Enseignant en CP avec une dizaine d’élèves en éducation prioritaire à Paris, j’ai décidé de consigner mes réflexions sur la manière dont le genre fait la classe au quotidien – son rôle dans les apprentissages, les interactions de mes élèves et ma pratique pédagogique, dans une chronique.
=> l’épisode 1 : Intro et féminisme matérialiste.
A la bibliothèque
Comme je l’expliquais dans l’épisode 1, je vais à la bibliothèque une fois par semaine avec cinq élèves de CP sur le temps du midi. Le temps de s’y rendre, il nous reste une demi-heure sur place, dont vingt minutes sont souvent consacrées à l’écoute d’histoires lues par la bibliothécaire et la dizaine de minutes restantes à emprunter des livres que les élèves pourront ramener chez elles et eux.
Les petit.e.s CP n’ont donc pas beaucoup de temps pour faire leur choix. Si j’essaye de veiller à ce qu’ils et elles empruntent des livres adaptés à leur âge, mes élèves sont libres d’emprunter ce qu’ils et elles souhaitent. Ce temps à la bibliothèque ne répond pas à des objectifs d’apprentissage précis ; dans mon esprit, il s’agit surtout d’une socialisation à « l’objet-livre » et au lieu de culture qu’est la bibliothèque (dont la gratuité et la faiblesse des garantit demandées, mais aussi la qualité de l’accueil, en fait un lieu assez remarquable). En outre, il y a l’idée un peu naïve que ces emprunts permettent à ceux et celles n’ayant pas de livre dans le contexte familiale d’en apporter chez eux. L’idée est naïve puisqu’elle pourrait faire croire que la question de l’ « accès à la culture » n’est qu’une question matérielle de nombre de livres à disposition, or on sait très bien qu’il n’en est rien (ou pas grand-chose)[[L’idée que les inégalités scolaires sont explicables par un “manque” de culture et d’accès au savoir a souvent été nommé “thèse de l’handicap socio-culturel”. Les travaux notamment du laboratoire ESCOL ont depuis plus de vingt ans battu en brèche cette idée, en mettant au jour la centralité du “rapport au savoir” dans la production des inégalités scolaires plus que de la question de l’accès. Pour faire simple, il ne s’agit pas uniquement de mettre en présence les élèves les moins dotés en capitaux culturels de la culture, mais de s’interroger sur son appropriation et au sens qu’on lui donne.]]
Ainsi, les élèves sont libres dans leur choix. La fréquence des visites les rend progressivement autonomes dans l’orientation et la circulation au milieu des rayonnages, mais certain.e.s élèves ont toutefois besoin d’être aidé. « Où est-ce que je peux trouver un livre sur le karaté ? ». Souvent, la question est précise et uniquement liée à la localisation de l’ouvrage recherché. D’autres fois, le rôle de l’adulte est aussi de guider dans son choix l’enfant qui n’a pas trop d’idées ou des idées trop vagues , d’autant que comme je le précisais au début, le temps dédié au choix des livres est très restreint.
Genre et libre choix
Cela ne sera pas une surprise – quand bien même dans les discours mes petit.e.s élèves peuvent faire œuvre d’un esprit critique tout à fait surprenant, lorsqu’il s’agit de s’orienter pour choisir un livre, garçons et filles ne font preuve d’aucune originalité (ou très peu).
Mamadou, Jérémy, Riad, Eddy et Jules ont pillé les documentaires sur les super-héros Marvel, sur les voitures et les requins.
Naïma, Fella, Anouck, Madeleine, Angela et Lila ont réussi à trouver des livres parlant de danse classique dans les divers rayonnages de la bibliothèque (petits romans, documentaires pour enfants, pour adolescents et albums). Quand j’essaye de guider Naïma et Angela qui manquent d’inspiration, elles me disent unanimement qu’elles voudraient « des histoires de princesses ».
