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De l’établi à la bibliothèque Lire à la chaîne

Alors que vient de sortir en librairie L’envers de Flins, Une féministe révolutionnaire à l’atelier aux éditions Syllepse, nous publions ici l’entretien que Fabienne Lauret nous avait accordé dans la revue N’Autre école.
Nous reviendrons sur ce parcours dans les jours à venir, en attendant, nous vous invitons à découvrir ce formidable livre…


Après trente-sept années à Renault Flins, Fabienne Lauret n’a rien perdu de sa rage contre un système social qui exploite et opprime. D’abord établie dans les ateliers de l’usine, l’envie d’évoluer, au début des années 1980, et la victoire au Comité d’Entreprise d’une section CFDT d’inspiration autogestionnaire et combative, l’ont alors menée vers la médiathèque du CE : pour ne pas quitter l’usine, pour ne pas quitter la lutte… parce que ce n’est ni le travail ni le livre qui nous émancipent mais le collectif et l’engagement.

Questions de Classe(s) – Dans quelles conditions t’es-tu « établie » à Renault Flins ?

Fabienne Lauret –
Je suis entrée à Renault Flins le trois mai 1972. Avant cela, il m’a fallu « construire » mon CV, passer par des usines plus petites et moins suspicieuses face au risque d’embaucher des « établis ». Quatre années exactement après la grande grève de mai 68 (qui a changé le cours prévisible de mon existence), et au bout de deux années d’études dilettantes à l’Université pour devenir enseignante, me voilà ouvrière d’usine à 21 ans. Par choix idéologique 1, politique, et même affectif… Car je n’y entre pas seule. Mon compagnon d’alors, Nicolas 2, y travaille déjà. D’autres établis sont également prévus pour travailler à Renault, ainsi que dans d’autres entreprises du coin (Cellophane, cimenteries, etc.). Pour nous, c’était en usine que devait se faire prioritairement le travail politique. Mais nous avions, en plus des établis, une équipe de soutien extérieur, des enseignants, des étudiants, etc. C’est dans cette dynamique que certains d’entre nous ont été à l’initiative de la création d’une librairie : La Réserve, à Mantes-la-Jolie.

Q2C – Quel était, à cette époque, votre rapport avec les livres ?

F. L. – La lecture était centrale pour nous, à travers nos écrits, tracts, bulletins, brochures (il n’y avait pas internet !). On voulait les diffuser dans l’usine mais aussi dans les cités. L’équipe extérieure jouait un rôle important de soutien et de diffusion (par exemple de notre bulletin La Clef à molette). Mais nous voulions aller plus loin. On a participé à une asso, pour rassembler des gens autour du projet de librairie. L’objectif commun était d’avoir un lieu où l’on ne parlerait pas forcément que de politique mais aussi des enfants, de la maison… et dès le départ, l’identité de la Réserve s’est construite autour de soirées de débats… qui se tenaient dans la cave du local ! C’était très divers, de Séverine Auffret, présentant son livre Des couteaux contre des femmes. De l’excision des femmes à Catherine Baker parlant de l’éducation à la maison (Insoumission à l’école obligatoire, 1985). Dès le départ, cette librairie était conçue comme un lieu de rencontre : on n’y venait pas uniquement pour acheter des livres mais aussi pour retrouver des gens.

Q2C – Faire entrer les livres à l’usine… ça a été au cœur de ton travail à Flins ?

