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La souffrance au travail dans l’éducation : organisation toxique et travail empêché

Le collectif Questions de classe(s) a lancé sa nouvelle collection de livres.

Voici un deuxième extrait du numéro Caporaliser, exploiter, maltraiter – Comprendre le management des écoles pour mieux lui résister, de Jacqueline Triguel.

Le 1er extrait est à lire ici : Manager les écoles : quand règnent une « liberté » et une « démocratie » fantoches

Partie 2- Portrait d’une école sous la coupe du management : comment le management nous ronge et nous abîme

Lorsqu’ils exercent dans les métiers du care, de la culture, de la relation humaine, les personnels ont plus de réticences à parler de leur souffrance de travailler. En effet, dans une société habituée à comparer, à hiérarchiser, à dénigrer, ou à valoriser ses héros, on se dit toujours que les conditions de travail sont pires ailleurs, que l’on a de la chance de faire un travail intellectuel épanouissant, de pouvoir aider les autres et qu’à partir de là, on peut bien supporter quelques désagréments.

Aujourd’hui, cette posture sacrificielle ne parvient cependant plus à masquer les souffrances que génèrent l’organisation du travail et le management dans l’éducation : incompréhensions nées du manque de communication ; consignes contradictoires ou insensées ; fatigues physiques et mentales ; burn out ; démissions ; suicides. Tous les indices de la souffrance au travail étudiés dans le secteur privé se retrouvent dans le monde de l’éducation et il est indispensable d’en prendre conscience et de comprendre leur origine, ainsi que la manière dont elles s’amplifient.

La toxique organisation du travail

Un état des lieux de la souffrance dans l’éducation

Aujourd’hui, lorsque nous disons que nous travaillons dans l’éducation, il n’est pas rare que nos interlocuteurs·rices prennent un ton compatissant et nous plaignent en évoquant la dégradation des relations avec les élèves, leur manque de respect ou encore leur niveau « qui baisse ». Comme si nos souffrances de travailler étaient inévitablement liées aux élèves. Pourtant, une récente étude montre que, sur ce plan-là, le ressenti des personnels a peu évolué : ainsi, « 80,1 % des répondants [à l’enquête de l’Autonome de solidarité laïque] en 2022 pensent que la relation entre enseignants et élèves est bonne ou plutôt bonne (contre 78,2 % en 2013)1 ».

En revanche, ce que l’on constate avec les enquêtes comme lors des échanges sur le terrain, c’est un niveau d’insatisfaction jamais atteint auparavant des personnels de l’éducation vis-à-vis de leur métier et de leurs conditions de travail. Ainsi, le baromètre international santé/bien-être du personnel de l’éducation de 2021 nous informe que les personnels déplorent à la fois de l’état des locaux, les conditions matérielles d’exercice (numérique, matériel pédagogique) et les conditions d’hygiène, estimant par ailleurs, pour la majorité, que ni la direction de l’établissement ni la hiérarchie plus lointaine ne se soucie de leur santé et de leur bien-être2. C’est avec les personnels de direction et leurs méthodes de gestion que les griefs ont largement augmenté – plus 14 % par rapport à 2013 – : 67 % estiment que leur travail n’est ni reconnu ni valorisé par la direction, 32 % jugent leur relation mauvaise à très mauvaise avec les Perdir. 71 % disent ne pas être informé·es à l’avance des décisions importantes.

C’est donc se tromper de cause que de considérer que seule la relation avec les élèves explique les souffrances au travail des personnels de l’Éducation, que seules les questions salariales expliquent leur désengagement. Les causes sont aussi à rechercher du côté de l’organisation quotidienne du travail et des risques psycho-sociaux qui en découlent.

Risques psycho-sociaux (RPS), risques organisationnels

Les études sur les RPS ne manquent pas depuis dix ans, notamment depuis le rapport Gollac de 2011, qui les définit comme étant « relatifs à l’intensité du travail et au temps de travail, aux exigences émotionnelles, à une autonomie insuffisante, à la mauvaise qualité des rapports sociaux au travail, aux conflits de valeurs et à l’insécurité de la situation de travail.3 » Ces RPS se traduisent par du stress, des violences internes comme le harcèlement moral ou sexuel, ou des violences externes comme les insultes ou les menaces.

Les conséquences sont importantes pour la santé mentale et physique des travailleur·euses : douleurs, troubles du sommeil, de l’appétit et/ou de la digestion, sensations d’oppression mais aussi angoisse, mal-être, perturbation de la concentration, difficultés à prendre des initiatives ou des décisions, recours à des produits calmants ou excitants, repli sur soi, agressivité4, etc. Tout cela conduisant les personnels à être placés en arrêt de travail ou en longue maladie, à développer des burn out, à démissionner voire à se suicider5.

