Fin octobre se réunissaient à Bruxelles enseignants et militants de l’éducation populaire pour la troisième Biennale pour l’Éducation nouvelle, à l’initiative des CEMÉA, CRAP, FESPI, GFEN et de l’ICEM. Dans la conférence de clôture, l’intervention de Philippe Meirieu sera suivie de celle de Laurence De Cock, dont voici le verbatim. Texte publié initialement sur le site des éditions Agone.
Je voudrais remercier à mon tour toutes celles et tous ceux qui sont à l’origine de cet évènement important, d’abord parce qu’il s’inscrit dans la continuité d’une longue histoire – comme l’a rappelé Philippe Meirieu. Mais aussi parce que nous avons besoin de plus en plus de ces moments collectifs, de ces moments de socialisation où nous pouvons nous dire franchement les choses, en prenant notre temps – de ces moments qui nous sont confisqués par l’institution.
C’est pour moi toujours très émouvant d’être accueillie dans ces lieux, que ce soit des stages syndicaux, des stages de collectifs, des mouvements pédagogiques. Ou comme ici à Convergence(s). Émouvant de vous voir débattre, réfléchir, formuler tout ce qui relève de nos fragilités, de nos doutes, de vous observer déconstruire nos noyaux de certitude et aboutir à réitérer votre attachement à ces métiers de l’éducation, dans ou hors l’école, en lesquels nous croyons et qui sont des métiers aujourd’hui particulièrement malmenés et disqualifiés.
Comme l’a annoncé Philippe Meirieu, je vais placer cette intervention sous un angle assez politique, peut-être pas alarmiste mais au moins urgentiste tant je pense que nous sommes historiquement à un moment de bascule particulièrement dangereux et anxiogène. Je crois que nous n’allons pas pouvoir nous contenter longtemps d’un entre-soi et d’un ressassement de nos doutes et qu’il va nous falloir envisager des actions d’une autre nature, plus offensives peut-être.
C’est ce que je vais essayer de montrer à partir de quelques éléments historiques et d’un miroir passé/présent, mais aussi de quelques citations, glanées ci et là en assistant à divers ateliers, et que je vais saupoudrer dans mon intervention comme des « graines d’avenir », pour reprendre le titre de l’ouvrage coordonné par Laurent Bellenguez 1.
Mais avant de parler d’avenir, un petit bond dans le passé, quatre-vingt dix ans en arrière, en 1932. À cette date se déroule le congrès de la Ligue internationale de l’Éducation nouvelle, à Nice. Le contexte est à la montée des fascismes, des nationalismes, d’un contexte très guerrier, tout cela s’accompagnant d’une crise économique mondiale, qui laisse des milliers de familles complètement démunies dans le monde entier, y compris en France, et donc des milliers d’enfants pauvres dans les rues.
En 1932, Célestin Freinet décide de se rendre à ce congrès. De caractère volontiers bougon, il s’y rend sans grande illusion, anticipant un moment mondain, trop éloigné à son goût de l’urgence du moment. Il se déplace avec son collectif de l’Imprimerie à l’école. Et sur place pose la question suivante :
Dans quelle mesure, par quels moyens précis, par quelles méthodes et selon quelles techniques l’Éducation nouvelle peut-elle hâter la venue d’un monde nouveau dans lequel l’organisation sociale répondra au maximum aux besoins pédagogiques de la masse des enfants 2 ?
Je vous propose de reprendre cette question. Et puisque les organisateurs et organisatrices de 1932 n’y ont pas répondu, peut-être pourrons-nous aujourd’hui, en 2022, formuler quelques pistes de réponse. Parce que nous devons bien ça à celles et ceux qui nous ont précédés.
Partons du premier point : « Hâter la venue d’un monde nouveau ».
Dans l’atelier sur l’échec scolaire, une collègue, après beaucoup de tergiversations, a fini par dire comme une évidence : « Au fond, enseigner, c’est faire de la politique. » Sommes-nous prêts ici à prendre à bras-le-corps cette affirmation : « Enseigner, c’est faire de la politique » ?
Dans l’atelier sur le genre, une autre s’interrogeait sur nos missions : « Je ne veux pas contribuer à reproduire des injustices à mon corps défendant. J’ai besoin de comprendre pourquoi, sans le savoir, je contribue à reproduire ces injustices. […] Mais comment ne pas tomber dans le militantisme ? » En effet, si enseigner est politique, alors comment puis-je ne pas devenir quelqu’un qui endoctrine ? C’est une question qui a traversé tous les débats auxquels j’ai pu assister, en particulier autour de ce concept, beaucoup évoqué ici, d’« émancipation ».
