Tout au long de l’été, notre billet de Une se fait feuilleton et explore l’histoire de Nestor Makhno dans un récit inédit…
Épisode 9 – Sans attendre les mots d’ordre bolcheviks – et même le plus souvent en devant s’opposer à leur bureaucratie naissante – les révolutionnaires ukrainien·nes mettent en place l’autogestion et s’organisent pour répartir les terres et les richesses. Lancés à l’abordage de toutes les tyrannies, Marioussa et sa Garde noire sillonnent les steppes à bord de leur train, ivres d’espace, d’aventure et de liberté. Dans les villages qu’ils débarrassent de leurs oppresseurs, ils convoquent une assemblée et invitent la population à constituer des comités révolutionnaires et à partager les terres.
À la suite du coup d’État bolchevik, plusieurs nations de l’ex-Empire russe, dont l’Ukraine, réclament leur indépendance. Après 11 jours d’intenses bombardements, les rouges entrent dans Kiev et fusillent plus de 2 000 personnes. Trois semaines plus tard, ils sont, à leur tour, chassés par les troupes austro-allemandes. Celles-ci pénètrent en Ukraine sans rencontrer de résistance et signent une paix séparée avec la Rada ukrainienne. Pour ne pas voir la Russie tomber dans les mains de l’ennemi, Lénine se résout à engager des pourparlers.
IX. Février – mars 1918 « La décision des travailleurs reflète leurs idées, leurs idées sont les miennes et je leur obéirais. »
De retour à Gouliaï-Polié, je prends la parole devant le soviet pour y contrecarrer l’influence des nationalistes : « L’urgence, c’est de nous armer, d’armer toute la population pour donner à la révolution une armée puissante, avec laquelle nous pourrons commencer à édifier la société nouvelle, par nos propres moyens, avec notre raison, notre travail, notre volonté. De l’argent, nous n’en avons pas, mais nos ennemis en ont, ici même, à Gouliaï-Polié. Il y en a chez les pomechtchikis, chez les marchands. Leur banque est là, à deux pas de notre comité ! Exigeons de la direction de la banque la remise au comité révolutionnaire, de deux cent cinquante mille roubles, et ce, dans les vingt-quatre heures. » Sitôt réquisitionnée, cette somme est partagée entre une institution pour orphelins de guerre que nous avons installée dans la luxueuse demeure de l’ancien commissaire de police et les caisses du comité révolutionnaire.
De son côté, Marioussa a étoffé sa Garde noire à présent forte de 1 500 partisans. C’est elle qui nous ravitaille en fusils, mortiers et mitrailleuses saisies à l’occasion de raids contre l’ennemi. Elle s’est aussi emparée d’un train blindé équipé de deux puissants canons qu’elle a baptisé la « druzhina* du combat libre ». Le convoi, qui lui sert de QG, parcourt la région et pousse ses incursions jusqu’en Crimée. Arborant un drapeau noir flanqué d’une tête de mort et de la devise « Vive l’anarchie ! », l’équipage est constitué de combattants aux cheveux longs, tout de cuir vêtus ou portant des uniformes de marin, ceintures de munitions en bandoulières et grenades en poche. Lancés à l’abordage de toutes les tyrannies, ces pirates de la révolution sillonnent les steppes, ivres d’espace, d’aventure et de liberté. Dans les villages qu’ils débarrassent de leurs oppresseurs, ils convoquent une assemblée et invitent la population à constituer des comités révolutionnaires et à partager les terres.
Pendant ce temps, le Soviet révolutionnaire de Gouliaï-Polié a pris contact avec des usines textiles de Moscou pour organiser le ravitaillement. Des wagons remplis de blé et de farine quittent le bourg, escortés par un détachement de militants anarchiste-communiste. Mais le chargement de tissus que nous devions recevoir en retour est bloqué par les bolcheviks qui ont décidé que les paysans et les ouvriers ne peuvent échanger directement des marchandises sans l’accord de l’autorité centrale soviétique. La tension est vive car les villageois veulent récupérer la marchandise par tous les moyens, y compris la force. Invité à donner mon avis, je rappelle ma position : « la décision des travailleurs reflète leurs idées, leurs idées sont les miennes et je leur obéirais. À l’heure de la révolution, il est nécessaire que les travailleurs des villes et des campagnes se préoccupent de leurs besoins réciproques, ce qui contribue à nouer entre eux un lien révolutionnaire solide. Nos efforts doivent nous mener à la Commune libre et fédérée anarchiste, mue par la solidarité et fondée sur le principe “De chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins.” »Le pouvoir finit par céder, mais notre projet d’établir des échanges entre la ville et la campagne, sans intervention de l’État, se heurte à présent aux directives du Parti communiste pourtant bien incapable de faire fonctionner l’économie.
Les travailleurs de la région ont formé des détachements de combat destinés à défendre la révolution. Les domaines, les outils et le bétail saisis aux pomechtchikis sont partagés ; chacun reçoit la quantité de terre qu’il peut cultiver. Certains choisissent de s’associer et de s’organiser collectivement au sein de communes agricoles. Elles sont fondées sur l’égalité et la solidarité de leurs membres. Tous, hommes et femmes, apportent à l’œuvre commune une collaboration sans faille, aussi bien aux champs que dans les divers travaux domestiques. Le bortch* et la viande salée sont partagés dans un réfectoire commun. Chacun est libre d’y manger, d’y cuisiner ou de déjeuner chez lui. Le travail est discuté au cours de joyeuses assemblées qui établissent le programme de la journée. Seule la question de l’école demeure en suspens, car les communes ne veulent pas la rétablir sur le modèle ancien. Parmi les écoles nouvelles, le choix s’est arrêté sur la pédagogie anarchiste de Francisco Ferrer*, dont les communards ont entendu parler dans les nombreuses brochures distribuées par le mouvement anarchiste. Mais comme personne parmi nous ne maîtrise ses méthodes d’enseignement, en attendant, il faut encore se contenter des pratiques courantes.
En tant que membre de l’une de ces communes, je prends part, deux jours par semaine, aux travaux de ferme ou bien j’aide le mécanicien à la station électrique. Je profite de ces journées pour passer du temps aux côtés de Nastia, mon amoureuse. Les autres jours, je travaille au Comité révolutionnaire, préparant nos forces armées à faire face aux contre-révolutionnaires qui s’approchent de Gouliaï-Polié. Cela fait un an que les travailleurs ont pris en main leur destin. Nous ne voulons à aucun prix nous faire confisquer notre révolution, par qui que ce soit. Nous sommes révolutionnaires, car nous voulons le triomphe de la justice, de cette justice que la révolution a choisie pour arme et que nous refusons de souiller par des compromis avec l’autorité.
Druzhina : à l’origine, garde armée au service d’un chef slave.
bortch : potage habituellement préparé avec de la betterave crue qui lui donne une forte couleur rouge bordeaux
Prochain épisode : Mars – mai 1918 « L’âme du traître et la conscience du tyran sont aussi noires qu’une nuit d’hiver. »
Épilogue :
Épisode 2 : 1905 – 1909 « Depuis lors, je n’ai jamais quitté le chemin de la lutte pour la révolution sociale »