F. L. – J’ai une formation scolaire et dans ma famille (militante : mes parents m’ont prénommée Fabienne en l’honneur du résistant communiste le Colonel Fabien !), j’ai baigné dans la lecture. C’est surtout au cours de la deuxième partie de ma vie à Flins, lorsque j’ai quitté l’atelier, que le travail autour de la culture et de la lecture est passé au premier plan. J’aurais pu, à ce moment-là, quitter l’usine. Mais je ne le souhaitais pas, c’était là que je voulais travailler, vivre et militer. Si, au départ, j’avais songé à devenir enseignante au sein de l’usine, donner des cours de français, la victoire de la CFDT aux élections du CE, succédant à la CGT après une belle grève victorieuse, m’a offert une autre opportunité. La nouvelle orientation tendait à développer une « culture émancipatrice ». Le service Loisirs et culture (où il y avait la bibliothèque et la discothèque, les expositions, les voyages et les sorties, fêtes culturelles) était d’ailleurs déjà animé en grande partie par la CFDT avant même la victoire au CE… J’ai été embauchée mais je ne voulais pas que cela apparaisse comme du favoritisme « syndical », j’ai suivi une formation, d’abord de discothécaire puis de bibliothécaire.
Il y avait la bibliothèque qui vivotait, une discothèque bien fournie, et une récente vidéothèque. Le nouveau CE a voulu faire un lien plus visible et plus valorisant entre les différents supports culturels en créant la Médiathèque… ça a permis de renouveler en partie le fonds de la bibliothèque en remplaçant petit à petit des ouvrages en trop grand nombre édités par le Parti Communiste, des abonnements à des publications improbables que personne ne lisait… pour des ouvrages qui intéresseraient plus les salariés. Non sans contradiction parfois, quand, plus tard – malgré l’opposition de Nadine, ma collègue et de moi-même – la médiathèque s’est abonnée à la presse people (qui s’est arrachée).
Notre idée, c’était d’avoir une sorte de grand hall d’accueil et pas d’entasser des livres dans un coin. Pour que les gens lisent, il fallait ouvrir le lieu. Au début des années 80, les médiathèques, même municipales, étaient très rares. On a réfléchi à une organisation qui permette des ponts entre les disques, les vidéos, les livres et surtout les animations. L’idée, qui était celle portée par la CFDT d’alors, était de ne pas valoriser le livre comme le support culturel suprême. On avait un fonds musical énorme, du classique et aussi une belle collection de titres de jazz. Mais les ouvriers n’empruntaient pas suffisamment… Il fallait de l’animation autour pour les attirer.
Pour toucher les 20 000 salariés (45 % d’immigrés dont 80 % à la chaîne) de cette « ville usine » en pleine campagne qui s’étend sur 247 hectares, il existait déjà des bibliobus qui venaient présenter des ouvrages jusque dans les couloirs de l’usine, près des vestiaires, au moment des changements d’équipes. Il fallait aller vers les ouvriers qui ne pouvaient pas forcément se déplacer à la médiathèque. Le nouveau CE a renforcé et multiplié les annexes du CE (jusqu’à 3), proches des restaurants dans l’usine, qui ont remplacé les bibliobus dans les couloirs.

Q2C – La lecture, une affaire de classe ?

F. L. – La médiathèque n’était pas fréquentée par les cadres, trop marquée « syndicalement » pour eux… Ceux qui lisaient le plus, c’étaient les femmes (10 % du personnel sur le site). Le secteur qui rencontrait le plus de succès était celui de la littérature jeunesse, d’ailleurs on ne comptabilisait pas les emprunts pour ces titres. Il était valorisé avec des animations spécifiques.
Mais le cœur de notre travail, ce dont on était les plus fières, ce sont les expositions : celle sur la poésie contre le racisme (dès 1977, donc avant le changement de majorité au CE), par exemple, où on a fait participer les travailleurs. On présentait aussi des choses sur Hergé, sur des chanteurs, sur les CD et leur fabrication… L’exposition sur les nationalisations, entamée au moment de l’arrivée de la CFDT, n’a jamais vu le jour à cause des divergences à ce sujet avec les membres du PCF…

Q2C – Peux-tu nous parler de ces animations ?

F. L. – J’ai quitté la médiathèque pour le service animation à sa création en 1986 – avant de retourner à la Médiathèque en 2000, après moultes péripéties (déplacée, déqualifiée au gym­nase, etc.), car le service animation avait été supprimé par FO, devenue majoritaire.
Il fallait réussir à impliquer les travailleurs, les rendre actifs. Pour cela les thèmes n’étaient pas forcément politiques ou directement sociaux… On a travaillé avec un boulanger de la région (dégustation journalière pour une expo-animation sur le pain), une autre fois ce fut le vin, etc. Il y avait 3 ou 4 animations de ce type par an. Je me souviens surtout d’une expo consacrée à l’art et l’automobile où se mêlaient littérature, sculpture, BD, cinéma autour d’un thème central dans notre vie à l’usine ! On a d’ailleurs exceptionnellement ouvert le CE un WE pour permettre aux familles de venir voir l’expo et elle a tourné sur d’autres sites. Nous proposions des choses sur l’artisanat, le parfum, les pin’s les costumes du monde, etc. On ne présentait pas d’ailleurs systématiquement le livre comme le seul objet culturel ou le plus « noble ». Les animations avec les collectionneurs plaisaient beaucoup et avaient toujours un grand succès parce que les gens s’y étaient investis en apportant des objets qui leur appartenaient. Il fallait partir du vécu, sans élitisme, et ensuite donner conscience du social derrière. Le personnel de la médiathèque produisait souvent à ces occasions des bibliographies, discographie, filmographies pour faire le lien avec le fonds disponible. C’était ça « le travail de masse », lointain héritage du vécu maoïste ! Mais on a aussi proposé des animations sur mai 68, 1789 ou 1936 – à cette occasion, on a fait une animation accordéon et certaines d’entre nous étaient venues en habits d’époque !
On déambulait dans l’usine en faisant des appels pour inviter les ouvriers à venir aux animations. On a aussi obtenu une page du CE dans le journal officiel de l’usine, c’était un des moyens pour populariser les activités du CE et notamment culturelles, parler littérature, musique, etc.

