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Moi, Nestor Makhno (épisode 5) – Il y a 100 ans, l’autre guerre d’Ukraine – Feuilleton

Épisode 5 – Alors que le Tsar engage aventureusement son empire dans la guerre, les prisonniers politiques se divisent en deux camps : les nationalistes (les intellectuels) et les internationalistes (paysans et ouvriers). Makhno est régulièrement envoyé au cachot pour ses écrits : “Mort à tous les tyrans et à leurs geôliers !” Mais la révolution éclate et, bientôt, voila que les bagnards sont libérés…

V – Août 1914 – mars 1917 « Mort à tous les tyrans et à leurs geôliers ! Insurgeons-nous, frères, au signal convenu »

La nouvelle que le pays est entré en guerre se répand dans toute la prison. La violence des tensions entre détenus « patriotes » et « internationalistes » change alors radicalement l’atmosphère et brise toute solidarité entre les bagnards.

Les intellectuels ont rejoint le camp des patriotes tandis que les internationalistes, minoritaires, rassemblent les militants révolutionnaires issus de la paysannerie et de la classe ouvrière.

Étranger à tout chauvinisme, y compris ukrainien, je fais circuler un tract « défaitiste » intitulé : « Camarades, quand est-ce que vous cesserez d’être des gredins ? » Le patriotisme est un poison distillé par nos oppresseurs pour nous soumettre et nous exploiter. Ma mère m’a souvent parlé de la vie des Cosaques zaporogues*, de leurs anciennes communautés libres. J’ai lu le Tarass Boulba de Gogol et admiré les mœurs et les traditions des hommes de ce temps. Mais mes convictions m’ont toujours éloigné des tendances séparatistes entre les peuples et m’ont évité de me laisser séduire par l’idée d’un État ukrainien.

C’est durant cette sombre période que je suis jeté au cachot pour avoir rédigé et distribué un poème intitulé L’Appel

Insurgeons-nous, frères et avec nous le peuple

Sous l’étendard noir de l’Anarchie, se révoltera.

Nous nous ruerons avec audace, sous le feu

Des balles ennemies dans la bataille […]

Mort à tous les tyrans et à leurs geôliers !

Insurgeons-nous, frères, au signal convenu,

Sous l’étendard noir de l’Anarchie, contre eux tous, les tyrans

Détruisons tous les pouvoirs et leurs lâches contraintes…

Je profite de cet isolement forcé pour composer une autre poésie que je recopie dès ma sortie et qui me vaut un autre séjour au cachot ! J’y croupis encore quand les prisonniers de la cellule 3, n’en pouvant plus des traitements qu’ils subissent, se mutinent et exécutent plusieurs gardiens. Finalement maîtrisés, neuf d’entre eux sont pendus.

Les discussions, en cet hiver 1917, tournent de plus en plus autour de l’imminence de la révolution et du sort que celle-ci nous réservera. La République ouvrira-t-elle les portes à tous les détenus ou seulement aux prisonniers politiques ?

Le 1er mars, dès l’aube, les rues de Moscou se couvrent de drapeaux rouges. L’après-midi, les gardiens donnent l’alerte et s’arment de fusils. Une première série de prisonniers est libérée. Ma cellule se vide de la moitié de ses détenus. Je fais partie des treize derniers occupants à qui un militaire inconnu vient rendre visite :

« Calmez-vous, il n’y a pas de quoi s’énerver. Dieu a béni le pays d’un changement politique. Je m’y suis rallié. Les prisonniers condamnés en vertu de l’article 1023 seront libérés demain.