Ici, le genre est déterminant : c’est bien leur identité de genre que les élèves « performent » [[On doit notamment cette idée de “performance” ou de “performativité” à la théoricienne du genre Judith Butler. Le genre se construit et se reproduit par une série d’actions “continues et répétées”. “La réalité du genre est créée par des performances sociales ininterrompues” écrit-elle dans Trouble dans le genre.]] dans leur choix de livres. Il semble important de comprendre que choisir à la bibliothèque n’est pas le résultat d’une somme de goût qui définirait l’enfant quelque soit le contexte, mais aussi le produit d’un jeu d’interactions entre pairs [[Je reprends ici l’idée développé par Wilfried Ligner et Julie Pagis dans leur recherche sur les perceptions enfantines de l’ordre social. Demandant à des élèves de classer (hiérarchiquement) des métiers, il et elle écrivent : “Face aux autres, c’est-à-dire en somme dans les conditions ordinaires de la pratique, classer signifie toujours se classer, se situer socialement”. Les sociologues remarquent que les enfants classent selon un intérêt à classer, intérêt qui est “un enjeu immédiatement relationnel”. Je fais ici l’hypothèse que le rôle des interactions entre pairs préside ici aussi à la perception des livres et donc à leur sélection.
Lignier Wilfried, Pagis Julie, « Quand les enfants parlent l’ordre social. Enquête sur les classements et jugements enfantins », Politix, 2012/3 (n° 99), p. 23-49. DOI : 10.3917/pox.099.0023. URL : https://www.cairn.info/revue-politix-2012-3-page-23.htm ]]. Choisir un livre quand on va avec sa classe à la bibliothèque, c’est choisir avec sa classe, au sein de ses pairs et par rapport à eux. Lorsque les élèves choisissent un livre : cela devient leur livre, ce dernier ayant la charge d’incarner ce qu’ils sont au sein du groupe. On peut observer une certaine excitation à choisir le « meilleur » livre, c’est-à-dire pour les petits-garçons par exemple, celui qui incarnera au mieux les valeurs virils du groupe. Les élèves comparent leurs livres comme ils pourraient comparer n’importe quelles performances mettant en jeu la définition de la masculinité. Bref, choisir au sein d’une classe, c’est aussi se positionner dans le groupe. Il faut noter ici que le groupe des filles est moins homogène, et plus soumis à des variations liées à l’origine sociale. Souvent, les filles issus de la petite bourgeoisie culturelle s’autorisent à des choix moins genrés en se dirigeant notamment vers des documentaires animaliers [[On verra dans une prochaine chronique comment le groupe des garçons s’attachent à construire une forme d’entre-soi dont on peut imaginer qu’en produisant l’exclusion des filles, construit aussi un contrôle social plus fort sur ses membres]].
Dans le cas présent, ma volonté de laisser les élèves libres dans leur lecture et leur exploration du fond de la bibliothèque semble participer à reconduire l’ordre du genre. Ce constat est double : à la fois, les choix des élèves sont extrêmement déterminés par leur genre, mais aussi et surtout, ces choix portent sur des ouvrages mettant en scène des représentations extrêmement outrées et stéréotypées des genres et des relations de genre. Plusieurs enquêtes ont conduit à pointer la persistance des stéréotypes de genre dans la littérature jeunesse [[Cromer Sylvie, « Le masculin n’est pas un sexe : prémices du sujet neutre dans la presse et le théâtre pour enfants », Cahiers du Genre, 2010/2 (n° 49), p. 97-115. DOI : 10.3917/cdge.049.0097. URL : https://www.cairn.info/revue-cahiers-du-genre-2010-2-page-97.htm]], et leur rôle dans « la reproduction et l’intériorisation de normes de genre ».
« En effet, les albums visent certes à familiariser l’enfant avec l’écrit, à le distraire, à stimuler son imagination, mais surtout à accompagner la découverte du monde, du corps et des émotions, des relations familiales et avec autrui, à encourager l’apprentissage de valeurs, en un mot à favoriser la socialisation et l’intériorisation de normes. Si l’on accepte l’hypothèse que le sexe est la première catégorisation sociale, la question centrale, quoique rarement explicitée, est donc bien celle des identités sexuées, de la différence des sexes, des rapports sociaux de sexe. Cela est tout particulièrement vrai pour les albums illustrés, omniprésents dès la naissance, supports privilégiés du processus d’acquisition des modèles sexués socialement acceptables, et par là même de la hiérarchie sociale.
