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Manager les écoles : quand règnent une « liberté » et une « démocratie » fantoches

Le collectif Questions de classe(s) a lancé sa nouvelle collection de livres.

Voici un premier extrait du numéro Caporaliser, exploiter, maltraiter – Comprendre le management des écoles pour mieux lui résister, de Jacqueline Triguel.

Le « nudge management » : libérer, inciter, manipuler

To nudge signifie « pousser, donner un coup de pouce, encourager ». Théorisé dans les années 2000 par Cass Sustein et Richard Thaler1, le nudge management consiste à influencer les choix et les décisions des salarié·es, tout en construisant l’impression qu’elles et ils agissent librement dans une gestion dite « participative » du travail. Le/la manager biaise la présentation des faits, s’appuie sur ce qu’il/elle aura analysé comme des faiblesses chez les personnels ou sur des leader capables d’alimenter les attitudes grégaires du groupe.

La liberté piégée dans l’éducation : des personnels libres à l’école ?

Pour stimuler et inciter les personnels à s’impliquer davantage, les hiérarchies mettent en avant la liberté dans le travail, à l’image du nudge management dans les entreprises : liberté de monter des projets, liberté de choisir les enseignements facultatifs de l’établissement, liberté de décider quel·les élèves pour quelle option, liberté d’évaluer par compétences ou par notes. Une liberté individuelle, en somme, exercée par chaque personnel dans sa classe, ou par petites équipes disciplinaires ou affinitaires, sans l’exigence d’une mise en cohérence d’ensemble.

Cependant, le nudge management oriente également les choix et influence les décisions des équipes : elles sont libres de choisir, mais dans une alternative imposée par la hiérarchie. Libres de monter des projets, mais pour que la direction puisse mieux les trier et n’en sélectionner qu’une infime partie, faute de budget, dit-elle. Pire encore lorsque les chef·fes d’établissements leur demandent d’adopter un des projets de l’académie, du département, de la commune, au lieu d’exercer leur expertise pédagogique. Le concours Science Factor en est un exemple très éclairant : appuyé par le ministère et proposé dans plusieurs académies, il présente des finalités louables, qui peuvent inciter les équipes à s’y inscrire : « faire émerger des idées et projets d’innovation citoyens, avec une participation égale de filles et de garçons […] construire en équipe […] un projet scientifique ou technique innovant, une invention ayant un impact positif clairement démontré au niveau sociétal, économique ou environnemental2. » Mais lorsque l’on s’attarde sur les détails du projet, on se rend compte qu’il s’agit d’un cadre très rigide qui restreint la liberté pédagogique, et qui est piloté par de grandes entreprises (Orange, Engie, BPIfrance, ou encore Sopra Steria). Ainsi, sous le couvert de liberté de projet – liberté d’entreprendre ? – les hiérarchies installent les orientations qui contribuent à la transformation toujours plus libérale de l’Éducation nationale.

Manager une démocratie fantoche

Les instances des établissements, en particulier dans le 2nd degré, fonctionnent selon le même mode fantoche : donner à croire que les décisions sont démocratiques et créer l’illusion d’un travail collectif et d’une gestion participative. Officiellement, le conseil d’administration (CA), le conseil des maître·sses et le conseil d’école apparaissent comme des instances de débat et de décision, sur consultation et vote des membres de la communauté éducative (en partie élu·es dans les collèges et lycées). Une acception possible de la démocratie : par délégation et représentation. Mais la réalité du terrain démontre que cette démocratie n’est souvent que de façade. Les élections sont mal préparées et mal organisées. Les chef·fes d’établissement pilotent les CA comme de simples instances de validation de décisions déjà prises par l’équipe de direction ou par l’institution qu’elle représente. Certain·es vont jusqu’à dire que le CA n’est pas un lieu pour débattre et les compte-rendus officiels sont eux-mêmes expurgés des contenus des échanges en se limitant à lister et enregistrer les résultats des votes.

Vidées ainsi de leur sens, les instances peinent parfois à trouver des personnels volontaires et motivés pour y participer. Ces lieux peuvent aussi être confisqués par une poignée d’habitué·es devenu·es « spécialistes de la représentation » des personnels, mais qui ne consultent pas les collègues qui les ont élu·es et ne leur rendent aucun compte, faute de temps, faute d’envie, faute d’habitude, ou sous le prétexte du désintérêt des autres personnels… Plus encore, les sièges peuvent être accaparés par des collègues tout acquis·es à la cause managériale et devenu·es simples courroies de transmission des directives des chef·fes. Elles et ils oublient par là que leur rôle de représentant·es des personnels implique l’écoute et le relais des préoccupations de leurs collègues, souvent dans un rapport de force et d’opposition vis-à-vis de la direction-institution qui n’hésite jamais à réprimer celles et ceux qui, de moins en moins nombreux·ses, n’oublient pas leur rôle critique3. « Nous avons trop admis l’idée que la démocratie était forcément représentative, nous met en garde Ludivine Bantigny. Mais cette assimilation entre “représentants” et “démocratie” est, comme souvent, historiquement déterminée. Elle résulte d’un long processus de canalisation et même de répression de la parole collective.4 »

Donner l’impression aux personnels qu’elles et ils ont la liberté de choisir et qu’elles et ils le font démocratiquement au sein des instances officielles de l’établissement permet au final de dévier le regard critique et le pouvoir d’agir des équipes en les redirigeant vers des préoccupations construites et imposées par la hiérarchie (nombre d’élèves par option, répartition des élèves, projets…).

Oubliées, les classes surchargées, le manque de matériel, l’inclusion sans moyens, les fenêtres qui ne ferment pas, les conditions de travail dégradées, etc. : par le biais d’une fausse liberté et de fausses instances de faux débats, la hiérarchie nous impose son rythme, son vocabulaire, ses préoccupations, ses choix, son agenda et reste, au final, seule décisionnaire. Et nous, nous ne faisons que nous débattre dans le cadre posé, sans croire à la possibilité de le transformer.

1 Sustein Cass et Thaler Richard, Nudge, Pocket, 2012.

2 https://www.sciencefactor.fr/

3 Dans les Yvelines, une cheffe d’établissement a fait figurer dans le Rendez-vous de carrière d’une collègue élue au CA ses prises de position freinant, selon la cheffe, le fonctionnement de l’établissement. Dans le 93, un collègue ayant lu une fable en CA pour critiquer une formation indigente imposée aux personnels de l’établissement s’est vu convoqué par le rectorat.

4 Ludivine Bantigny, Que faire ?, éditions 10/18, collection Amorces, 2023, p.35.

1 Comment

  1. Pierre-André DIONNET

    Impatient de lire cet ouvrage.
    Il est temps que l’on s’empare de cette question qui jusqu’ici n’a été travaillée que par une poignée de lanceurs d’alerte, parfois freinés par… leurs propres syndicats !
    Cela fait plus de douze ans que j’emploie publiquement l’expression de “francetélécomisation” des salariés de l’Education nationale, bien avant l’émergence du mouvement de la libération de la parole qu’a été #PasdeVague en octobre 2018.
    On peut aussi “rendre à César ce qui lui appartient”, merci. 😉
    Pierre-André DIONNET

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