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Pour des collectifs de travail pérennes et vivants (extrait)

Le collectif Questions de classe(s) a lancé sa nouvelle collection de livres.

Voici un troisième et dernier extrait du numéro Caporaliser, exploiter, maltraiter – Comprendre le management des écoles pour mieux lui résister, de Jacqueline Triguel.

Le 1er extrait est à lire ici : Manager les écoles : quand règnent une « liberté » et une « démocratie » fantoches.

Le 2ème ici : La souffrance au travail dans l’éducation : organisation toxique et travail empêché.

Construire notre histoire commune

Quelle histoire ?

Selon Yves Clot, « les problèmes commencent quand le sentiment de vivre la même histoire et l’expérience accumulée autour d’un service rendu pendant des décennies est traité comme un obstacle pour renouveler ce service1 ». C’est bien cette posture que les managers de l’éducation adoptent lorsqu’ils et elles renvoient à un passé révolu les luttes et les revendications des personnels pour de meilleures conditions de travail et d’études, discréditant ces mobilisations au nom d’une nouvelle modernité professionnelle qui serait basée sur un meilleur déploiement des moyens humains, en partenariat avec les personnels.

Et pourtant, le collectif de travail a bien une histoire et, pour que le travail ne devienne pas source d’incompréhension et de souffrance, chacun·e a la charge, individuellement et collectivement, de transmettre cette histoire, mais aussi de la construire.

Il y a l’histoire des métiers, celle qui est « à la fois ressource pour agir et source d’obligation2 ». Contre le sentiment de solitude et d’abandon, contre le #PasDeVague3, contre la starisation de quelques-un·es présenté·es par la direction comme des « super-profs-modèles », mais aussi contre la monopolisation du discours sur le travail par les hiérarchies, l’histoire collective des métiers existe lorsque les personnels partagent leurs expériences et échangent sur leur travail, avec ses réussites, ses difficultés et les doutes qui surgissent inévitablement. Ensemble, les collègues interrogent les enjeux de l’école, pour les jeunes et les familles comme pour les personnels qui y travaillent. Ensemble, elles et ils peuvent définir des finalités communes, des repères pour tou·tes, des principes éthiques qui guideront leurs gestes professionnels en explicitant ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas, ce qui définit un service public d’éducation digne et égalitaire, et ce qui vient l’abîmer, la part de travail formel et de travail informel, et l’équilibre que l’on peut construire pour que la vie ne soit pas envahie par le surtravail, etc.

L’histoire commune à construire et à transmettre est également celle de chaque établissement et de son quartier : quelle évolution des familles, des équipes, quels liens entre elles ? Quels choix urbains, quelles mixités ? Quels projets ont été menés, quels besoins ont été repérés au fil des années ? Quelles directions et quelles formes de management ? Quelles résistances également ? Car ce qui fait la culture d’un établissement, son histoire, c’est aussi cette histoire des luttes menées par les équipes et par les familles : pour les élèves sans-papièr·es ou sans logement; pour sauver des classes et des postes ; contre une hiérarchie injuste et autoritaire ; contre les baisses de moyens ; pour la rénovation, la sécurisation et la transformation des bâtiments, etc.

Ces histoires des métiers, des établissements et des luttes, avec leurs réussites et les échecs, constituent des repères, forment un socle sur lequel le collectif de travail et les individus peuvent s’appuyer pour guider et réguler le présent, pour anticiper l’avenir.

Un collectif qui se renouvelle

De fait, si le collectif a une histoire, c’est aussi celle des individus et des groupes qui le composent, dont l’équilibre est sans cesse à penser et à réinventer, en tenant compte et en respectant les dynamiques collectives et les tempéraments individuels.

L’absence de stabilité peut constituer un frein à l’émergence d’un collectif de travail, entre le turn over, la coexistence de personnels aux statuts et parcours de plus en plus hétérogènes, ou encore les divisions et l’absence de liens entre les différents services. De même – et peut-être paradoxalement – une équipe stable, installée depuis de nombreuses années, n’est pas toujours synonyme et garante d’un véritable collectif de travail, solidaire et engagé dans une réflexion commune autour des métiers de l’éducation. En effet, la concurrence et les tensions organisées par la hiérarchie, l’absence de temps communs, les inévitables dissensions interpersonnelles ou encore le choix d’un immobilisme rassurant ou fataliste peuvent empêcher les équipes de se constituer en collectif réfléchi, volontaire et uni.

