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Moi, Nestor Makhno (épisode 10) – Il y a 100 ans, l’autre guerre d’Ukraine – Feuilleton

Tout au long de l’été, notre billet de Une se fait feuilleton et explore l’histoire de Nestor Makhno dans un récit inédit…

En mars 1918, à Brest-Litovsk, les bolcheviks signent la paix avec la coalition des Empires centraux (Allemagne, Autriche-Hongrie). L’accord prévoit le retrait des troupes soviétiques d’Ukraine. 600 000 soldats austro-allemands déferlent sur le pays « pour y réprimer le désordre et l’anarchie et y rétablir l’ordre et la paix. ».

X. Mars – mai 1918 « L’âme du traître et la conscience du tyran sont aussi noires qu’une nuit d’hiver. »

Au printemps, les traités de Lénine ont livré l’Ukraine aux Allemands : les travailleurs révolutionnaires sont laissés à la merci des oppresseurs venus de l’ouest. Les occupants pillent toutes les ressources du pays : blé, bétail, matières premières… L’humiliante retraite des gardes rouges se transforme en déroute. Le long des lignes de chemins de fer se pressent des soldats, des réfugiés politiques et des familles entières qui fuient les combats. Alors que les régiments austro-allemands ne sont plus qu’à quelques kilomètres de Gouliaï-Polié, les syndicats et le Comité révolutionnaire appellent à résister aux envahisseurs et à leurs alliés de la Rada* centrale. Comme les armes et les munitions manquent cruellement, j’arrache au commandement communiste la livraison de 6 canons, 3 000 fusils, et plusieurs wagons de munitions.

À Ekaterinoslav, la Garde noire de Marioussa a été contrainte de quitter la ville. Les nationalistes y ont enrôlé de force des milliers d’hommes et disposent d’un stock d’armes impressionnant : mitrailleuses, artillerie lourde, ainsi que trois avions. Les contre-attaques des insurgés se heurtent à une double ligne de tranchées. Dans les premières, les nouvelles recrues ; dans les secondes, des officiers qui les tiennent en joue pour éviter tout repli en hurlant « À bas l’anarchie ! ». Après des jours de combats et d’assauts aussi infructueux que meurtriers, les nationalistes sont finalement défaits : alors qu’ils concentraient le gros de leurs forces au nord de la ville pour stopper l’offensive anarchiste, des bolcheviks, à bord d’un train blindé orné d’une banderole « La liberté ou la mort », se sont emparés de la ville en passant par le sud. Mais, un mois plus tard, c’est au tour de l’armée allemande d’entrer triomphalement dans la cité.

Délaissant sa druzhina, Marioussa s’enfonce plus avant dans la campagne. Renouant avec la légende des farouches Amazones* qui régnaient autrefois sur les steppes, elle sillonne la région à la tête d’un détachement de cavaliers. Montée sur son cheval blanc, Marioussa est suivie de ses compagnons qui forment un singulier cortège : leurs chevaux avancent ordonnés par couleur – une rangée de noirs, puis les bais et enfin les blancs. Fermant la marche, juchés sur des tatchankas, des accordéonistes les accompagnent en musique au son de La Volonté du peuple, l’hymne anarchiste : « Nous entonnons notre chant sous le tonnerre et la fureur, Sous les tirs des obus et sous les feux flamboyants, Sous la bannière noire d’une lutte titanesque, Au son de l’appel de la trompette ! Nous chantons pour les innombrables, les oubliés du sort, Torturés en prison, tués sur le billot, Ils ont combattu pour la vérité, ils ont combattu pour toi, Et sont tombés en héros, dans une lutte inéquitable, Prends tes fusils et pistolets avec assurance, Nous frapperons les bourgeois, nous frapperons pour la justice ! Que la honte et la servitude prennent fin, Nous allons noyer le chagrin du peuple dans le sang ! »

Le Comité de Gouliaï-Polié décide d’envoyer des volontaires courir le pays afin d’unifier les détachements qui harcèlent l’occupant. Sans attendre les ordres d’une quelconque organisation politique, des partisans multiplient les attaques là où personne ne les attend, puis disparaissent tout aussi soudainement ou font mine de reprendre leurs paisibles occupations. Quand passe une patrouille de la Varta ou une unité austro-allemande, ils lui tombent dessus mais affirment ensuite aux autorités avoir été les témoins impuissants du raid d’une bande d’insurgés.

