Le collectif Question de classe(s) se veut un lieu de débat ; et justement, notamment depuis la parution du livre d’Irène Pereira sur les pédagogies critiques1 et ses nombreuses interventions sur le site, on questionne régulièrement les relations et oppositions entre un corpus de pédagogies dites « critiques » (dont la finalité est la remise en cause des structures de dominations par leur conscientisation) et les pédagogies coopératives (Freinet, PI…).
Par Arthur Serret, syndicaliste SUD éducation, collectif Questions de classe(s)
Un des points de cristallisation du débat est la question de la « forme scolaire » (dont le cours magistral ou dialogué pourrait être l’idéal-typique). Dans ce que, par commodité, je nommerai les « pédagogies coopératives », il s’agit de contester cette forme scolaire jugée trop transmissive et ne permettant pas le travail coopératif ou personnalisé, l’enfant devant par ailleurs être producteur de savoir. Est présente l’idée qu’en expérimentant à l’école d’autres formes d’organisation du travail, on expérimenterait d’autres manières de vivre en société et l’école préfigurerait donc par sa forme une société nouvelle. « On prépare la démocratie de demain par la démocratie à l’école » disait Célestin Freinet. Les pédagogies critiques, sans forcément s’opposer à cette idée, ne sont pas convaincues par l’hypothèse que la transformation sociale puisse passer uniquement par la question technique de la forme d’organisation du travail et de la vie collective. Au contraire, bien souvent, une organisation du travail coopérative n’empêche pas la reproduction des oppressions (de genre, de « race », de classe), si ces oppressions ne font pas l’objet d’un travail explicite de « conscientisation ». La transformation sociale passe par une étude précise des oppressions dans la société et dans la vie des élèves pour pouvoir agir dessus. Pour cette conscientisation, un apport de connaissances vertical peut s’avérer nécessaire.
Chronique du genre au cours préparatoire
Je suis enseignant en CP en éducation prioritaire renforcée à Paris. Sans être une classe « Freinet », ma classe de CP dédoublée s’organise avec quelques institutions coopératives et notamment un conseil hebdomadaire2. Ce conseil a permis de prendre en charge la question de l’égalité fille-garçon, de la lutte contre les oppressions sexistes dans la classe – anticipant d’une année la programmation de l’école (en CP, on travaille sur le racisme, en CE1 sur le sexisme). Par le récit de cet outil pédagogique qu’est le conseil, il s’agit aussi de consigner des observations sur comment le genre fait la classe : comment le genre façonne les relations en son sein, comment il
co-construit des comportements, des corps et des apprentissages et, in fine, des trajectoires scolaires.
Entre réflexions et analyses, j’ai voulu faire la chronique des enjeux liés au genre dans une classe de CP d’éducation prioritaire.
Ma classe de CP
Pour parler de mes élèves, il me semble important de dire qui ils et elles sont, et donc de caractériser leurs origines sociales, migratoires ainsi que leur genre. Parfois, l’une de ces catégories sera plus particulièrement mobilisées comme trait explicatif, le plus souvent le genre, les autres indications sont importantes pour moi pour comprendre les relations internes à la classe, percevoir peut-être d’autres enjeux de pouvoir que le conflit garçon-fille explicité dans les lignes qui suivent.
Ainsi, dans ma classe, se mélangent des garçons et des filles issu·es de l’immigration subsaharienne récente très prolétarisée, des enfants des enfants d’immigrés venant du Maghreb, dont les parents ont connu une petite ascension sociale et connaissent bien l’école pour y être passés (d’ailleurs souvent dans cette même école où j’enseigne) et, enfin, des enfants de familles « blanches » faisant partie de ce que l’on peut appeler la « petite bourgeoisie culturelle » (à fort capital culturel) et nouvellement arrivées dans le quartier. Les filles sont six ; les garçons quatre. Ma petite classe est donc très mixte socialement, et par conséquent, de grandes inégalités sociales coexistent en son sein. Le dédoublement des CP d’éducation prioritaire fait que j’ai une classe avec 10 élèves ; l’un des avantages d’avoir un effectif si faible est, entre autres, de pouvoir observer finement les mécanismes d’apprentissages et d’appropriation du « scolaire » à l’œuvre dans la classe et, par conséquent aussi, la production des inégalités.
Épisode 1 : Féminisme matérialiste sur le chemin de la bibliothèque
Sur le chemin de la bibliothèque, Anouck et Madeleine3, filles de petit·es-bourgeois·es culturel·les, discutent des inégalités entre les garçons et les filles.
« – […] C’est pas juste, c’est un peu comme si on donnait 100 euros à un garçon et un bonbon à une fille. C’est pas juste ! Parce que 100 euros c’est beaucoup d’argent alors qu’un bonbon c’est juste quelque chose qui se mange !
– Oui, ce qu’on veut, c’est l’égalité ! L’é-ga-li-té ! » Débattent de manière très animée les deux fillettes.
Il est clair que le féminisme des deux filles doit se comprendre comme l’appropriation des discours parentaux sur l’égalité de genre. La colère des deux enfants montre toutefois que cela les touche réellement et qu’elles ont compris leur intérêt à ce discours ; on parle bien ici d’appropriation et non de simples répétitions. Bien qu’elles ne soient pas forcément en capacité d’observer finement les inégalités dans leur propre quotidien, ce « discours de l’égalité » fait sens dans leur condition de petite fille.
Elles ne s’adressent ni à moi ni au camarade masculin qui les suit derrière. Peut-être parce que cela l’interpelle, peut-être aussi parce qu’il perçoit mon intérêt pour la discussion des deux filles, Mamadou déclare alors :
« – Oui, mais les filles courent moins vite que les garçons, alors c’est normal que… », avant de susciter des réactions courroucées.
Mamadou est un enfant d’une famille de l’immigration récente, dont le père exerce un métier situé au plus bas de la hiérarchie sociale et en grande difficulté scolaire dans l’apprentissage de la lecture. Intuitivement, il semble percevoir que l’affirmation des filles bouleverse les rôles genrés assignés traditionnellement. Alors qu’Anouck et Madeleine ne parlaient pas des performances physiques, Mamadou ramène les revendications d’égalité à un constat d’inégalité qui lui semble incontestable : les filles courent moins vite que les garçons. En l’occurrence, ce jugement renforce la position dominante qu’il exerce quand il s’agit d’activités physiques et qu’il semble investir de manière compensatoire par rapport à ses difficultés dans les domaines plus « scolaires ».
« Nan, c’est pas vrai » proteste violemment Anouck en colère.
Quant à moi, je dis juste modestement que « je suis d’accord avec les filles ». Mamadou tente de me convaincre que « les filles ne font pas de freestyle », mais je n’ai pas le temps de comprendre de quoi il parle : nous sommes arrivé·e·s à la bibliothèque. ■
À suivre : Bibliothèque et lutte contre les stéréotypes
Notes
- Paulo Freire, pédagogues des opprimé·es, Libertalia 2017
- Le conseil de ma classe de CP a pour fonction de trouver des solutions à des problèmes portés au collectif par des élèves, souvent des conflits entre élèves, mais aussi des questions liées à l’organisation du travail, à mettre en débat des propositions et idées concernant la vie de la classe, et à progresser dans un système de ceintures à l’échelle de l’école.
- Les prénoms ont été anonymisés.
Cet article est extrait de N’Autre école n° 12 “Demander le programme ?”,
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