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Il y a 100 ans, l’autre guerre d’Ukraine – Feuilleton : Moi, Nestor Makhno (épisode 2)

Épisode 2 – où le jeune Makhno rejoint les rangs des paysans anarchistes-communistes de Gouliaï-Polié, entre dans la clandestinité, fait tourner en bourrique la police mais se retrouve malgré tout en prison…

Le 22 janvier 1905, à Saint-Pétersbourg, la sanglante répression policière contre des manifestants pacifistes marque le début d’un soulèvement révolutionnaire. Ce « Dimanche rouge » est l’étincelle qui embrase la Russie. Paysans, ouvriers, étudiants, marins et soldats se mobilisent et s’organisent au sein de Soviets*. Tout au long de l’année, les manifestations, les occupations de terre et les mutineries se succèdent. L’agitation populaire culmine au mois d’octobre avec une grève générale qui paralyse tout le pays.


II. 1905 – 1909 « Depuis lors, je n’ai jamais quitté le chemin de la lutte pour la révolution sociale »

À 17 ans, alors que le pays est en ébullition, je découvre toute une littérature révolutionnaire qui circule clandestinement. Si je suis d’abord séduit par les beaux discours du Parti social-démocrate, (SD*), c’est auprès d’un groupe de paysans anarchistes-communistes de Gouliaï-Polié que naît et se forge ma conscience politique. Eux seuls soutiennent les assemblées villageoises qui, à travers le pays, mènent la lutte contre les propriétaires et prônent le « partage noir » : la terre à celui qui la travaille !

Malgré l’état de siège et la surveillance policière, une fois par semaine, parfois plus souvent, nous organisons des réunions pour dix ou quinze personnes. Ces nuits-là – car d’ordinaire nous nous réunissons la nuit – sont pour moi pleines de lumière et de joie. Nous, paysans ne possédant que peu de connaissances, débattons ensemble, au domicile de l’un d’entre nous en hiver ou, en été, dans les champs, à proximité du lac, sur l’herbe verte. Nous nous passionnons pour l’astronomie, les planètes, les étoiles et l’histoire de l’apparition de l’homme. À force de passer de main en main, l’encre des journaux et brochures anarchistes que nous nous échangeons s’est effacée. J’étudie avec ferveur la doctrine libertaire afin d’être digne de rejoindre le groupe de combat créé par le camarade Voldémar Antoni*. Il a sur moi une influence décisive, chassant une fois pour toutes de mon âme les derniers restes de servilité et de soumission à une autorité quelconque. Depuis lors, je n’ai jamais quitté le chemin de la lutte pour la révolution sociale.

Contraints de vivre en clandestins, nous agissons dans l’ombre, multipliant les attentats et les expropriations* contre les riches commerçants du bourg. Chacun sait qu’il finira sur l’échafaud : « Le révolutionnaire est un homme condamné d’avance. » Nos camarades sont emprisonnés, torturés, exécutés… mais leurs pensées et leurs actes ne disparaissent pas sans laisser de traces, car les idées libertaires prennent solidement racine dans les milieux paysans de Gouliaï-Polié.

Aussi, lorsque le pouvoir décide d’abolir la propriété communale des terres* au profit des riches pomechtchiks, nous décidons de passer à l’action et d’instaurer la « Terreur noire » en incendiant les biens et les domaines des grands propriétaires. Alors que les SD dénoncent ces opérations, les paysans, eux, observent, bras croisés, les champs qui brûlent…

Cependant, ce ne sont pas mes activités politiques qui me conduisent pour la première fois derrière des barreaux, mais une aventure rocambolesque. Un camarade demande à m’emprunter un pistolet afin de se venger du chef des gendarmes. Une heure après, alors que nous croisons sa fiancée dans la rue, il lui tire dessus à deux reprises avant de retourner l’arme contre lui. Ils ne sont heureusement que blessés et, alors que je tente de les secourir, je suis arrêté et conduit devant le commissaire. Après l’interrogatoire, je l’entends s’adresser à ses collègues :

« Je n’ai encore jamais vu des hommes de cette trempe. Ce sont de dangereux anarchistes, les preuves ne manquent pas, mais bien que j’aie mené des interrogatoires musclés, je n’ai rien pu obtenir d’eux. Makhno a l’air d’un paysan imbécile quand on le regarde, pourtant je sais qu’il a tiré sur des gendarmes. Eh bien, malgré tous mes efforts, je n’ai pu lui arracher aucun aveu. »

Me voilà malgré tout incarcéré durant quatre mois, le temps que l’enquête suive son cours. À ma sortie, à peine ai-je posé le pied sur le quai de la gare de Gouliaï-Polié que je suis à nouveau interpellé et écope de quatre mois supplémentaires !