Cernés, les habitants d’Alexandrovsk nous lancent un appel désespéré. Alors que les gardes rouges s’apprêtent à quitter la ville, j’accompagne notre cavalerie et un bataillon de paysans. Bloqué sur le quai d’une gare au milieu de la nuit, je reçois de mes compagnons un télégramme qui m’avertit que Gouliaï-Polié a été traîtreusement livré aux Allemands : « Mon cher Nestor Ivanovitch. Dans la nuit du 16 avril, sur un faux ordre signé de toi, le détachement des anarchistes a été rappelé de Tchaplino et désarmé en route. Nos camarades de Gouliaï-Polié, les membres du Comité révolutionnaire, ceux du soviet des députés paysans et ouvriers sont tous arrêtés. Ils attendent d’être remis aux autorités militaires allemandes pour être exécutés… Les misérables traîtres ont trompé les juifs1 pour les obliger à accomplir cette besogne infâme… Les paysans sont démoralisés, la haine contre les juifs est générale. »

Le local anarchiste a été mis à sac, les portraits de Bakounine*, Kropotkine et d’Alexandre Séméniouta, ont été piétinés. Piétinés aussi la révolution et l’espoir de voir régner la justice sociale. L’âme du traître et la conscience du tyran sont aussi noires qu’une nuit d’hiver.

Je m’effondre sur un banc, les yeux fermés et la tête renversée sur les genoux d’un garde rouge. Dans un état second, je rumine ma colère : vengeance contre tous ceux qui piétinent le peuple laborieux asservi, torturé, bafoué dans ses aspirations politiques et sociales. Plus de pitié pour les bourreaux des travailleurs ! Pas de quartier pour les ennemis de la révolution !

Ce qui me torture, c’est l’idée que les travailleurs versent dans l’antisémitisme. Les habitants de Gouliaï-Polié se sont toujours tenus à l’écart de cette haine indigne. Nous les avions convaincus que les ouvriers juifs sont leurs frères et que nous devons lutter côte à côte pour notre émancipation.

Encore sous le choc, j’aperçois le détachement de Maria Nikiforova qui entre en gare. C’est la dernière unité à s’être retirée d’Alexandrovsk après d’effroyables combats de rue. Me voyant anéanti, elle propose de faire demi-tour et de partir à la reconquête de Gouliaï-Polié. Mais il est déjà trop tard, toutes les voies d’accès sont à présent sous le contrôle des Allemands. Nous passons la nuit à discuter, au milieu des soldats en déroute et des réfugiés.

Au petit matin, mon convoi se met en route, c’est un déchirement de quitter la région où nous avons tant œuvré. Mais nous n’avons pas le choix. Il faut nous éloigner non seulement physiquement mais aussi en esprit, afin de vérifier ce en quoi nous croyons et s’il reste un espoir de surmonter la débâcle.

À Taganrog, nous voyons les dirigeants communistes profiter de la retraite pour éradiquer toute opposition. Il faut le dire, les bolcheviks sont passés maîtres dans l’art d’inventer des mensonges éhontés et des lâchetés de toutes sortes. Maria Nikiforova est arrêtée sous mes yeux et son détachement est désarmé, accusé d’avoir mis à sac la ville d’Elisabethgrad. Face à la mobilisation des travailleurs, le tribunal est obligé de la disculper. Marioussa et son détachement retrouvent leurs armes et peuvent repartir au combat. Dès lors, les réunions publiques que nous tenons prennent une nouvelle tournure. Nous y prêchons la défense du front contre les austro-allemands et la Rada centrale ukrainienne mais également la défense contre la réaction d’État à l’arrière, où le pouvoir se sent aussi fort qu’il est impuissant sur le front.

Je comprends que toutes ces péripéties ne relèvent ni de la malchance ni du hasard mais que la contre-révolution est présente partout où elle peut, que ce soit dans les masses, ou au gouvernement dont les décrets forcent la révolution à rebrousser le cours de l’histoire. Les travailleurs viennent à peine de rompre leurs chaînes, ils n’ont pas encore achevé de s’en affranchir, que tout recommence.

