il accepter qu’ils aient même honte de leur appartenance religieuse ? Et si nous l’acceptons, quelle image de l’école – et de la société – offrons-nous à ces jeunes qui se construisent au fil de leurs expériences et des discours qui les entourent ?

Car se taire et feindre l’indifférence devant l’ensemble du groupe classe, puis choisir de n’en parler qu’après la sortie de tous les autres élèves, n’est-ce pas déjà là un premier pas vers cette discrétion qu’un Jean-Pierre Chevènement fraîchement nommé à la Fondation pour l’Islam de France conseillera quelques mois plus tard aux musulmans « dans cette période difficile » ? N’est-ce pas un premier pas vers une mise en conformité de façade de tous les individus ? Et sommes-nous là, nous enseignants, pour abonder dans ce sens, et mener nos élèves vers l’extinction de leurs singularités, qui conduit immanquablement à l’extinction de leur voix, alors même que nous sommes les premiers à nous plaindre du mutisme de nos élèves ?

Renforcer les liens, parler de soi

Qu’à cela ne tienne ! En cours de français, nous sommes alors à la fin d’une séquence sur l’écriture de soi, au cours de laquelle des petits exercices d’écriture, présentés ensuite oralement, avaient déjà permis aux élèves tout à la fois de se livrer à une réflexion sur eux-mêmes, et d’en partager une partie avec le reste de la classe. Cette fois, suite aux réactions de ce 16 novembre, j’imagine un exercice plus structuré et plus conséquent, dont l’un des objectifs serait, à nouveau, de nourrir les liens difficilement créés entre les élèves l’année passée. Je profite d’avoir travaillé sur des extraits du Journal d’Anne Frank pour leur proposer une écriture sous forme de journal intime, dont voici les consignes :
A la manière d’Anne Frank, écrivez une ou deux pages de votre journal intime pour raconter un moment en famille, durant lequel vous célébrez une fête familiale ou culturelle. Pour cela :
-adoptez la forme du journal intime
-choisissez une date (elle peut être actuelle ou située dans votre passé mais en faisant comme si c’était actuel)
-rédigez plusieurs paragraphes dans lesquels :
*vous ferez une introduction de quelques lignes pour situer le récit (« aujourd’hui, nous avons fêté… », par exemple) ;
*vous raconterez les faits et les origines de cette festivité (d’où vient-elle, comment la fêtez-vous dans votre famille, qu’y a-t-il de spécial… ?)
*vous développerez les sentiments et réflexions que ce moment a fait naître en vous.
Tout en réinvestissant leurs apprentissages sur l’écriture autobiographique, et plus particulièrement sur la forme du journal intime, il me semblait important que les élèves pensent leur héritage culturel, en prennent pleinement possession à travers des recherches, à travers des échanges avec leur entourage, pour ensuite les transmettre à leurs camarades.

Le sujet présenté, s’ensuit tout un fourmillement chez les élèves : les uns se jetant sur leur brouillon, les autres s’interrogeant sur ce sujet un peu déroutant, d’autres encore, comme de coutume, démunis devant la rédaction à imaginer. Peu à peu, les questionnements ont porté sur les spécificités du sujet : quel genre de fête ? peut-on parler d’un anniversaire, de Noël, du jour de l’an, de l’Aïd el-Kebir ? Mais comment savoir d’où ça vient, ce que ça signifie ? Comment donner un sens à des rituels culturels ou familiaux parfois répétés inconsciemment ? La nécessité, pour les élèves, de s’informer et de dialoguer avec leurs proches a émergé d’elle-même au cours de ces échanges, si bien qu’à la séance suivante, plusieurs élèves sont revenus forts de leurs découvertes, nées d’un dialogue avec les parents, les oncles, les voisins, les amis. Et ceux qui n’avaient pas fait la démarche se sont à leur tour informés auprès de leurs camarades.

Ainsi circulent la parole et les idées, d’une culture à l’autre, d’une tradition à l’autre, parfois d’une famille à l’autre. Un lien se fait donc, d’abord entre les élèves, qui partagent un peu d’eux-mêmes, mais également entre les élèves et leurs proches, qui s’écartent des échanges quotidiens, pour mettre à l’honneur leur héritage culturel commun. Au fil des brouillons et des lectures à haute voix, nous retournons aux racines de Noël ou de l’Aid el-Kebir, nous découvrons la tradition mexicaine de la fête des Quince Años où les jeunes filles célèbrent leur passage à l’âge adulte. Nous apprenons qu’une élève réunionnaise commémore tous les ans l’abolition de l’esclavage au cours d’une grande fête familiale. Les élèves s’intéressent aux traditions des uns et des autres, s’en étonnent, parfois s’émerveillent des légendes qui leur sont présentées.

Mettre à l’honneur les différences

Bien sûr, il y a eu des résistances : tout d’abord, de la part des élèves, qui ne souhaitaient pas se livrer, mais qui ont dépassé leurs réticences grâce aux encouragements et à l’exemple de leurs camarades ; des résistances aussi de la part de parents, qui ont interdit à leur fils d’évoquer une fête religieuse car, selon eux, il valait mieux ne pas parler de ce genre de chose à l’école. C’est dire s’il reste du chemin à parcourir pour que personne ne se sente obligé de taire certains aspects de sa vie, par crainte d’être jugé.

Quoi qu’il en soit, il me semble avoir atteint un objectif essentiel : ne pas laisser les quatre élèves venus me parler s’isoler et se refermer sur eux-mêmes. Ici, au détour d’une activité d’écriture ordinaire en cours de français, les différences ont été mises à l’honneur. Au lieu de se faire discrètes, elles se sont exposées, et cela sans qu’aucune tension, moquerie ou marque d’intolérance ne soit apparue, bien au contraire.

Mais une nouvelle fois, cette pratique reste limitée à la classe, répondant comme souvent à l’urgence du quotidien. Il serait nécessaire que cela franchisse le seuil de la salle de cours, que le collège soit lui-même un lieu de partage, d’écoute et de respect des différences. Non pas comme un refuge à l’abri de la société, mais bien comme un refus assumé des dissensions que la société véhicule et qui se frayent parfois un chemin dans l’école. Pour cela, il nous faudra nous frotter à des écueils que nous ne connaissons que trop bien : la pudeur des uns et des autres devant des sujets complexes, les familles qui peuvent y voir de l’ingérence, une direction frileuse, voire hostile, des collègues aussi, qui trouveraient le terrain trop glissant. Mais à vouloir éviter les sujets difficiles, ceux-là mêmes qui préoccupent nos élèves, nous laissons rumeur, mal-être et sentiment d’exclusion enfler, alors que, parfois, le détour par une simple activité pédagogique peut permettre de les dépasser.

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