Les autorités ont engagé un combat sans merci contre les révolutionnaires. En 1908, l’Okhhrana* s’installe dans notre bourg et les rues se mettent à grouiller de mouchards. Malgré le danger, j’anime un cercle d’études anarchistes d’une vingtaine de jeunes paysans, tous impatients de prendre les armes. Un soir, en pleine réunion, nous voilà encerclés par une sotnia* de Cosaques. Dans le tumulte de la fusillade, nous parvenons à nous échapper. Grièvement blessé et incapable de fuir, Procope Séméniouta préfère se donner la mort avec l’ultime balle de son revolver.

En représailles, son frère Alexandre et moi décidons d’exécuter le gouverneur en tournée dans notre village. Faute de parvenir à l’approcher suffisamment, nous en sommes réduits à l’écouter maudire le « groupe de bandits » dont « le nid » se trouve à Gouliaï-Polié… La réponse des paysans nous console : « Nous ne sommes pas des bandits, disent-ils, il n’y en a pas parmi nous et nous n’en connaissons pas. »

Le soir même, brûlant d’utiliser les bombes en notre possession, nous décidons de faire sauter les locaux de l’Okhhrana que je connais bien pour y avoir été convoqué trois fois au cours du dernier mois… Tout occupés à nos préparatifs, nous sommes surpris par des Cosaques à cheval qui encerclent la maison. Après un échange de coups de feu, nous prenons la fuite… mais nous sommes finalement interpellés quelques heures plus tard et conduits au siège de l’Okhhrana. Là, je retrouve mon fameux commissaire :

« Eh bien, Makhno, cette fois-ci je vous tiens, vous ne pourrez plus nier les faits ! »

Puis le juge d’instruction me présente la longue liste des crimes contre la loi et les autorités qui me sont reprochées.

GC

Dessin MLT (source : https://paris-luttes.info/27-octobre-1888-naissance-de-15379)


Prochain épisode : Janvier-mai 1910 « Leurs ombres semblent errer le long de ces murs dressés par les oppresseurs pour enfermer les opprimés. »

Épisode précédent : 1888 – 1904. « Et toi, mon petit Nestor, si jamais l’un de tes maîtres veut te battre, prends la première fourche qui te tombe sous la main et fonce dedans. »


  • Soviets –Le terme qui signifie « conseil » en russe, désigne les assemblées d’ouvriers, de paysans et de soldats créées lors de la révolution de 1905. Réactivés en 1917, les soviets prennent en main la gestion des usines, des terres et des quartiers. C’est avec le mot d’ordre de « Tout le pouvoir aux soviets ! » que Lénine et ses partisans s’emparent du pouvoir en octobre 1917 avant de vider de leur substance ces organismes issus de la base.
  • SD ou POSDR (Parti ouvrier social-démocrate de Russie) – Fondé en mars 1898, le POSDR est un parti marxiste révolutionnaire qui scissionne en 1903, opposant les bolcheviks et les mencheviks.
  • Voldémar Antoni (1886-1974) – Fils d’ouvriers tchèques, il est le principal organisateur du groupe communiste-anarchiste de Gouliaï-Polié.
  • Propriété communale des terres – La commune russe, telle qu’elle a été instituée en 1861 après l’abolition du servage, distribuait aux familles qui la composaient des terres qu’elle leur laissait en jouissance gratuite.
  • Okhrana – « Section de préservation de la sécurité et de l’ordre publics », police politique tsariste créée en 1881 par Alexandre III pour faire face à la menace révolutionnaire et anarchiste croissante, marquée par la recrudescence d’attentats politiques, et notamment celui ayant entraîné la mort de l’empereur Alexandre II.
  • Sotnia – Unité militaire cosaque composé d’une centaine (« sotnia ») de combattants. Les régiments cosaques étaient constitués de six sotnias.

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