Et pourtant, l’institution reconnaît rarement les liens entre l’organisation du travail et les souffrances des personnels de l’Éducation. Celles-ci sont minimisées ou justifiées par la vie privée des agent·es, par leur prétendue fragilité. « L’institution construit “l’enseignant en difficulté” », écrit Françoise Lantheaume. « Des textes et dispositifs nomment, classent, réglementent, tentent de contenir, de traiter les problèmes ; ils assimilent volontiers le fait d’avoir des difficultés au fait d’être en difficulté, glissant ainsi vers une conception essentialiste. Les enseignants “en difficulté” ont, selon le discours majoritaire des experts, un passé, des caractéristiques psychologiques (infantilisme, caractère qualifié de “psychorigide”…), ou des difficultés d’ordre privé, qui expliqueraient les défaillances repérées.6 »

Cette individualisation des difficultés professionnelles est bien pratique pour dédouaner la hiérarchie de ses responsabilités et lui éviter de remettre en question ses modes d’organisation du travail. Elle permet également de culpabiliser l’agent·e en le/la rendant responsable de ses problèmes : c’est elle/lui qui n’arrive pas à s’adapter, qui est systématiquement renvoyé·e vers les services psychologiques du rectorat, ou qui ne sait pas gérer sa vie privée.

Le discours institutionnel niant les causes organisationnelles de la souffrance au travail et la rejetant sur des questions de personne fait son œuvre : seul·es avec leurs tâches professionnelles, seul·es contre les autres, il n’est plus rare aujourd’hui d’entendre des personnels pointer du doigt un·e collègue en difficulté, en insistant sur sa seule responsabilité et en minimisant, voire en ignorant et en niant celle des représentant·es de l’institution, pourtant garant·es et juridiquement responsables de la santé et de la sécurité de tou·tes les salarié·es7.

Le travail empêché

Qu’est-ce que le travail empêché ?

Selon le sociologue Yves Clot, on parle d’activité empêchée lorsque le/la travailleur·euse finit sa journée de travail en étant insatisfait·e de ce qu’elle/il a fait, et ceci, de manière répétée. « Ce qui s’avère fatigant, développe-t-il, ce qui exaspère les salariés, ce n’est pas la réalisation de la tâche mais l’empêchement, l’arrêt de l’action en cours. C’est, de façon récurrente, de ne pas pouvoir terminer ce qui a été commencé, de devoir attendre en pensant à ce qu’on pourrait faire, de faire une chose en pensant à une autre, et même de commencer une tâche en sachant très bien qu’on ne pourra pas la mener à bien.8 » Dans les établissements scolaires, les obstacles à bien travailler sont clairement identifiés et régulièrement mis en avant par les personnels : manque d’informations ou informations contradictoires qui obligent à recommencer, matériel indigent, démultiplication des documents à remplir pour la moindre demande de marqueur ou de feuilles, outils numériques liés aux politiques des collectivités locales, en rupture avec les besoins du terrain, mais auxquels il faut se soumettre malgré tout. Autant d’obstacles ou de tâches absurdes et inutiles, dont le rapport avec la pédagogie et l’accompagnement des élèves est bien lointain. Des tâches qui distendent le sens de nos actions quotidiennes et créent la sensation d’un activisme vain qui nous éloigne de nos missions premières. Sans compter le fait que l’administration ne cesse de nous demander des comptes, traçant et comptabilisant notre temps et nos dépenses, comme si elle nous soupçonnait de gaspiller l’argent public en demandant du matériel pour nos classes.

Les aspects pédagogiques de nos métiers ne sont pas en reste pour ce qui est de l’empêchement à bien travailler : combien font des recherches pour une sortie, un voyage, voire montent le dossier, tout en ayant conscience que le budget sera peut-être insuffisant pour permettre la réalisation de tous les projets à destination des élèves, quel que soit leur pertinence pédagogique ? Combien font cours dans des classes à 30 ou 35 élèves, en sachant d’emblée que leur accompagnement sera insuffisant du fait de cette configuration ? Combien remplissent les grilles – absurdes qui plus est, du fait de leur standardisation – pour lister les adaptations à destination des élèves en situation de handicap, tout en sachant qu’il leur manque une formation solide au handicap, ou même que ces adaptations, dans des classes surchargées, seront difficiles à appliquer ? Les personnels de l’éducation savent que l’inclusion n’est qu’un mot dont l’institution se paie, mais chaque année elles/ils remplissent les mêmes dossiers, font les mêmes réunions, prononcent les mêmes phrases, dont l’effet sera infime.

Ce sont toutes ces situations, organisées par l’institution, à tous les échelons de la hiérarchie, qui créent la souffrance au travail et la perte de confiance.

