Épisode 4 – Ayant échappé à la pendaison, Makhno devient bagnard. La prison sera sa seule université… Il y apprend l’injustice et la résistance, rencontre le camarade Archinov, découvre les petits arrangements des prisonniers révolutionnaires bourgeois et creuse un tunnel vers sa liberté…
Alors que l’état de siège a été proclamé dans tout le pays et que la justice est aux mains des conseils de guerre, les prisons se remplissent de tout ce que le pays compte d’opposants. Des révolutionnaires de toutes tendances s’y côtoient et les geôles du tsar se transforment en universités militantes.
IV. Mai 1910 – juillet 1912 « Ceux qu’on enferme là doivent se soumettre à une obéissance absolue : l’endroit est réservé aux plus rebelles, aux plus dangereux. »
Terrassé nerveusement et physiquement par ces épreuves, j’ai contracté la fièvre typhoïde*. Plutôt que de me transférer dans un hôpital, on m’abandonne dans une salle isolée qui sert de mouroir. Même dans le coma, l’administration craint toujours que je m’évade !
Revenu à moi au bout d’une semaine, je proteste de toutes mes forces contre mes conditions de détention et j’obtiens finalement d’être conduit à l’infirmerie. Deux mois sans entraves… mais, sitôt placé en cellule de quarantaine, me voilà à nouveau lourdement enchaîné.
Puis je rejoins les détenus politiques qui sont à présent tous regroupés dans la cellule 10 à la sinistre réputation : son régime est exceptionnel, c’est une sorte de mitard*. Ceux qu’on enferme là doivent se soumettre à une obéissance absolue ; l’endroit est réservé aux plus rebelles, aux plus dangereux, et on y est traité en conséquence. Les punitions pleuvent. Tantôt on nous prive de promenades, tantôt de dîners. Les mains et les pieds enchaînés, nous ne pouvons résister autrement qu’en criant de toutes nos forces. La vie devenant intolérable, nous nous mettons à faire du raffut et les détenus des autres cellules esquissent un mouvement de solidarité. Notre sort s’améliore quelque peu.
Plus tard, je suis conduit au pénitencier de Lougansk, où je séjourne un an, dans des conditions physiques et psychologiques effroyables. Un de nos camarades, ne pouvant plus supporter ses souffrances, s’est attaché à son lit et a arrosé son matelas avec le pétrole de sa lampe en y mettant le feu. On l’a retiré encore vivant, mais atrocement brûlé. Il est mort quelques heures plus tard.
Transféré par la suite à la prison des Boutirky de Moscou, mes menottes sont remplacées par des fers à rivets qu’il faut porter jour et nuit. Mais c’est là, au milieu de 3 000 détenus, que je commence à m’instruire : le bagne a été ma seule université. Au fil des années, les révolutionnaires emprisonnés y ont constitué la plus subversive des bibliothèques du pays. Je dévore les livres que nous nous échangeons, en particulier L’Entraide de Kropotkine. Hélas, atteint par la tuberculose, je suis à nouveau hospitalisé et privé de lecture pendant huit mois.
Rétabli, je me remets à étudier avec ardeur mes matières favorites : l’histoire, la géographie et les mathématiques. Au cours de ces années, je dois passer deux à trois mois à l’hôpital pour me reposer et me soigner, ce dont j’ai surtout besoin après les punitions. Il m’est arrivé de rester au cachot pendant un mois ; j’en sors pour aller directement à l’hôpital. Peu de détenus se soucient de mon sort, et surtout pas les « sommités » révolutionnaires qui sympathisent avec les gardiens afin de bénéficier d’un traitement de faveur et se faire ôter leurs fers. Je comprends ainsi, une bonne fois pour toutes, que c’est là un trait ordinaire de la mentalité des intellectuels, lesquels ne recherchent dans les idées et le milieu socialistes que le moyen de s’asseoir en maître et en gouvernants ! Ces messieurs ont fini par ne plus comprendre qu’il est inadmissible de serrer la main ou de faire des cadeaux à des bourreaux qui s’en vont ensuite frapper leurs camarades d’idées.
Je fais la connaissance du camarade Piotr Archinov, dont j’avais entendu parler auparavant.Condamné à mort une première fois pour avoir dynamité un poste de police et exécuté le chef des ateliers de chemin de fer d’Alexandrovsk (responsable de l’arrestation d’une centaine de grévistes pendant le soulèvement de 1905), il était parvenu à s’évader. Après avoir passé deux années en France, il a regagné la Russie sous un faux nom mais s’est fait interpeller pour contrebande d’armes et détention de littérature révolutionnaire. Dans la prison, il est l’un des rares compagnons anarchistes à privilégier la pratique. Même incarcéré, il reste très actif. Conservant des liens avec l’extérieur, il regroupe et organise les camarades détenus. Sans cesse, à tout propos, je lui griffonne des billets.
À l’été 1912, me voilà associé à un ambitieux projet d’évasion : nous projetons de creuser un tunnel sous la prison. Nous commençons la percée du mur dans notre cellule 3, couloir 3, troisième étage. Elle réussit à merveille : notre trou donne directement sur un tuyau. Il est savamment bouché de l’extérieur avec une dalle de quatre briques fixées par des crampons de fer. À travers le tuyau, le tunnel doit nous conduire à la cave, passer sous le bureau de la prison, puis sous une ruelle contiguë pour déboucher enfin sur une cour voisine. Le creusement prend un mois et huit jours… Le succès complet de l’évasion paraît assuré. Ma santé toujours fragile m’empêchant de creuser, je suis chargé de préparer, au moyen de couvertures et de draps, des mannequins pour tromper la vigilance des geôliers. Un soir, le gardien chef ouvre la porte alors que mes camarades s’affairent dans le tunnel. Il se contente de nous demander de faire moins de bruit et repart sans rien soupçonner !
Mais le sort s’acharne contre nous : les matons découvrent un sac entreposé dans les toilettes du couloir qui contient des gravats attendant d’être broyés et évacués… Comme nous sommes les principaux suspects, les surveillants décident de démonter le plancher de notre cellule et de sonder méticuleusement les murs. Notre tunnel finit par être découvert et nous sommes conduits au cachot. Nos fers sont renforcés : 4 kilos de chaînes aux pieds, 2 aux mains. Résolus à ne rien avouer, nous prétendons que le trou était là avant notre arrivée. Un mensonge qui arrange aussi l’administration ravie d’étouffer l’affaire et de ne pas donner trop de publicité à son incompétence. Quelques semaines plus tard, nous regagnons notre cellule 3 et son trou bouché. Cette aventure a raison de ma santé et je me retrouve à nouveau à l’infirmerie…
Prochain épisode : Août 1914 – mars 1917 « Mort à tous les tyrans et à leurs geôliers ! Insurgeons-nous, frères, au signal convenu »
Épisode 2 : 1905 – 1909 « Depuis lors, je n’ai jamais quitté le chemin de la lutte pour la révolution sociale »
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