Dans ces équipes qui se renouvellent rapidement ou au contraire qui risquent la paralysie par manque d’évolution et de dynamisme, un véritable travail de liens et d’organisation est toujours à faire, avec patience et ténacité, pour continuer à se rencontrer, à échanger et à débattre régulièrement sur le travail, afin de construire une histoire commune que chaque individu a la charge de transmettre et de maintenir vivante. Il est par exemple des collectifs qui se réunissent systématiquement en réunion d’information syndicale4, que le contexte de lutte soit brûlant ou non, afin de favoriser le dialogue et de construire des repères collectifs sur le travail. D’autres organisent régulièrement des temps conviviaux plus informels, mais à l’abri des regards et des jugements de la hiérarchie, où chacun·e peut se sentir libre d’exprimer ses récriminations, ses doutes ou ses joies. D’autres enfin produisent des textes qui retracent l’histoire de l’établissement, du bassin ou des métiers, avec ses résistances, ses transformations – voulues ou non –, et ses luttes victorieuses. Sans compter tous ces lieux de rencontre fugitive au cours des pauses, au détour d’un couloir, en plus petits groupes. Car, pour qu’un collectif de travail naisse et vive, il est essentiel de le penser, d’en prendre soin et de le nourrir, en nous émancipant des habitudes individualistes, compétitives et fracturantes qui/que favorisent bien des hiérarchies.

Soigner et faire durer nos collectifs

Un collectif qui se connaît

Pour qu’un collectif de travail s’établisse et soit pérenne, une connaissance mutuelle de ses membres semble essentielle. Se connaître, se reconnaître, livrer une part de son histoire personnelle, savoir ce qui a poussé à entrer dans le monde de l’éducation par exemple, à travailler auprès des jeunes ou encore à militer pour des services publics de qualité, mais aussi dépasser la relation affinitaire en s’intéressant aux pratiques professionnelles, aux facilités comme aux empêchements quotidiens : tout cela permet d’installer progressivement une relation de proximité et de confiance qui va au-delà de la convivialité de façade mise en place, instrumentalisée et contrôlée par les managers.

C’est en prenant le temps d’échanger de manière informelle, durant la pause déjeuner ou entre deux cours, parfois même en-dehors de nos lieux de travail, dans une relation sécurisante, que nous pouvons aussi parler de nos difficultés, nous encourager et nous soutenir mutuellement, et peut-être même trouver la force ensemble de résister et d’agir pour faire évoluer notre quotidien professionnel.

Un collectif qui débat, qui se confronte

Un autre élément ressort des collectifs de travail qui durent : il s’agit de la possibilité de débattre. Nous l’avons vu : trop souvent, le débat est censuré et caricaturé en contestation syndicale prétendument arriérée par des équipes de direction fébriles à l’idée de devoir argumenter leurs positions et d’illustrer ainsi leur méconnaissance des besoins pédagogiques et éducatifs des élèves. Les espaces et temps d’échanges eux-mêmes disparaissent des établissements scolaires, au profit de simples réunions où sont présentées les consignes et injonctions hiérarchiques à une équipe qui écoute sans rien questionner et encore moins remettre en question. Ces réunions qui font de nous de simples exécutant·es et laissent croire aux collègues débutant·es que c’est là la seule manière de travailler « collectivement ».

Or, un débat, c’est une discussion au cours de laquelle plusieurs personnes peuvent exposer leur point de vue et l’argumenter, en ayant conscience de leurs points d’accord comme de leurs divergences. Moins nous débattons, comme c’est le cas actuellement dans nombre d’établissements scolaires, plus nous prenons le risque de la léthargie et de la dépossession de notre travail. On l’a constaté pendant la crise du Covid : en plus de la communication ministérielle catastrophique, rares sont les équipes qui sont parvenues à débattre des mesures à prendre pour garder un contact de qualité et compréhensif avec les élèves et leur famille, ce qui a amplifié le sentiment de désarroi de tou·tes durant cette période.