L’orage a éclaté ! Les portes de la prison vont s’ouvrir ! Vive la révolution ! »

Au milieu de ces cris nous cherchons vainement le sommeil : c’est peut-être la dernière nuit que nous passons enchaînés. Au petit matin, des soldats font irruption dans la cour de la prison :

« Camarades prisonniers, sortez ! Sortez tous, la liberté est pour tout le monde !
– Mais les cellules sont fermées !
– Brisez les portes et sortez tous ! »

Une table en guise de bélier, nous faisons voler la porte en éclat. Mille cinq cents forçats se pressent de toutes parts… Les soldats tentent de mettre un peu d’ordre dans le long cortège qui s’ébranle en direction de la mairie, où notre libération doit être officiellement notifiée. Des centaines d’individus, pieds et mains enchaînés, traversent la ville, en marche vers leur liberté. Mais les nouvelles autorités ne l’entendent pas ainsi : deux détachements de Cosaques et une compagnie d’infanterie nous encerclent et nous refoulent jusqu’à la prison… Celle-ci nous apparaît sous un jour nouveau. Les gardiens ont disparu, les portes des cellules jonchent les couloirs, le magasin d’intendance ouvert, chacun se sert comme il veut. Il est quatre heures de l’après-midi ; avec un groupe de camarades, nous visitons tous les bâtiments, ne perdant pas l’espoir de nous sortir de là. Enfin, nous faisons du thé dans notre ancienne cellule puis chacun s’occupe de son côté. Je me replonge dans mon manuel d’algèbre pour étudier le binôme de Newton.

C’est alors que j’entends une voix :

« Lequel d’entre vous est Makhno ?

C’est moi.

Je vous félicite, vous êtes libre. »

Je suis conduit dans une salle où les soldats brisent les fers sur une enclume… Huit ans que je porte ces chaînes ; sans elles, je suis incapable de retrouver mon équilibre. C’est avec une démarche vacillante que j’effectue mes premiers pas d’homme libre.

Dans la rue, une foule imposante nous attend aux cris de « Vive la libération des détenus politiques ! » Nous sommes le 2 mars 1917, le tsar vient d’abdiquer et moi je ressens pleinement ce premier jour de liberté et la fin de mes souffrances. Je décline la proposition d’être hospitalisé dans les services de la Croix rouge. À 27 ans, j’ai passé un tiers de ma vie derrière les barreaux, la seule chose que je cherche, c’est de me précipiter tout entier dans l’ouragan révolutionnaire. J’ai l’intuition que cette tempête-là suffira à me guérir.


  1. 19 juillet selon le calendrier julien, alors en vigueur en Russie. Ce calendrier compte treize jours de retard par rapport au nôtre. Nous avons choisi d’utiliser tout au long du texte le calendrier grégorien qui sera adopté trois mois après la prise de pouvoir par les bolcheviks.

2. 23 février dans le calendrier julien – d’où le nom de Révolution de février. C’est en référence à cette manifestation des ouvrières de Petrograd – véritable signal du début de la révolution russe – que la Journée internationale des femmes est fixée au 8 mars.

3. Article qui concerne les détenus politiques, comme Makhno.


  • Zaporogues – Terme signifiant « au-delà des rapides ». En 1552, des cosaques fondent, sur les rives du Dniepr, la première Sitch, organisation territoriale, politique et militaire, dirigée par une assemblée de Cosaques. Les Cosaques zaporogues ont combattu les Polonais, les Ottomans et les Russes pour défendre leur indépendance. Chassés de leur camp par Catherine II, ils se mêlent alors aux communautés de la mer Noire et aux Cosaques du Kouban.

Prochain épisode : Mars – août 1917 « C’est d’ici, au sein de la masse laborieuse, que sortira cette force révolutionnaire formidable sur laquelle doit s’appuyer l’anarchisme »

Épisode 1 : 1888 – 1904. « Et toi, mon petit Nestor, si jamais l’un de tes maîtres veut te battre, prends la première fourche qui te tombe sous la main et fonce dedans. »

Épisode 2 : 1905 – 1909 « Depuis lors, je n’ai jamais quitté le chemin de la lutte pour la révolution sociale »

Épisode 3 : Janvier-mai 1910 « Leurs ombres semblent errer le long de ces murs dressés par les oppresseurs pour enfermer les opprimés. »

Épisode 4 : Mai 1910 – juillet 1912 « Ceux qu’on enferme là doivent se soumettre à une obéissance absolue : l’endroit est réservé aux plus rebelles, aux plus dangereux. »

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