[…]
Basés sur la suprématie du masculin et le poids de la génération adulte, induisant hiérarchisation des sexes et différenciations subtiles de rôles, les albums illustrés véhiculent des rapports sociaux de sexe inégalitaires. La littérature de jeunesse n’est pas anodine, comme le laissent croire le chatoiement de graphismes recherchés et la variété du peuple des personnages. Elle contribue à la reproduction et à l’intériorisation de normes de genre. »[[ Brugeilles Carole, Cromer Isabelle, Cromer Sylvie, « Les représentations du masculin et du féminin dans les albums illustrés ou. Comment la littérature enfantine contribue à élaborer le genre », Population, 2002/2 (Vol. 57), p. 261-292. DOI : 10.3917/popu.202.0261. URL : https://www.cairn.info/revue-population-2002-2-page-261.htm
]]
Ainsi, il semble qu’une pédagogie du « libre choix » s’apparente surtout à une pédagogie du « laissez faire », au risque de faire de la fréquentation de la bibliothèque, comme Mona Zegaï l’écrivait pour l’expérience ludique d’après l’étude des catalogues de jouets de plusieurs grands magasins, « une véritable pédagogie active de la différence entre les sexes » [[Zegaï Mona, « La mise en scène de la différence des sexes dans les jouets et leurs espaces de commercialisation », Cahiers du Genre, 2010/2 (n° 49), p. 35-54. DOI : 10.3917/cdge.049.0035. URL : https://www.cairn.info/revue-cahiers-du-genre-2010-2-page-35.htm]].
Parlons pédagogie…
Cependant, il n’est pas possible pour moi de renoncer à la liberté de choix des élèves. D’abord parce que malgré tous les mythes et malentendus qu’en éducation l’idée de «liberté » peut véhiculer [[Je vise ici certain.e.s tenant « hyperpédago » (comme le dirait Philippe Meirieux) de certaines « écoles alternatives » qui fétichisent, selon moi, la question de la liberté.]], je suis attaché à l’idée qu’on n’émancipe pas sans donner aux élèves le pouvoir de décider et d’organiser leurs activités. D’autre part, dans le cadre d’une lecture « plaisir » qui se fera hors du cadre scolaire, contraindre le choix de l’élève reviendrait probablement à saboter tout l’enjeu de l’emprunt des livres : à savoir, construire le livre comme un objet affectif et familier que l’on s’approprie. Enfin, cela ne correspondrait à aucun des usages sociaux de cette bibliothèque où les gens viennent librement, manifestement parce qu’ils et elles aiment lire. Quelle perception du lieu donnerais-je si l’on n’y faisait des emprunts contraints et forcés ?
Bref, je souhaite que mes élèves choisissent librement… ce qui en tant que pédagogue, ne me soustrait pas non plus totalement à toutes mes responsabilités.
Reprenons : lorsque mes élèves choisissent en dix minutes, des livres à emprunter, ils utilisent des critères très stéréotypés en fonction du genre pour s’orienter dans la bibliothèque. Les élèves qui n’arrivent pas à choisir, sont souvent ceux et celles qui n’avaient pas trouvé un nouveau lieu, à savoir un nouveau rayonnage, où trouver des livres correspondant à ces critères (par exemple, le rayonnage où l’on trouve les livres sur les super-héros et celui où il y a les documentaires sur les voitures sont vides au moment où ils s’y rendent). A moi alors, de tenter de guider et de proposer un livre à l’enfant ; souvent frustré.e de ne pas avoir trouvé son bonheur dans les rayonnages précédemment cités. Je farfouille alors dans les rayons et dans ma mémoire, maudissant ma faible connaissance de la littérature jeunesse, à la recherche d’un livre qui pourrait faire l’affaire. Comme nous n’avons pas beaucoup de temps, le choix doit être rapide ; un bref coup d’œil sur la couverture doit permettre à l’élève d’accepter ou non ce que je lui propose. Là encore, le genre reste la catégorie d’interprétation principale de la couverture des livres par mes élèves : le livre que l’enseignant leur propose fait-il assez « garçon » ou « fille » ? Plus ou moins inconsciemment, je prends ainsi cette variable en compte (tout en essayant d’introduire d’autres critères de diversité en allant chercher dans les contes « du monde » notamment) dans mes propositions aux élèves.
