Un entretien avec Yves Reuter à propos de Une école Freinet, fonctionnement et effets d’une école alternative en milieu populaire (L’Harmattan, 2007) paru dans le n° 2 de la revue N’Autre école.
En 2001, débutait une étude rare en France, cinq ans d’analyse d’une école publique Freinet en banlieue lilloise, avec des chercheurs et des méthodes variées. Il est parfois dit que les ponts entre les praticiens de terrain et la recherche ne sont pas assez nombreux, on a donc interrogé Yves Reuter, qui a coordonné l’étude. Même si ni le rouleau compresseur des contre-réformes Sarkozy ni la crise de 2008 n’étaient encore passés par là, il y a des éléments précieux à y prendre, pour nos élèves et pour nos luttes. Peut-être même surtout pour nos luttes.
Questions de classe(s) – Avec le recul, pensez-vous que cette expérience d’une école Freinet en milieu populaire a permis de réduire les inégalités entre les élèves et entre les écoles du même secteur ?
Yves Reuter – Quand on a dit que ce fonctionnement avait redressé l’école, on peut dire que les incivilités ont baissé, les résultats se sont améliorés. Nous avons pu mesurer cela, et nous avons pu le voir avec les évaluations nationales, qui ne dépendaient pas de nous, puisqu’elles étaient indépendantes de notre recherche. On a donc vu des familles remettre leur enfant dans l’école en question. Elle a donc retrouvé un public tout à fait normal et n’est plus sous la menace d’une fermeture de classe.
À côté de cela, les résultats ont été positifs sur les incivilités, sur le rapport à l’école, sur les apprentissages en français, maths, sciences, etc. Bref, dans beaucoup de domaines. Je tiens à préciser que c’est une chose assez atypique, parce qu’il est rare que les résultats soient aussi convergents. Les résultats se sont améliorés par rapport à ce qui existait auparavant, ils ont même dépassé les résultats des autres écoles, ou les ont rattrapés, ils sont revenus dans les moyennes nationales, alors qu’on était dans des établissements défavorisés, qui étaient en REP, qui sont maintenant en ECLAIR, etc. Sur certains points, les écarts avec des établissements plus favorisés se sont réduits, tout cela sans que les écarts entre élèves soient plus dispersés qu’auparavant. C’est quand même intéressant. Contrairement à ce que certains racontent, et là, c’est un discours d’opinion, ce qui a été montré dans cette école, c’est que la pédagogie Freinet pouvait marcher en milieu urbain, en milieu populaire, et complémentairement, ce qu’on dit un peu moins, c’est qu’il est possible de lutter contre l’échec scolaire.
QdC – Quelle influence ça a eu sur les enseignants, sur les personnels municipaux, de service, etc. ?
Y. R. – Les enseignants étaient tous des enseignants volontaires, cooptés. Ceux-là étaient très investis dans cette expérience, qui était importante pour eux, ça tournait comme tourne une équipe, avec des tensions, etc. Les conditions n’étaient pas faciles, certains ont abandonné des conditions de travail bien plus faciles, alors qu’ils enseignaient dans leur village, et faisaient 70 km aller/retour pour venir là. mais le fait est qu’ils voyaient des résultats, et sont donc presque tous restés là toute la durée de l’expérience.
Au niveau du personnel de service/municipal, on a eu des entretiens avec eux, et ce qu’il y avait d’intéressant, c’est qu’au début, ils trouvaient qu’ils n’avaient peut-être pas été suffisamment informés, mais au fur et à mesure, ils avaient trouvé des changements chez les gamins, qui étaient plus polis avec eux, dégradaient moins, bref, des changements de comportement qu’ils appréciaient.
Après, cela a pu être un peu différent selon le type d’autre personnel qui intervenait. Il y a pu y avoir des tensions avec l’infirmière ou avec la psychologue qui trouvaient qu’on empiétait parfois sur certaines de leurs prérogatives.
QdC – A-t-il été difficile, par exemple pour certains remplaçants, de s’intégrer dans l’école ?