Q2C – En quoi ce travail d’animation culturelle dans l’usine se distinguait-il de ce qui se faisait avant et de ce qui existe aujourd’hui ?

F. L. – Nous ne négligions pas pour autant les sujets politiques. Ce furent des combats difficiles parfois, comme celui de la condition des femmes. Avant notre arrivée, le CE CGT offrait un cadeau ménager (par exemple, un tablier de cuisine à l’occasion de la fête des mères). On a remplacé ça par des spectacles (un des premiers fut celui de Yolande Moreau à la salle Jacques Brel de Mantes-la-Ville), des animations pour le 8 mars avec des expos sur les droits des femmes. Il fallait toujours le petit cadeau, mais on essayait de trouver des choses plus culturelles… On a travaillé aussi sur une enquête auprès des femmes « Femmes et loisirs » : « Quels sont vos loisirs ? Quels sont ceux dont vous rêvez ? » À titre de comparaison, la politique du CE, aujourd’hui tenu par FO, est horrible et surtout très consumériste. FO n’a jamais valorisé la médiathèque, préférant offrir aux femmes des spectacles de Chippendales pour la fête des mères et des calendriers avec des femmes nues pour les hommes… D’ailleurs, ils ont supprimé le service animation, ce fut très dur. Je me suis retrouvée affectée au gymnase. Nadine, avec qui je travaillais m’a dit : « alors OK, on va faire ça à mi-temps, en alternance sur chaque lieu. » Les gens qu’ils embauchaient ne s’intéressaient plus à l’usine. Moi, qui en venais, cela me choquait
Ce qui relie mes engagements à Flins, depuis mon arrivée jusqu’à ma retraite, c’est peut-être cette volonté de valoriser les gens : qu’ils ne soient pas que des « ouvriers à la chaîne » mais aussi des travailleurs conscients. Aujourd’hui, l’usine tourne surtout avec des intérimaires qui ne sont pas attachés à l’entreprise. Être intérimaire, c’est terrible. Même le CE ne leur donne rien : pour emprunter à la médiathèque, il faut donner une caution parce qu’ils peuvent quitter l’usine du jour au lendemain… Les salariés (à ce jour 2 000 max à Flins et une dizaine au CE – longtemps une quarantaine), ne lisent quasiment plus, téléchargent musiques et films, n’ont plus le temps de venir au CE (contrôle des déplacements accrus, temps de repas des équipes basculé en fin de poste, fermeture des restaurants sauf un en normale, fermeture des annexes CE, pour cause de baisse des effectifs au CE). Des conditions peu favorables au développement de la lecture des livres et journaux, mais qui touchent aussi à l’ensemble de la société…
Je pense que le livre dans l’entreprise peut avoir un effet subversif, le fait de lire à l’atelier autre chose qu’un journal, c’est déjà un combat. Jacques, un autre établi de Flins, a eu un autre rapport que moi avec le livre (voir encadré). Mais il y a toujours un aspect subversif : t’es pas là pour lire, pour réfléchir, tu peux tricoter, jouer aux cartes, boire un coup, mais pas lire… En même temps, si tu es aussi tout seul dans ton livre, tu n’es pas avec les autres… à moins de faire des lectures collectives (mais c’est une autre histoire que nous avons abordée dans la discussion enregistrée avec Fabienne et mise en ligne sur le site Q2C). ■

Fabienne Lauret, propos recueillis par G. Chambat pour Q2C

1. Ce groupe local, membre de « Révolution ! », devenu plus tard « l’Organisation Communiste des Travailleurs » (scission de la Ligue communiste en 1971, dénommée plus tard la LCR puis le NPA), prône la « centralité de la classe ouvrière » dans la nécessaire et inévitable révolution sociale qui doit intervenir dans les dix années à venir, nous n’en doutons pas. Le mouvement de 1968 n’a été qu’une « répétition générale » ! Nous inspirant aussi de certains apports de la révolution chinoise, nous estimons que nous devons « être comme un poisson dans l’eau, et donc travailler au sein des usines »…
2. Nicolas Dubost, auteur de Flins sans fin, Maspero, 1979.

2 Comments

  1. patoche

    De l’établi à la bibliothèque Lire à la chaîne
    excellent livre et expérience d’une militante révolutionnaire plus que conséquente, bravo pour l’entrevue. hasta la vitoria siempre, pastèque! vert dehors! rouge dedans! noirs pépins!

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