Le numérique comme tous les outils ne peut être qu’au service d’une conception de la société : fraternelle, coopérative, émancipatrice. Cette visée politique est essentielle quand un adulte, un enseignant, un éducateur, un animateur met en place un dispositif pédagogique numérique, sinon on s’enferme dans l’usage d’un objet, d’un dispositif qui répond à un plaisir, un développement individuel, une préparation à l’évaluation, à un concours… un chacun pour soi comme l’est le manuel, le fichier d’exercices, la leçon magistrale… dans une classe non coopérative.
Catherine Chabrun, militante pédagogique et des droits de l’enfant.
L’esprit du dispositif que l’on souhaite mettre en place doit l’emporter sur son usage. Il peut être questionné par ce que j’ai appelé les « invariants » (issus de ma pratique pédagogique, bien sûr !).
Les invariants d’une classe coopérative
- Des principes
– La solidarité : la coopération institue une solidarité consciente qui met en jeu la responsabilité de chacun et la volonté de concourir au bien commun. Apprendre à vivre ensemble, c’est coopérer et participer à la réalisation d’objectifs et de projets communs. On peut dire « co-fabriquer » avec les autres en solidarité : adultes et enfants.
– La fraternité : c’est bien devant la difficulté, lorsqu’il est nécessaire de s’entraider, que se créée une fraternité humaine : reconnaître l’autre comme un autre moi, l’empathie, cela dépasse la simple admission de son existence, c’est apprécier l’existence et la présence des autres à ses côtés, voir ses différences et similitudes, les accepter pour s’enrichir ou se différencier, c’est pouvoir un jour se réjouir et profiter positivement des différences entre les êtres, en jouissant de la complémentarité qu’elles offrent. Accepter l’autre tel qu’il est et non tel que l’on voudrait qu’il soit, ne plus en avoir peur pour s’accepter soi-même.
– La responsabilité : le projet coopératif est l’objet d’un choix collectif réfléchi et lucide. Former un citoyen engagé, apte à s’exprimer, à agir avec les autres et à prendre des responsabilités, au sein des collectivités où il vit, où il travaille. « Nous préparons, non plus de dociles écoliers, mais des Hommes qui savent leurs responsabilités, décidés à s’organiser dans le milieu où le sort les a placés, des Hommes qui relèvent la tête, regardent en face les choses et les individus, des Hommes et des citoyens qui sauront bâtir demain le monde nouveau de liberté, d’efficience et de paix. » (Célestin Freinet)
– Développer un climat de confiance qui assure la sécurité, développe l’estime de soi, une attitude de l’adulte qui encourage et respecte les droits, la dignité, la différence et les capacités de chacun. - Des pratiques pédagogiques
On coopère pour apprendre ensemble et acquérir des savoir-faire :
– L’abandon au moins partiel de la pratique magistrale et l’appel le plus large possible à l’organisation par les enfants, les jeunes, de la vie de leur classe, de leur cours, voire de leur établissement.
– La fin de la compétition entre les élèves au profit de la coopération dans les apprentissages, ce qui implique l’exercice de la solidarité et de l’aide mutuelle : il ne peut y avoir aucune coopération possible dans une école où les élèves pratiquent quotidiennement le « chacun pour soi » et la compétition.
– L’application numérique comme le manuel n’est pas l’objet unique d’apprentissage basé sur le seul travail individuel, chacun aurait sa tablette, son écran comme il a son livre, il exécute son travail seul, il étudie sa leçon seul. L’entraide est perçue comme une « tricherie ».
– Travailler individuellement oui, mais en relation avec les autres. Ce qui permet les réciprocités de savoirs, de savoir-faire, de savoir-être, de techniques, d’expériences… et de reconnaissance.
On coopère pour produire et créer :
– Faire ensemble, travailler ensemble, apprendre ensemble, projeter ensemble, réaliser ensemble, produire ensemble…
– Mutualiser : chacun participe pour entretenir, initier, compléter… Construire un commun de savoirs, de savoir-faire, de savoir-être… une culture commune.
– S’entraider, aider : « Celui qui sait aide celui que ne sait pas » est un principe institué. Ce n’est aucunement de la charité : « je te donne quelques miettes de ce que je sais », mais de la solidarité « je te donne les moyens de comprendre pour que tu progresses ». L’enseignant peut compter sur les enfants et ainsi consacrer du temps pour aider lui-même celui qui a davantage de difficultés ou tout simplement besoin d’une présence adulte pour cheminer.