Comment la hiérarchie nous empêche de travailler

Formule sans doute dissonante qui consiste à dire que la hiérarchie empêche les personnels de travailler. Et pourtant… Ce sont bien les Perdir qui détournent les collègues de leurs missions d’accompagnement des élèves lorsqu’elles/ils leur proposent des missions supplémentaires qui les obligent et leur donnent une charge de travail qui s’ajoute à leur quotidien. Ainsi, a-t-on vraiment besoin d’un référent bibliothèque sonore qui crée des documents d’information et de suivi à destination de tou·tes ? Un message de la direction pour informer de l’existence de cette ressource n’était-il pas suffisant ? De même, quel intérêt à demander à une collègue de devenir référente classe coopérative dans un établissement, si ce n’est lui imposer un surtravail dans le but d’informer, de documenter ou de convaincre les collègues de se lancer dans une telle pratique ? On voit également des Perdir qui incitent les enseignant·es à se vendre, à vendre leurs projets en adoptant des stratégies de communication : publications sur le site du collège, affiches et dépliants publicitaires, création de slogans, démarchage de potentiel·les partenaires dans la commune, le département ou la région. Et tout cela sans rémunération, évidemment. Les collègues qui acceptent se sentent ensuite responsables, ont l’impression de devoir faire leurs preuves, de devoir montrer qu’elles/ils font leur travail en se montrant productif·ives, en consacrant des heures à ces tâches de marketing. Et il est même des chef·fes d’établissement qui font passer des simulacres d’entretien d’embauche à celles et ceux qui souhaitent devenir professeur·e principal·e… Pression, travail de préparation supplémentaire, remise en question lorsque l’on n’est pas retenu·e, voilà comment la hiérarchie nous détourne de nos missions d’accompagnement des élèves. Et avec le Pacte enseignant, il est à parier que ce surtravail et cette pression que les collègues ressentent intérieurement deviendront formels et exigibles, par le biais des contrats-lettres de mission signées par les personnels.

Plus quotidiennement encore, certain·es Perdir envahissent nos lieux de travail et parasitent les routines professionnelles que nous avons construites et qui sont essentielles à notre équilibre. Elles/ils s’immiscent sans cesse en salle des personnels, par exemple, alors que nous voulons y corriger des copies, y échanger sans détour avec nos collègues, y exprimer librement nos désarrois, nos colères ou nos satisfactions. En présence de la hiérarchie, nous ne disposons évidemment pas de la même liberté de parole.

Dans les cas les plus extrêmes mais non les moins fréquents, envahir l’espace de travail, consiste à interpeler un·e collègue en salle des personnels, dans le couloir, devant la porte de sa classe. Certaines fois, c’est pour lui proposer de s’inscrire à un stage d’établissement – dont le/la chef·fe a décidé seul·e et qu’il lui faut donc « remplir » – sans lui donner le temps de réfléchir et encore moins de refuser puisque la demande est faite en public. D’autres fois, c’est pour l’attaquer, lui reprocher des absences, lui dire de passer au bureau alors que la transmission d’une convocation écrite en bonne et due forme est largement possible9. On imagine aisément à quel point la sérénité et la concentration des collègues sont atteintes après de tels échanges…

Progressivement, nous nous habituons à ne plus travailler sereinement, à être sans cesse interrompu·es, parasité·es, retenu·es par d’autres préoccupations que celles qui devraient être les nôtres, à savoir l’accompagnement des élèves dans leur parcours scolaire, la formation d’individus conscients et critiques, libres de leurs choix. Et cet éloignement forcé de nos missions n’est pas sans conséquence sur notre santé. Il fait naître un sentiment de culpabilité et génère et/ou accentue les conflits éthiques que nous rencontrons dans notre travail.

[…] Extrait de Caporaliser, exploiter, maltraiter – Comprendre le management des écoles pour mieux lui résister, de Jacqueline Triguel.

1 « L’ASL dévoile les premiers résultats de l’étude sur le climat scolaire (2nd degré) » https://www.autonome-solidarite.fr/articles/lasl-devoile-les-premiers-resultats-de-letude-sur-le-climat-scolaire-2nd-degre/

2 Baromètre de la MGEN: https://www.educationsolidarite.org/comment-vont-les-enseignant%C2%B7e%C2%B7s-a-travers-le-monde-publication-des-resultats-du-barometre-international-sante-bien-etre-du-personnel-de-leducation/

3 https://travail-emploi.gouv.fr/IMG/pdf/rapport_SRPST_definitif_rectifie_11_05_10.pdf

4 Synthèse de l’Institut national de recherche et de sécurité pour la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles (INRS) https://www.inrs.fr/risques/stress/effets-sante.html

5 Lorsqu’elle s’est suicidée, en septembre 2019, Christine Renon, directrice d’école, a laissé une lettre mettant en cause ses conditions de travail et son épuisement professionnel. L’imputabilité au service a été reconnue un an après par les services départementaux de l’Éducation nationale dans une lettre adressée à sa famille.

6 Françoise Lantheaume, « Tensions, ajustements, crise dans le travail enseignant : un métier en redéfinition », Pensée plurielle, 2008/2 (n° 18), p. 49-56. DOI : 10.3917/pp.018.0049. URL : https://www.cairn.info/revue-pensee-plurielle-2008-2-page-49.htm

7 Sur la responsabilité de l’employeur·euse : articles L 4121-1 et suivants du Code du travail.

8 Yves Clot, Le travail à cœur – Pour en finir avec les risques psychosociaux, La Découverte Poche, 2015, p.95.

9 Code des relations entre le public et l’administration, articles L211-1 à L211-6.

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