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Porteur·ses de cartables

Une d'un journal de 1960 "Les adeptes du professeur Jeanson (en fuite), chef d'un réseau de soutien au FLN. Les portraits des accusé·es sont montrés en photo.

Qu’y a-t-il dans le fameux cartable du prof ? Qu’est-ce qu’on y passe discrètement dans l’école en y franchissant les portes ?

La rentrée 2023 est marquée – une fois encore – par une ignominieuse note de service visant les élèves musulman·es dont les « tenues de type abaya ou qamis » sont désormais interdites. Elle induit des pratiques discriminatoires, sexistes et racistes, pour les personnels. « On imagine déjà, écrit Sud Éducation, les situations ubuesques que cette note de service va générer et les humiliations islamophobes et sexistes quotidiennes qu’elle va permettre de cautionner. »

Alors que la loi de 1905 n’imposait la neutralité qu’aux agent·es du service public afin de garantir la liberté de conscience aux élèves, la loi de 2004 (et beaucoup d’usages institutionnels de la laïcité depuis), on élargit la neutralité religieuse aux élèves, en visant plus particulièrement les jeunes femmes musulmanes ou supposées et leurs tenues. Actuellement, la loi garantit la liberté de conscience tout en en limitant l’expression, et vise dans la pratique les tenues des filles musulmanes – une « falsification » de la laïcité, dénonce par exemple le « cercle des enseignant.es laïques ».

Aristide Briand vous avait prévenu.

Étrange d’ailleurs qu’aucun·e journaliste ne demande aux militant·es de la loi de 2004 le bilan qu’ils·elles tirent de cette mutation de la laïcité si presque 30 ans plus tard, ils·elles se sentent obligé·es de légiférer à nouveaux. Comment ne pas penser à Aristide Briand qui, en 1905, défendait que « la soutane devient, dès le lendemain de la séparation, un vêtement comme un autre » car de toute manière « la soutane une fois supprimée[…], si l’Église devait y trouver son intérêt, l’ingéniosité combinée des prêtres et des tailleurs aurait tôt fait de créer un vêtement nouveau […] ». Le père fondateur de la laïcité vous avait prévenu·es. « Ce serait encourir, pour un résultat problématique, le reproche d’intolérance et même s’exposer à un danger plus grave encore, le ridicule, prophétisait-il, que de vouloir, par une loi qui se donne pour but d’instaurer dans ce pays un régime de liberté au point de vue confessionnel, imposer aux ministres des cultes l’obligation de modifier la coupe de leurs vêtements. » Mais l’utilisation de Briand, si d’actualité soit-elle, reste un peu anachronique. Le ministre de l’éducation nationale ne vise pas aujourd’hui la puissante institution ecclésiale, mais les descendant·es des indigènes l’empire coloniale, « les musulmans ». Les droits ouverts par la laïcité en 1905 ne concernaient d’ailleurs pas les populations de l’empire. Ce n’est pas la régulation entre deux institutions qui est visée aujourd’hui, mais l’administration racialisante d’un groupe minoritaire.

Sauf dans le cas où l’ordre donné est manifestement illégal

A la rentrée 2023, l’école est donc (encore) utilisée comme l’instrument d’un «racisme d’État ». Quand invoquerons-nous, nous travailleurs·ses de l’éducation, alors un « devoir de désobéissance » ? Dans le code de la fonction publique, il est écrit « L’agent public doit se conformer aux instructions de son supérieur hiérarchique, sauf dans le cas où l’ordre donné est manifestement illégal et de nature à compromettre gravement un intérêt public » (article L121-10). Rappelons que le code de l’éducation s’ouvre par :

« L’éducation est la première priorité nationale. Le service public de l’éducation est conçu et organisé en fonction des élèves et des étudiants. Il contribue à l’égalité des chances et à lutter contre les inégalités sociales et territoriales en matière de réussite scolaire et éducative. Il reconnaît que tous les enfants partagent la capacité d’apprendre et de progresser. Il veille à la scolarisation inclusive de tous les enfants, sans aucune distinction. […] Outre la transmission des connaissances, la Nation fixe comme mission première à l’école de faire partager aux élèves les valeurs de la République. Le service public de l’éducation fait acquérir à tous les élèves le respect de l’égale dignité des êtres humains, de la liberté de conscience et de la laïcité. […] »

Code de l’éducation

Rappelons aussi que le référentiel de compétences des enseignant.es rappelle qu’ « agir en fonctionnaire éthique et responsable » consiste à :

« se mobiliser et mobiliser les élèves contre les stéréotypes et les discriminations de tout ordre »

Référentiel de compétences des enseignants, 2013

Dans la hiérarchie des normes, le code de l’éducation est supérieur à une note de service.

« Nous, ce dont on a besoin, c’est des porteurs de valises »

Le 22 septembre, Sud Éducation 93 publie un livre intitulé Entrer en pédagogie antiraciste aux éditions Shed Publishing. Cette sortie est attendue tant le manque de réflexions sur le sujet était criant. L’ouvrage propose à la fois des «  analyses des rouages du racisme à l’école », mais aussi des pistes pour « intégrer concrètement l’antiracisme aux méthodes d’apprentissage et d’accueil des élèves et de leur famille ». L’antiracisme a sa place dans l’institution, et même si comme le précise le livre, « l’école républicaine française est un espace où nommer et analyser les formes institutionnelles du racisme peut s’avérer périlleux », ses réflexions éthiques et politiques devraient avoir sa place dans nos cartables (et donc nos salles de classe).

Fin août, le congrès de la pédagogie Freinet qui avait lieu à Nanterre portait sur la « lutte contre toutes les dominations ». Malgré un petit séisme en interne au mouvement, la question qu’adressent les pédagogues Freinet à l’école est d’une brûlante actualité. Et nous, que faisons-nous pour lutter contre le racisme de la société mais aussi de l’école ? Comment la pédagogie Freinet peut-elle être un outil pour armer les élèves racisé·es ? Comment peut-elle aider à la conscientisation ? Lors de ce même congrès, lors d’une rencontre entre les enseignant.es Freinet et des militant.es des quartiers populaires de Nanterre, un de ces derniers a déclaré quant aux rôles des enseignant.es, majoritairement blanc.hes, de la salle : « Nous, ce dont on a besoin, c’est des porteurs de valises ». L’homme, pour qui l’antiracisme d’aujourd’hui ne peut exister qu’adosser à une politique anti-impérialiste, faisait alors référence à ces français.es qui se sont engagé.es aux côtés du FLN et contre la France pendant la guerre d’indépendance algérienne. Ces français·es s’engageaient notamment dans l’aide aux transports de faux-papiers et de fonds à destination du FLN. Certain·es ont été ensuite jugé·es pour « haute trahison ».

Plus de soixante ans plus tard, et nous, qu’avons-nous de caché dans nos cartables ?

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