Lors d’une sortie récente, voyant que mes élèves ne semblent pas emballés par les lectures, je décline poliment la proposition de la bibliothécaire. Nous avons donc une bonne demi-heure, et non la dizaine de minutes habituelles pour choisir nos livres. Ainsi, les enfants ont le temps de prendre des livres, de les feuilleter voire de commencer à les lire, puis de changer d’avis. J’observe assez content qu’ils et elles profitent de ce temps pour découvrir la largesse du fond de la bibliothèque, et quittent les zones qu’ils et elles avaient identifié comme intéressantes. Ainsi, Fella (grands-parents issus de l’immigration kabyle, parents de classes populaires habitant depuis très longtemps dans le quartier) parcourt les rayonnages d’album. Elle m’explique qu’elle cherche un auteur qu’elle aime bien et qu’elle avait trouvé avec sa maman dans le casier des « C ». Finalement, elle déniche un livre qu’elle ne connait pas mais qu’elle semble trouver intéressant : Marre du rose ! de Ilya Green et Nathalie Hense. Ryad (au profil social assez similaire) découvre quant à lui le rayon « mythologie ». Fasciné par les héros et les monstres, il emprunte finalement deux albums d’Yvan Pommaux. Jules (enfant de la petite-bourgeoisie culturelle) tombe sur un album musical sur la grande guerre, dessiné par Tardi et chanté par Dominique Grange, avant de finalement s’orienter vers un documentaire sur les renards et un autre sur l’Égypte ancienne. Lila (aux origines sociales similaires) quant à elle s’est plongée dans la lecture d’un album poétique avec un ours sur la couverture.
Certes, le genre explique toujours le choix des livres mais les élèves ont pu affiner leurs critères de choix et se diriger vers des esthétiques un peu moins caricaturales (et que, implicitement, je juge comme ayant un contenu culturel de plus grande qualité). Ici, c’est le temps qui a permis aux élèves d’affiner leur critère de choix, de se plonger aussi dans une recherche plus individuelle et de se laisser le temps d’observer, feuilleter, reposer, reprendre. Réfléchir à comment les élèves et quels outils ils et elles ont à leur disposition dans leur choix permet d’une certaine manière de dénaturaliser l’influence du genre dans le goût des élèves. En effet, perdu.e.s au milieu de la quantité immense de livres différents, quel critère pertinent ont-ils/elles pour sélectionner leur livre ? D’une part, les enfants peuvent se diriger vers les rayonnages qu’ils et elles ont le mieux identifier : cela explique l’importance des documentaires dans la sélection des élèves. Alors que les albums sont classés par ordre alphabétique, les documentaires sont classés par thèmes. Le rayonnage des voitures tout comme celui des super-héros a donc facilement été identifié. D’autre part, n’ayant peu le temps d’explorer les livres avant de les choisir, ils et elles doivent faire appel à des critères qu’ils et elles identifient comme stables et sûrs : pour le dire autrement, il n’y a pas le temps de faire dans la finesse. Or, si l’identité des élèves est bien entendu complexe, le trait saillant et probablement le plus déterminant de leur identité dans l’espace des pairs, c’est bien le genre. Ainsi, en adoptant des critères très stéréotypés dans son choix (une couverture rose ou des danseuses en tutu, une couverture exhibant des engins ou des super-héros virils), on est certain de ne pas trop se tromper. Pour le dire autrement, dans ce cours laps de temps, les critères genrés sont les critères ayant un rendement maximal pour trouver un livre qui « lui correspond » et qui évite à l’élève le risque de la déviance. Notons que si le genre ne disparait pas des variables explicatives du classement, on peut faire l’hypothèse que les élèves s’autorisent à percevoir le champ de la masculinité ou de la féminité avec plus de souplesse, et d’une certaine manière à y prendre plus de risques. Les héros mythologiques dessinés par Yvan Pommaux sont des hommes, ils ont souvent une épée et parfois une barbe. Cependant, le dessin est fin avec des couleurs douces et les héros ont des corps relativement « doux » (leurs muscles ne sont pas saillants) et portent de petites tuniques blanches. Autrement dit, bien que le sujet du livre réfère tout aussi bien à un imaginaire masculin, la représentation du masculin change du tout au tout par rapport aux super-héros qu’affectionne Ryad.