Débattre, dans les métiers de l’éducation, implique d’oser se frotter à l’altérité, en petits groupes informels, ou en réunion plus solennelle. C’est également donner son point de vue, prendre le temps de questionner, voire de critiquer ou de contredire ; ou encore chercher à savoir, collectivement, quelles pratiques éducatives ou pédagogiques conviennent le mieux à telle situation ou à tel·le élève. « La préoccupation de la convivialité a tôt fait de mener à un refus de la négativité et du conflit, souligne Adeline de Lepinay. Or les conflits d’idées, tant qu’ils ne virent pas à l’agressivité, sont des pourvoyeurs de dynamiques, de réflexions, d’actions, et nous avons besoin d’en discuter pour avancer. Ce sont dans les méandres des discussions que se font l’élaboration collective, les apprentissages, la formation d’une pensée critique, de nos opinions, de nos grilles d’analyse5. »

Un collectif anti-oppressif

Mais pour oser prendre la parole, exprimer un avis divergent, encore faut-il que le collectif de travail soit sécurisant, dénué d’agressivité, pour reprendre le terme d’Adeline de Lepinay, ou de pratiques oppressives. Or, tou·tes, dans nos établissements, nous avons pu observer ou être victimes des pratiques humiliantes, ostracisantes ou violentes détaillées dans plus haut dans ce livre. Souvent, elles sont le fait des hiérarchies, mais elles peuvent également surgir entre pair·es, tant nous sommes conditionné·es et incité·es à la compétition, à l’envie d’apparaître comme meilleur·es, supérieur·es, dominant·es, quitte à écraser les autres pour cela. Tant aussi nous n’avons pas l’habitude de conscientiser ces micro-agressions parfois involontaires que sont les moqueries « pour rire », les remarques dévalorisantes, les remises en question. Il importe de porter une vigilance accrue à ces pratiques de domination et d’oppression et de réfléchir à la manière de les éviter, ou de les contrer : encourager les prises de parole de tou·tes, rappeler en début de réunion la légitimité de chacun·e à prendre la parole, à égalité avec tou·tes, mettre en lumière les postures oppressives, visibiliser et condamner collectivement les agressions, limiter les prises de parole des personnes familières à cet exercice afin qu’elles n’intimident pas les autres, se donner des rôles et les faire tourner d’une réunion à l’autre (gestion de l’ordre du jour, distribution de la parole, etc.).

Ces pratiques permettent de créer un espace de parole rassurant, pris en charge collectivement, avec des règles claires, un espace qui permette plus d’horizontalité entre les membres et qui dépasse les réunions stériles et léthargiques. Ces pratiques constituent un cadre propice dans lequel un collectif peut émerger pour reprendre la main sur son travail.

1 Yves Clot, Le travail à cœur. Pour en finir avec les risques psychosociaux. La Découverte /Poche, 2010, p.54.

2 Ibid. p.95

3 Créé en 2018 suite à la diffusion d’une vidéo où une enseignante se faisait menacer par un élève, ce hashtag visibilise toutes les situations de violences que l’institution met sous le tapis et plus globalement tous les cas où les personnels de l’éducation ne bénéficie d’aucun soutien de la part de leur hiérarchie. Ne pas faire de vague, c’est se taire.

4 Dans le 2nd degré, chaque personnel a droit, sur son temps de travail et sans retrait de salaire, à une heure d’information syndicale par mois, qu’il/elle fasse partie du syndicat ou non. Dans le 1er degré, ces heures sont regroupées en deux demi-journées par an (Décret n° 82-447 du 28 mai 1982 relatif à l’exercice du droit syndical dans la fonction publique / art. 2 de l’arrêté du 16/01/1985 conformément à la circulaire du 18/11/82).

5 Adeline de Lepinay, Organisons-nous. Manuel critique, Hors d’atteinte, 2019, p.94

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