Y. R. – Ce n’est pas facile, la pédagogie Freinet, ce n’est pas, comme le pensent certains, du n’importe quoi, du laxisme, c’est quelque chose de très organisé. D’autant plus dans des milieux en grande précarité où il y a besoin de cadre, de clarté, etc. À certains moments, pour une raison ou une autre, quand le cadre n’était plus là, et que ces remplaçants ne rentraient pas exactement dans les principes de la pédagogie Freinet, il y avait des perturbations. C’est ce qui permettait aussi de voir à quel point c’était quand même efficace pour maintenir des fonctionnements de travail qui étaient susceptibles de ne pas forcément perdurer si on se mettait à fonctionner autrement.
QdC – Concernant les parents d’élèves, leur place est évoquée rapidement dans le livre. Quel effet l’expérience a-t-elle eu ?
Y. R. – C’est très fragile au niveau des parents. Néanmoins, le rapport à l’école semble avoir changé, c’est-à-dire que les parents n’y pénètrent plus pour faire n’importe quoi, il y a vraiment des dialogues pédagogiques, ils sont informés, invités régulièrement à venir voir ce qui se passe, à animer des ateliers, etc. Globalement, même si ça a été long à gagner, il y a une satisfaction et une confiance plus grandes, envers le fonctionnement de l’école et le fonctionnement des maîtres. Par exemple, ils n’encouragent plus aussi facilement leurs gamins à régler leurs problèmes par eux-mêmes, ils les encouragent plutôt à faire confiance au maître.
QdC – La question suivante est sans doute la plus importante. Est-ce que ça vous semble possible, facile, voire souhaitable d’essayer de transférer ce genre d’expérience, à quelles conditions, avec quelles difficultés et quelles limites ?
Y. R. – Si vous voulez, je pense qu’un certain nombre de principes sont transférables, ils sont expérimentés ailleurs, par des gens qui d’ailleurs ne pratiquent pas forcément la pédagogie Freinet, mais on voit que ça donne des résultats intéressants. Par exemple, la solidarité entre les maîtres fonctionne sur le même principe, la clarté des fonctionnements pour les élèves, le fait de donner une autonomie de démarche et les moyens de cette autonomie aux élèves, le fait de les mettre en sécurité y compris par rapport aux erreurs qu’ils peuvent commettre. Bref, il y a toute une série de choses qui sont possibles, y compris leur donner une marge d’autonomie dans les règles élaborées à l’école, via les conseils, etc.. Il n’en reste pas moins vrai, et c’est un problème, qu’en pédagogie Freinet, ça fonctionne en système. La question qui se pose, c’est « si on extrait un élément du système, va-t-il continuer à fonctionner aussi bien ? ». Alors qu’en pédagogie Freinet, les débats et les conseils d’élèves marchent bien, dans d’autres cadres, ça marche moins bien. C’est un problème.
Il y a un autre problème, c’est celui de la formation des maîtres, parce que cela demande une bonne formation. Un problème de plus, c’est celui de l’investissement. Ce sont des gens qui s’investissent énormément. J’avais parlé à un certain moment du fait que c’était peut-être plus un choix de vie qu’un choix professionnel.
QdC – Cette espérience pourrait-elle être transférée ailleurs, sans l’implication des enseignants ?
Y. R. – Oui, moi je pense que cela peut marcher. Plus d’enseignants par école, c’est une solution, mais en même temps, il faut une véritable implication. À mon avis, l’implication vient de l’histoire des maîtres. C’était le cas pour les anciens maîtres Freinet. Il faut aussi que les maîtres aiment bien leur boulot et qu’ils soient bien traités. Je trouve qu’en France, ils sont maltraités quand on compare à différents pays, je pense aux conditions salariales, à la reconnaissance sociale, à des tas de choses. C’est à mon avis une des raisons qui fait que les réformes, même intéressantes, ont du mal à passer et qu’il va falloir, d’une manière ou d’une autre, mieux traiter les maîtres qui en ont assez.
QdC – L’expérience s’est terminée en 2006. Avec le recul, quels sont les obstacles ou les limites que vous voudriez souligner ?
Y. R. – Je crois que malgré tout, quand on travaille dans un milieu très populaire, comme c’est le cas, et que la crise s’accroît, ça devient difficile, et il y a donc une fatigue. Les enseignants ont besoin de souffler, de tourner, certains sont partis. Ils sont besoin de reconnaissance. L’Éducation nationale accorde très peu de reconnaissance, ça use les maîtres, c’est une catastrophe, il faut le dire. ■
Propos recueillis par Frédéric Cantreil pour Questions de classe(s).