Si je tente un peu de réflexivité, j’observe que dans mes jugements spontanés sur le caractère genré des choix se cache en réalité deux types de jugements plus subtiles et plus finement mêlés. Comme je viens de l’écrire, ce que j’identifie comme « un progrès » n’est finalement pas une remise en cause de l’ordre du genre, mais « plus de souplesse » dans la définition de la masculinité et de la féminité. D’autre part, les élèves se dirigent vers des livres que j’estime de plus grande qualité – d’ailleurs, on peut voir que je cite leurs auteurs, montrant ainsi la légitimité qu’ont ces ouvrages à mes yeux. Yvan Pommaux est très légitime et reconnu dans le champ de la littérature jeunesse ; Ilya Green est une illustratrice réputée et très fréquente dans les bibliographies de littérature jeunesse « antisexiste ». Ainsi, mon jugement est à la fois un « jugement culturel » sur ce qui est légitime de lire ou non selon moi (et par conséquent selon l’école) et mais aussi un jugement sur le type de masculinité (et de féminité) légitime à l’école. Delphine Joannin et Christine Mennesson décrivent en parallèle la masculinité des garçons des milieux populaires peu dotés scolairement qui « valorisent plutôt un usage agonistique du corps » et celle des de « ceux des milieux plus favorisés, par ailleurs plus performants sur le plan scolaire, [qui] accordent davantage d’importance à la maitrise technique et au beau jeu »[[ Joannin Delphine, Mennesson Christine, « Dans la cour de l’école. Pratiques sportives et modèles de masculinités », Cahiers du Genre, 2014/1 (n° 56), p. 161-184. DOI : 10.3917/cdge.056.0161. URL : https://www.cairn.info/revue-cahiers-du-genre-2014-1-page-161.htm]], ainsi qu’à une certaine pratique de la violence symbolique en s’appuyant sur la référence aux normes de l’institution scolaire. Les chercheuses remarquent aussi que si la masculinité incarné par le premier groupe peut être dite « hégémonique », au sens où elle incarne des valeurs viriles jugées dominantes, elle « ne leur assure pas une position de domination dans tous les contextes ».
« D’une certaine manière, comme le montrent Stéphane Beaud et Michel Pialoux (2002), les bénéfices associés aux compétences agonistiques dans certains espaces sociaux, qui permettent notamment de se placer favorablement dans la hiérarchie des pairs, fonctionnent en même temps comme des stigmates, dès lors que les normes de comportement renvoient aux modèles valorisés par les classes moyennes et favorisées. Pour les garçons de ce groupe, les coûts relatifs à l’identification à une forme de masculinité virile sont donc particulièrement élevés (Dulong, Guionnet, Neveu 2012), puisqu’elle s’accompagne d’une disqualification sociale dans les institutions légitimes. Par ailleurs, les garçons sportifs conformes aux normes scolaires, qui jouissent d’une position privilégiée, se caractérisent justement par une euphémisation de l’usage de la violence. »
Sous couvert de percevoir et juger la conformité de mes élèves à « l’ordre du genre », il me semble que je jugeais aussi et surtout leurs « goût culturel » et le type de masculinité et de féminité qu’ils et elles incarnaient. La violence symbolique lié à l’inculcation de pratiques culturelles (et de comportements) considérées comme légitime par l’institution scolaire est au cœur de la pratique enseignante ; le signaler comme je viens de le faire, ne signifie pas forcément le contester. Il me semble toutefois important, pour penser une pédagogie antisexiste, d’interroger et contrôler nos perceptions et jugement concernant ce qui est sexiste et ce qui ne l’est pas.