On coopère pour s’organiser :
– Le travail personnel n’est pas réglé uniquement par le professeur, l’élève participe à son organisation (temps et espace) en fonction de ses résultats (entraînements, soutien, approfondissement…) et des ressources qu’il a à sa disposition (en classe, dans l’établissement, à la maison).
– Le matériel collectif de la classe est organisé coopérativement.
– La participation des enfants, des jeunes dans le cours, la classe, l’établissement à tous les sujets qui les concernent. Non seulement pour donner leur avis, mais proposer et décider coopérativement pour améliorer la vie collective et les apprentissages de chacun.
- Mettre en place des lieux institutionnels d’organisation et de gestion (conseil d’enfants, d’élèves dans la classe, dans l’établissement…).
On coopère pour communiquer :
– La reconnaissance de la parole de l’élève, de la personne (enfant, jeune, adulte) dans la classe, le cours, l’établissement avec des espaces et des temps spécifiques.
– Sortir des murs, s’ouvrir sur l’extérieur, agrandir le réseau coopératif : de la classe à l’établissement, au territoire, à d’autres régions, à d’autres pays…
On coopère pour construire une culture : accueillir les différentes cultures des membres du groupe, et les relier à la culture universelle (historique, scientifique, géographique… de l’humanité). La richesse du partage, du dialogue des idées, c’est concrétiser cette phrase de Paul Ricoeur : « La tolérance n’est pas une concession que je fais à l’autre. Elle est la reconnaissance de principe qu’une partie de la vérité m’échappe. »
Un nouveau dispositif numérique arrive dans la classe
- Le dispositif arrive dans une classe coopérative
– L’adulte annonce le dispositif et organise seul la mise en œuvre coopérative et les bilans réguliers avec tous. Il prend sa place « naturellement » et sa mise en œuvre sera coopérative.
– L’adulte annonce le dispositif. Sa mise en œuvre est coopérative, réfléchie par tous, des bilans réguliers évaluent le dispositif pour l’améliorer, le réorienter… Le professeur fait acte de dévolution, il lâche prise, les enfants participent régulièrement et permettent l’évolution du dispositif, de l’outil, etc.
– L’adulte propose le dispositif, la classe en discute et valide ou pas le dispositif proposé. Il peut être à l’essai et être mis en place définitivement après le premier bilan. Sa mise en œuvre sera alors coopérative, réfléchie par tous, des bilans réguliers évaluent le dispositif pour l’améliorer, le réorienter… Le professeur fait acte de dévolution, il lâche prise, les enfants participent régulièrement et permettent l’évolution du dispositif, de l’outil, etc. - Le dispositif arrive dans une classe ordinaire et par sa nature va enclencher la coopération entre élèves, la coopération entre l’adulte et les élèves.
– Avant et après les moments où le dispositif est mis en œuvre, la classe redevient « ordinaire ».
– Avant et après les moments où le dispositif est mis en œuvre, la coopération essaime dans le travail qu’il soit personnel, de groupe, voire collectif. Petit à petit la classe devient coopérative. - Le dispositif arrive dans une classe ordinaire et ne va rien changer, l’organisation magistrale l’emporte avant, pendant et après le dispositif.
Et pourtant…
Et comme l’école est fille et mère de la société, ce que l’enfant, le jeune vit à l’école participe à la construction de ce que sera l’adulte : un citoyen actif, coopératif, responsable et pensant, ou alors, un citoyen passif, individualiste, irresponsable et inconscient des enjeux de l’humanité.
L’école coopérative est une école d’éducation citoyenne dans la mesure où elle donne à l’élève un nouveau statut et fixe à l’école de nouveaux objectifs.
« L’école coopérative, c’est une école transformée politiquement, où les enfants qui n’étaient rien sont devenus quelque chose, c’est l’école passée de la monarchie absolue à la république et où les enfants, livrés en certains domaines à leur initiative, apprennent le jeu de nos institutions et s’exercent à la pratique de la liberté.
L’école coopérative, c’est enfin l’école où l’instruction n’est pas le but exclusif, mais celle où l’on vise surtout à former, par une pratique particulière facilitée, l’être pensant, qui sait écouter la voix de la raison, l’être moral et conscient et responsable, l’être social plus attaché à l’accomplissement de ses devoirs qu’à la revendication de ses droits. » (Barthélemy Profit) ■
Cet article a initialement été publié dans le n° de la revue N’Autre école –
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