« Le français est à nous ! » ne veut pas être un simple slogan, mais l’invitation à entamer une démarche d’appropriation collective des débats sur la langue, ses usages et son enseignement. Une démarche d’émancipation. »
Maria Candea et Laélia Véron
« La langue comme champ de bataille »
Rares sont les sujets qui suscitent autant de passions (très souvent tristes…) que la langue française et sa nécessaire « défense ». La question est régulièrement investie par une rhétorique réactionnaire qui en a fait l’un de ses champs de bataille privilégié (avec l’école, l’identité, etc., le tout se mêlant et s’emmêlant !). Ces déplorations sont portées par une mouvance « réac-publicaine » – aujourd’hui de plus en plus active – pour qui la décadence de la langue est le prélude à celle de la société et de la civilisation… À les en croire, la langue française est encore et toujours « mise en péril par l’homme de la rue, par les gens du monde, par des ignorants de tout poil comme par des bacheliers qui ne savent plus écrire, par les journalistes, par les politiciens, par les amateurs de sport, par les ronds de cuir […] Les malfaiteurs sont à tous les étages. » (André Moufflet, Contre le massacre de la langue française1.)
La langue comme espace d’émancipation
Il existe pourtant une autre façon de parler du français : l’ouvrage de Maria Candea et Laélia Véron vient pertinemment nous le rappeler. Toutes deux linguistes et universitaires, elles relèvent le pari de penser et d’analyser notre langue comme un vecteur d’émancipation individuelle et collective. Avec ce livre paru il y a quelques semaines, elles nous invitent à nous réapproprier cet outil et mener le combat contre les approximations et les idées fausses sur « la langue de Molière ». Loin de défendre le français, tous ces conservateurs – qui confisquent le nécessaire débat – témoignent surtout de leur élitisme et préfèrent s’accrocher à leurs privilèges au lieu d’engager une véritable réflexion sur la langue et ses évolutions. L’un des mérites de cette publication est bien de nous rappeler que « le rapport au français est éminemment idéologique et politique. Quand on parle de langue, très souvent, on parle d’autre chose. »
« Au nom de la langue »
« Notre objectif est triple : définir la langue et les notions linguistiques de base, décrypter les enjeux sociaux et citoyens liés à ces questions de langue, et, pour finir, raconter quelques histoires situées à différentes époques de l’histoire du français. » Ces trois lignes directrices structurent l’ouvrage et sont déclinées en différents chapitres organisés selon un même modèle : idées reçues, décryptage, focus et une bibliographie commentée particulièrement bienvenue pour celles et ceux qui souhaitent aller plus loin (le tout complété par un glossaire synthétique en fin d’ouvrage). C’est là que la référence à un « manuel » prend tout son sens. Si ce manuel est assurément un écrit engagé, il s’appuie sur une solide culture linguistique et historique et un effort de vulgarisation assez peu commun dans cette discipline (on se souvient de l’aridité de certains écrits structuralistes, par exemple).
Cette publication s’inscrit aussi dans un courant éditorial dynamique qui renouvelle l’intervention des chercheur.euses dans le débat public, en particulier autour de la notion d’émancipation (on pense, par exemple, au livre de Laurence De Cock, Mathilde Larrère et Guillaume Mazeau, L’Histoire comme émancipation, Agone, 2019). La présence de cette génération sur les réseaux sociaux n’est d’ailleurs pas étrangère à la volonté de diffuser une pensée scientifique critique dans une perspective d’éducation populaire…
« La langue comme arme »
Impossible de résumer l’ensemble des questions abordées au fil de ces 230 pages. Les lecteur.rices trouveront des réponses à quelques questions récurrentes (« C’est quoi une faute ? », « La langue française est-elle en danger ? » « à quoi sert l’Académie française ? », « Comment Molière écrivait-il ? », etc.). On soulignera aussi l’intérêt des analyses sur le colonialisme (« la langue comme étendard »), les enjeux de la francophonie (« La langue comme prétexte » avec ce rappel de la formule de Tahar Ben Jelloun « on ne parle pas le francophone ») ainsi qu’une salutaire mise au point sur la démasculinisation de la langue française (« La langue comme champ de bataille »).