Ainsi, une des premières pistes pédagogiques explorée ici est de prendre en compte le fait que l’enfant a besoin de temps pour découvrir la bibliothèque et affiner ses critères de choix. Il me semble important de poser maintenant la question du rôle des pourvoyeurs/ses de livres, enseignant.e.s et bibliothécaires. On dit souvent qu’en tant qu’enseignant.e, nous sommes « garant.e du cadre » ; si l’on ne veut pas contraindre les enfants dans leur choix, on peut (et l’on doit !) alors leur garantir un cadre « non-sexiste ». Autrement dit, si en tant que pédagogues, il nous importe de laisser « le choix » aux élèves, il est aussi de notre responsabilité de permettre à ces dernier.e.s des choix de qualités [[Il ne s’agit pas là de dire que tel ou tel choix est un bon choix, mais de s’interroger sur les critères et leur diversité qui ont présidé à ce dernier]]. Ici, je ferai abondamment référence au travail de l’animatrice du blog Fille d’album, ressources pour une littérature jeunesse antisexiste [[https://filledalbum.wordpress.com/]]. Bibliothécaire, son blog est rempli de réflexions, de bibliographies, de critiques sur le genre et la littérature jeunesse. Dans un billet intitulé « Bibliothèque jeunesse : comment lutter contre les stéréotypes de genre », elle réfléchit à son rôle en tant que bibliothécaire[[https://filledalbum.wordpress.com/2018/03/15/bibliotheques-jeunesse-comment-lutter-contre-les-stereotypes-de-genre/]], rôle qu’il me semble un.e enseignant.e accompagnant sa classe à la bibliothèque peut largement reprendre à son compte. Elle élabore quelques pistes de travail (je développerai peu chaque point, laissant aux lecteurs/rices le soin de consulter les idées sur Fille d’album) :
– « agir sur les collections », c’est-à-dire penser à la question de la représentation du genre, « y compris quand ce n’est pas le sujet de l’album » précise la bibliothécaire.
– « conseiller [les enfants] et valoriser [certains ouvrages] ». Elle pointe immédiatement la « facilité » de proposer des documents genrés aux enfants. Cela fait directement échos à cette facilité à laquelle j’avoue succomber par souci d’efficacité, en anticipant les attentes (supposées) de mes élèves. Mais la rédactrice de Fille d’album se pose aussi la question : « comment répondre aux demandes genrées des lecteurs ? » ; question qui se pose très souvent lorsque certains enfants sont un peu perdu.e.s au milieu des rayonnages. Elle propose d’abord de « reformuler la demande, sans sexisme », et l’on peut noter que ce conseil n’est pas uniquement valable à la bibliothèque, mais également en classe au quotidien. On peut aussi subvertir la demande de l’élève en « ouvrant sur d’autres horizons ». « Par exemple, quand on me demande des livres de princesse, je réponds à la demande en proposant des contes traditionnels, mais j’ajoute toujours à la pile quelques titres avec des princesses rebelles et actives ».
– Par ailleurs, pour les élèves, une des manières de choisir que je n’ai pas évoqué précédemment est de s’orienter vers la sélection des bibliothécaires, vers ces albums extraits des rayonnages et mis en avant sur les présentoirs. La bibliothécaire de Fille d’album note l’importance de la valorisation d’ouvrages « non sexistes » par l’intermédiaire de tables de présentations, de bibliographies en ligne, de malles à destination des écoles.
