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Moi, Nestor Makhno (épisode 6) – Il y a 100 ans, l’autre guerre d’Ukraine – Feuilleton

Épisode 6 – Libéré des geôles tsaristes par la révolution de février, Makhno regagne son village natal en Ukraine, bien décidé à y propager ses idéaux égalitaires et libertaires pour faire advenir “un monde sans esclaves, affranchi de toute autorité.” Il sillonne la campagne, mène, avec les ouvriers de Gouliaï-Polié une grève victorieuse et fait la rencontre de Maria Nikiforova, farouche révolutionnaire…

Après la chute du Tsar, les gouvernements bourgeois qui se succèdent, incapables de répondre aux aspirations de justice sociale, s’entêtent à poursuivre la guerre. Le nouveau régime doit faire face aux forces rétrogrades qui veulent rétablir l’ordre ancien, mais aussi à l’impatience du peuple qui réclame « Du pain, la paix et la terre ».

VI. Mars – août 1917 « C’est d’ici, au sein de la masse laborieuse, que sortira cette force révolutionnaire formidable sur laquelle doit s’appuyer l’anarchisme »

De retour dans mon village, je retrouve ma mère, affaiblie, courbée par la vieillesse mais heureuse que la révolution lui permette de serrer à nouveau son fils dans ses bras. Quant à moi, le « ressuscité d’entre les morts », comme m’ont surnommé les paysans, je suis bien décidé à me consacrer à l’organisation des travailleurs pour en finir avec le vieux régime de servage et créer une société nouvelle, un monde sans esclaves, affranchi de toute autorité. Cette idée qui ne m’a pas quitté durant tout mon séjour au bagne, je la rapporte avec moi à Gouliaï-Polié. C’est d’ici, au sein de la masse laborieuse, que sortira cette force révolutionnaire formidable sur laquelle doit s’appuyer l’anarchisme.

Nombreux sont les amis qui m’attendent à la gare, parmi eux Batko Yvan et mon ancien instituteur, à présent promu directeur. Avec lui, je prends l’habitude de discuter des programmes scolaires qu’il trouve archaïques et réactionnaires. Il me convainc d’adhérer à la Société des amis de l’enseignement : « Nos instituteurs brûlent d’agir, me dit-il, mais ne savent pas comment faire pour gagner la confiance des travailleurs et prouver qu’ils n’entendent pas les diriger. »

Le 1er mai, pour la première fois depuis dix ans, je peux participer à la journée internationale des travailleurs et travailleuses. Le défilé dure plus de cinq heures, au rythme des chants anarchistes. Haranguant la foule, les camarades évoquent « les martyrs de Chicago* » et honorent leur mémoire.

Durant des semaines, je sillonne la campagne, visite chaque village et passe des heures dans les assemblées de travailleurs. Je dors la nuit sur une table et le jour, je cours de l’usine aux réunions villageoises et des réunions avec les instituteurs à celles avec les délégués que nous envoient les campagnes pour s’informer. Adversaire acharné de l’autorité, je leur rappelle qu’ils n’ont à compter sur personne pour mener à bien leur lutte. Eux seuls disposent de ce savoir que nul ne peut leur arracher : celui de leur misère et de leur exploitation.

Au printemps, je représente le syndicat des ouvriers de Gouliaï-Polié quidéclenche une grève pour obtenir une hausse de 80 à 100 % des salaires. Furieux, les patrons refusent toute discussion et le ton monte. Deux jours plus tard, ils concèdent finalement 35 à 40 % d’augmentation. Mais le compte n’y est toujours pas. Après deux heures de pourparlers stériles, je me lève et déclare : « Le Soviet de l’union professionnelle m’a donné plein pouvoir pour prendre la direction de toutes les entreprises que vous dirigez mais qui ne vous appartiennent pas de droit. Nous nous expliquerons dans la rue, à la porte des usines. La séance est levée ! » C’est alors que Kerner, mon ancien patron, me retient par le bras : « Allons, attendez, il est encore possible de discuter un peu… » Face à la menace de collectivisation, le patronat finit par capituler. Cette première victoire incite les ouvriers de Gouliaï-Polié et des environs à s’activer dans leurs entreprises, à étudier les questions économiques et administratives et de se préparer à prendre la direction des fabriques et des ateliers.