Différents groupes anarchistes se réunissent afin d’élaborer une stratégie commune et de former, au sein de chaque village, des unités chargées de mener des attaques surprises. Il s’agit de préparer un soulèvement général et de chasser les forces d’occupation. Rendez-vous est pris à Gouliaï-Polié fin juillet-début août ; les paysans seront alors dans leurs champs à moissonner et nous pourrons parler avec eux. En attendant, je me porte volontaire pour participer à une délégation qui se rend en Russie afin d’étudier le tournant qu’a pris la révolution depuis le coup d’État bolchevik.

1 – La compagnie formée par la communauté juive de Gouliaï-Poliéa contribué à l’arrestation des insurgés. Tous n’ont pas trahi, à l’image de leur commandant, Taranovsky (celui-ci sera le dernier chef d’état-major makhnoviste). Dans le contexte d’antisémitisme qui règne en Ukraine, Makhno redoute les conséquences de cette situation au sein de la population.


Rada – Terme slave signifiant assemblée ou parlement.

Amazones – Selon les historiens, ces femmes guerrières combattant à cheval, figures de la mythologie grecque, auraient vécu sur les rives de la mer Noire.


Prochain épisode : Mai – juin 1918 « Je commence à m’inquiéter de l’avenir d’une révolution qui paraît destinée à périr par la faute de ses partisans »


Épisode 1 : 1888 – 1904. « Et toi, mon petit Nestor, si jamais l’un de tes maîtres veut te battre, prends la première fourche qui te tombe sous la main et fonce dedans. »

Épisode 2 : 1905 – 1909 « Depuis lors, je n’ai jamais quitté le chemin de la lutte pour la révolution sociale »

Épisode 3 :Janvier-mai 1910 « Leurs ombres semblent errer le long de ces murs dressés par les oppresseurs pour enfermer les opprimés. »

Épisode 4 : Mai 1910 – juillet 1912 « Ceux qu’on enferme là doivent se soumettre à une obéissance absolue : l’endroit est réservé aux plus rebelles, aux plus dangereux. »

Épisode 5 : Août 1914 – mars 1917 « Mort à tous les tyrans et à leurs geôliers ! Insurgeons-nous, frères, au signal convenu »

Épisode 6 : Mars – août 1917 « C’est d’ici, au sein de la masse laborieuse, que sortira cette force révolutionnaire formidable sur laquelle doit s’appuyer l’anarchisme »

Épisode 7 : Août – septembre 1917« De sa voix puissante, Maria Nikiforova appelle les ouvriers à la lutte contre le gouvernement, pour la révolution et pour une société libre de toute autorité. »

Épisode 8 : Octobre 1917 – janvier 1918 « Un chant révolutionnaire s’élève, tandis qu’un à un les chariots s’ébranlent vers la gare. »

Épisode 9 : Février – mars 1918 « La décision des travailleurs reflète leurs idées, leurs idées sont les miennes et je leur obéirais. »

1 Comment

  1. Clerc Françoise

    Merci pour ces extraits qui donnent une autre dimension à la guerre que mène la Russie contre l’Ukraine et que bien peu de journalistes rappellent.
    Je n’avais pas fait le lien entre les cosaques zaporogues et la région de la centrale de Zaporijia. Le contentieux entre l’Ukraine et la Russie est très vieux. Comme le rappelle Nicolas Werth (Poutine, historien en chef) l’histoire mouvementée des peuples qui ont constitué l’Ukraine moderne n’a pas permis, jusqu’à Maïdan, l’émergence d’une conscience nationale forte. La Russie se comporte depuis longtemps comme un empire dont les pays voisins sont considérés comme des marches sous sa domination destinées à lui fournir des ressources et éventuellement négociables pour obtenir la paix (avec l’Allemagne et l’Autriche notamment). Les accusations actuelles de M. Poutine sont en fait l’écho d’accusations qui remontent à l’immédiat après guerre de 14-18. Les bolcheviks ont accusé les libertaires de toutes sortes de “fautes” idéologiques alors qu’ils ne faisaient que défendre leur territoire. Le père d’Alexandre Grothendieck était un compagnon de Nestor Makhno et comme tel a été persécuté à la fois par les communistes et les nazis…

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