J’ajouterai que pour l’enseignant.e, être garant.e d’un cadre non-sexiste cela signifie aussi faire tout son possible pour instaurer une ambiance non-sexiste au sein du groupe classe. A la bibliothèque, il s’agit de faire son possible pour autoriser la déviance, et veiller par exemple à limiter les rappels à l’ordre du genre de la part des pairs. Empêcher et/ou corriger par exemple, les jugements sur les emprunts des élèves tel que “untel a pris un livre de filles” ou encore “mais les livres sur la guerre, c’est des livres pour les garçons normalement“.
Il semble donc important de rappeler que, si on peut vouloir laisser la liberté du choix aux enfants, ceux et celles qui en définissent la possibilité, l’étendu et in fine la qualité du choix, sont les éducateurs/rices qui entourent les enfants. D’une part, le fond à disposition des enfants n’est pas venu de nulle part, il résulte d’une politique d’acquisition et de valorisation de la part des bibliothécaires. Les livres auxquels les enfants auront accès, ainsi que la manière dont ils et elles y auront accès résultent de choix éducatifs, professionnels et politiques des adultes qui les accompagnent. D’autre part, la question du « libre choix » ne doit pas servir à in fine naturaliser les goûts des élèves. Charlie Galibert dans son Petit manuel du genre, parle de « l’atterrante hypersexuation de la littérature enfantine, sous le pré-texte de la liberté de choix et de goût des enfants qu’on lui a soi-même inculqués » (p.105) ». Ainsi, la responsabilité des adultes est double : les enfants n’accèdent pas aux productions culturelles seul.e.s, et par ailleurs, leurs goûts sont le produit des jugements, des discours et des représentations auxquels ils ont auparavant été exposées.
La littérature enfantine dans la classe
Je terminerai en évoquant le fait que cette responsabilité ne s’arrête pas aux portes de la bibliothèque mais s’étend bien entendu aux activités en classe.
Si aujourd’hui la tendance est plus à l’enseignement des stratégies de compréhension pour la lecture de textes [[Je fais ici référence par exemple aux travaux de Sylvie Cèbe et Roland Goigoux sur l’enseignement explicite des stratégies de compréhension avec des outils comme Narramus, Lectorino/Lectorinette ou encore Lector/Lectrix. On y enseigne par exemple à “se faire un dessin-animé dans sa tête”, à “imaginer les pensées des personnes” ou encore à “lire entre les lignes” pour comprendre l’histoire.]], au détriment la question des représentations en littérature, il importe de prendre en compte ces questions lors des choix d’ouvrages et de textes travaillés en classe en lecture [[Les programmes de 2002 et les nombreux travaux de didactiques sur la “lecture littéraire” avaient introduit d’importantes réflexions sur la littérature à l’école en envisageant la question de “l’horizon d’attentes”, du stéréotypes. etc. en proposant notamment la pratique de la lecture “en réseaux”. L’approche littéraire de la lecture à l’école permettait, il me semble, de prendre plus en compte la question des représentations dans la littérature. Si aujourd’hui l’approche qui s’attache à enseigner explicitement les stratégies de lecture, est ancré dans un salutaire souci de donner des outils pour comprendre des textes complexes à tou.te.s les élèves, la question des représentations et du contenu des ouvrages y est peu traitée.]]