Dans les campagnes, je vois naître la véritable révolution. En quelques semaines, la population s’est emparée des idées anarchistes. Les paysans de Gouliaï-Polié refusent de payer le fermage* aux propriétaires fonciers et aux koulaks*. L’heure de la confrontation décisive approche, nous la sentons venir dans l’angoisse. Protester ne suffit pas. Il faut agir inlassablement. À l’évidence, l’étatisme tente d’étrangler la révolution. Elle pâlit sous sa main mais vit encore. La victoire n’est pas exclue si les masses révolutionnaires paysannes parviennent à arracher le garrot, à se libérer de l’emprise du gouvernement provisoire et des partis satellites.

À la fin de l’été 1917, Maria Nikiforova s’installe à Gouliaï-Polié. Marioussa, comme nous l’appelons, vient de participer à un braquage d’usine qui a rapporté un million de roubles à la cause révolutionnaire. Nous nous sommes souvent croisés au local de la Fédération des groupes anarchistes d’Alexandrovsk. De trois ans mon aînée, elle a quitté le foyer familial à 16 ans, bien décidée à vivre sa vie en toute indépendance. Tour à tour garde d’enfants, commise de vente, laveuse de bouteilles dans une distillerie de Vodka…, elle a activement participé à la révolution de 1905 et à la « Terreur noire ». Intrépide, elle s’est distinguée lors d’attaques de banques et d’armureries.

Jugée pour des vols à main armée et le meurtre d’un policier, elle est condamnée à mort. Du fait de son jeune âge, sa peine a finalement été commuée en vingt années de travaux forcés. D’abord incarcérée dans la forteresse de Petro-Pallosk, à Petrograd, elle a séjourné dans la prison pour femmes de Novinsky, à Moscou. Pour avoir tenté de s’évader, elle est déportée en Sibérie où elle a pris part à l’émeute de la prison de Narimsk. Parvenue à s’échapper, elle rallie Vladivstok, le Japon et enfin les États-Unis.

À la chute du tsar, elle rentre en Ukraine et se consacre corps et âme à la propagande anarchiste. « Notre tâche, répète-t-elle, est de préparer les masses à un soulèvement large et populaire, et de faire la révolution non pas à la place du peuple, mais avec le peuple. Il est nécessaire de trouver des fonds pour l’édition, comme il est nécessaire de saisir des armes. »

à suivre…

Prochain épisode : VII. Août – septembre 1917« De sa voix puissante, Maria Nikiforova appelle les ouvriers à la lutte contre le gouvernement, pour la révolution et pour une société libre de toute autorité. »

Épisode 1 : 1888 – 1904. « Et toi, mon petit Nestor, si jamais l’un de tes maîtres veut te battre, prends la première fourche qui te tombe sous la main et fonce dedans. »

Épisode 2 : 1905 – 1909 « Depuis lors, je n’ai jamais quitté le chemin de la lutte pour la révolution sociale »

Épisode 3 :Janvier-mai 1910 « Leurs ombres semblent errer le long de ces murs dressés par les oppresseurs pour enfermer les opprimés. »

Épisode 4 : Mai 1910 – juillet 1912 « Ceux qu’on enferme là doivent se soumettre à une obéissance absolue : l’endroit est réservé aux plus rebelles, aux plus dangereux. »

Épisode 5 : Mars – août 1917 « C’est d’ici, au sein de la masse laborieuse, que sortira cette force révolutionnaire formidable sur laquelle doit s’appuyer l’anarchisme »

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