Enseigner la langue, dressage ou émancipation ?
On s’attardera sur le très stimulant chapitre consacré aux rapports de l’école avec le français (« Enseignement et scolarisation de masse : aux sources de la grammaire scolaire, xixe-xxe siècle). La mise en place d’une scolarisation de masse s’est rapidement heurtée aux difficultés de la maîtrise de la langue écrite. Plutôt que de réfléchir à sa simplification, on a préféré bricoler une grammaire scolaire, bancale et sclérosée qui est pourtant devenue sacrée – au moment même où le catéchisme disparaissait des programmes… C’est un véritable « dressage grammatical » (Martinet) qui s’est mis en place. Cette obsession orthographique (au fondement même de la grammaire scolaire) répondait à un double impératif : d’une part, l’accent était mis sur une compétence technique bien plus facile à évaluer lors des concours et examens ; d’autre part, en focalisant toute l’attention des éducateur.rices et des élèves sur l’orthographe, on évitait de trop insister sur la production d’écrits et d’aborder des pratiques et des savoirs plus émancipateurs ! (On se souvient de Freinet proposant sa grammaire en quatre pages…). En renonçant à vouloir comprendre la langue dans sa complexité et sa vitalité, la grammaire scolaire s’est faite de plus en plus idéologique (voir l’histoire du complément direct).
Pour illustrer leur propos et esquisser des pistes, les autrices proposent dans ce chapitre un long focus rédigé en « ortografe rationalisée » esquissant un autre enseignement possible du français. Elles rappellent la généalogie « aristocratique » de l’orthographe française, d’abord outil de distinction sociale, jouant de l’écart entre l’écrit et l’oral. Le passage par le latin et le grec était alors un incontournable pour maîtriser le français à l’écrit ; un véritable rempart de classe d’autant que l’enseignement de ces langues fut longtemps interdit aussi bien aux pauvres qu’aux femmes. À la différence d’autres langues latines, le poids des conservatismes et les enjeux institutionnels et politiques ont artificiellement figé la langue française.
Une situation contre laquelle certains se sont insurgés au début du xxe siècle, comme Ferdinand Brunot : « L’enfant, qui doit apprendre à lire, à compter et à écrire l’orthographe de l’Académie, n’a plus guère le temps de connaître l’histoire, de faire des lectures qui puissent éclairer et élever son esprit ; à peine saura-t-il par cœur quelques fables, quelques poésies faciles. On dirait qu’en insistant ainsi sur la nécessité de savoir l’orthographe et en refusant avec obstination de la simplifier, les gardiens attitrés de notre langage aient voulu combattre sournoisement les effets libéraux et libérateurs de l’instruction sur la partie la plus nombreuse et la plus pauvre de la jeunesse. » (La réforme de l’orthographe, Lettre ouvert à M. le Ministre de l’Instruction publique, 1905). C’est dire si l’appel à une simplification de l’orthographe est loin d’être un projet visant le nivellement par le bas : il s’agit bien d’une nécessité si l’on ne se résout pas à voir la réflexion sur la langue, sa maîtrise et son appropriation réservée à une élite prête à tout pour écarter les dominé.es de cet outil d’émancipation.
Grégory Chambat pour le collectif Lettres vives
Maria Candea et Laélia Véron, Le français est à nous ! Petit manuel d’émancipation linguistique, La Découverte (coll. Cahiers libres), 2019, 238 p., 18 €.
– Voir la table des matières sur le site de l’éditeur : https://editionsladecouverte.fr/catalogue/index-Le_fran__ais_est____nous__-9782348041877.html