De même, il me semble important de réfléchir aux « bibliothèques de classe ». Dans ma classe, la bibliothèque est un meuble à livre contenant une soixantaine d’ouvrages, des albums et des documentaires principalement. S’y mélangent des livres qui m’appartiennent et que j’ai choisi d’acheter (et qui me suivront quand je quitterai l’école) et de livres appartenant « à l’école ». Enseignant débutant, je ne suis jamais resté dans une école plus d’un an ; à chaque arrivée dans une nouvelle salle de classe, je me plais à explorer la « bibliothèque de classe ». Bien souvent, les budgets des écoles ne sont pas assez importants pour investir dans les bibliothèques (d’autant plus dans ma REP où l’on s’attache à ce que l’école achète pour les élèves le « petits matériels » ; cahiers, crayons, etc.), et les fonds sont composés des livres oubliés, des dons des bibliothèques du quartier, des vieilleries d’une ancienne institutrice qui partant à la retraite à laisser ce qu’elle avait accumulé… Les livres sont donc souvent abimés et reflètent une époque où les questions de genre était – j’imagine – moins prises en compte : on y trouve donc souvent des albums et autres imagiers véhiculant des images des filles, des garçons, et surtout des rôles parentaux assez consternantes (et l’on ne parlera pas de l’hégémonie de la « blanchité »…[[Sur la “blanchité” dans la littérature jeunesse : https://littecol.hypotheses.org/files/2016/11/Africultures-Entretien-22Tr%C3%A8s-peu-de-r%C3%A9cits-en-litt%C3%A9rature-jeunesse-bousculent-la-blanchit%C3%A9-comme-norme22.pdf]]). L’année dernière, j’y avais même un petit livre sur la vie de Saint-Martin venant vraisemblablement d’une édition à but catéchétique… Ainsi, je me suis mis en tête de me constituer mon « fond propre » de livres non-sexistes, mais aussi par la même occasions non-racistes, voire non-classistes. On notera que les livres proposant de représentations de la pauvreté sont rares (et ceux qui le font d’une manière non-misérabiliste encore plus) ; de même les bibliographies qui traitent du sujet.
Comme je ne suis pas un expert de littérature jeunesse, mais que beaucoup de personnes le sont et proposent de très bonnes bibliographies très utiles pour combattre sexisme et racisme dans les bibliothèques, je finis cette chronique par une petite liste de bibliographies :
– le blog Fille d’album contient une sélection de livres non-sexistes avec des riches présentations :
Livres
Ainsi qu’une liste de bibliographies :
Bibliographies
– la Mare aux mots, ce site spécialisé en littérature jeunesse, publie régulièrement des chroniques sur des thèmes engagés où ils/elles présentent des livres.
Leur Webzine sur l’antisexisme (avec plus de 80 ouvrages conseillés) :
http://lamareauxmots.com/blog/antisexisme/
Un dossier, sur les questions LGBT+ :
https://lamareauxmots.com/blog/des-livres-jeunesse-lgbtq/
https://lamareauxmots.com/blog/fiche-thematique-les-livres-qui-luttent-contre-les-cliches-sexistes/
Ou encore sur la différence (ethnique, couleur de peau, handicap…) : https://lamareauxmots.com/blog/fiche-thematique-les-livres-qui-luttent-contre-les-cliches-sexistes/
– le blog https://mistikrak.wordpress.com/ est spécialisé dans la « négritude et littérature jeunesse » et propose de nombreux livres mettant en scène des héros/înes noir.e.s et/ou sur le racisme.
– Le musée national de l’histoire de l’immigration a construit une longue et riche sélection de livres de littérature jeunesse abordant la question de l’immigration (dont une grande partie des livres est consultable dans le rayon jeunesse de la bibliothèque du musée) : http://www.histoire-immigration.fr/sites/default/files/musee-numerique/documents/ext_media_fichier_771_Selection_albums_jeunesse.pdf
– Dans le même genre, l’énorme bibliographie sur la « diversité » du laboratoire Elodil de Montréal dont la première partie porte sur « la diversité linguistique », et la seconde sur « les processus migratoires, les contacts, les différences et le racisme ».
http://www.elodil.umontreal.ca/fileadmin/documents/Litterature-Jeunesse/Bibliographies/bibliographie-diversite-septembre-2015.pdf
Prochaine chronique – de retour à l’école (en classe et dans la cour).
Quand Fella bouscule le genre à la récréation…
Chroniques du genre en cours préparatoire #2 : à la bibliothèque
Article intéressant et soigné quant à l’utilisation de l’ecriture Inclusive mais dommage qu’il soit lui aussi porteur d’une pointe de sexisme et d’âgisme : « ….et les fonds sont composés des livres oubliés, des dons des bibliothèques du quartier, des vieilleries d’une ancienne institutrice qui partant à la retraite à laisser ce qu’elle avait accumulé… »
eh oui , les vieux instituteurs ne laissent pas de vieilleries sexistes quand ils partent en retraite …CQFD