Vous avez tourné autour d’une tension majeure : si enseigner est politique, alors faut-il faire preuve de prudence pour que nos pratiques ne favorisent pas les enfermements ? ne perpétuent pas les aliénations des élèves ? C’est pourquoi il faut que nous travaillions ce concept d’émancipation comme une finalité pédagogique. Peut-être est-il temps de décréter que cette éducation nouvelle n’est plus si nouvelle, de changer son nom en « éducation émancipatrice » ? Pourquoi pas la « Ligue internationale de l’éducation émancipatrice » ?
Donc se réapproprier ce concept d’émancipation, ne serait-ce que pour le reprendre à celles et ceux qui commencent à le confisquer pour le confondre avec la « libre entreprise de soi », suivant le mantra : « Sois le pionnier de ton existence »… Tous ces vautours néolibéraux qui adorent détourner les concepts de la gauche de transformation sociale.
Reprendre ce qualificatif d’émancipation et le travailler d’un point de vue éducatif pour revenir à ce qu’en disaient les pédagogues des premiers temps de l’Éducation nouvelle. À commencer par Freinet. Et parler comme l’a fait Philippe Meirieu d’une « prise de risque ». Un enseignement émancipateur, c’est une prise de risque : « Enseigner, c’est prendre le risque que nos élèves deviennent ce que nous n’aurions pas souhaité qu’ils soient. » C’est ça, l’émancipation. Et ça, c’est le contraire de l’aliénation.
Nous pouvons donc commencer par inverser la charge de l’accusation. Puisque nous sommes sans cesse soupçonnés de militantisme dans nos classes. Puisque nous sommes régulièrement accusés de ne pas faire preuve de neutralité. Puisqu’on nous reproche de nous adonner à la propagande politique – comme on le reprochait au couple Freinet.
Inversons donc la charge de l’accusation : qui endoctrine ? Nous ou celles et ceux qui parlent d’« inculcation » ? Nous ou celles et ceux qui écrivent des programmes indigestes ? impossible à terminer ou à critiquer ? et qui privent les élèves du « droit à la pensée » ? (Pour reprendre la formule d’un atelier sur les droits de l’enfant.)
Dans l’atelier sur les liens entre pratiques et recherches, j’ai assisté à un beau moment. Lorsque Yves Reuter a pris conscience des vertu de la méfiance. Lui parlait de la méfiance entre les chercheurs et les praticiens. Mais la méfiance a des vertus plus générales. Et une éducation à la méfiance serait peut-être intéressante à envisager. Une éducation à la méfiance face aux savoirs déjà-là, savoirs transmis dans les classes comme des évidences. Une éducation à la méfiance face à un monde présenté comme de toute éternité.
Éduquons à la méfiance de telle sorte que le doute, chez nos élèves, redevienne légitime. Et que la critique redevienne un droit. Voilà une éducation de nature politique, mais qui est exactement le contraire d’un endoctrinement.
C’est à cette condition-là qu’on pourra effectivement lutter contre tous les enfermement, qu’on pourra « accéder à la part d’optimisme pour chacun de nos élèves », comme le disait joliment un collègue dans l’atelier sur les radicalités. Même les élèves qu’on croit complètement perdus. Même les « graines de crapules » dont parlait Fernand Deligny.
À quelles conditions des savoirs sont-ils émancipateurs ? C’est une question que nous nous sommes posées ici. Ne serait-il pas temps de reprendre la main sur la nature de ce qui est enseigné dans les classes ? (Ce que réclamait d’ailleurs Bernard Charlot en introduction de cette biennale ?) Reprendre en mains les contenus d’enseignement et réfléchir à ce qui a été négligé par l’Éducation nouvelle : ce qu’on enseigne aux enfants. Pas simplement « comment » on enseigne mais quels types de savoir on enseigne. Pour montrer que la pensée rationnelle est le produit d’une construction scientifique.
Ce sont des enjeux pour demain particulièrement importants. Et dont nous devons nous emparer pour faire naître un monde nettoyé des aliénations.
Dans la question posée par Freinet en 1932, il y avait cette autre injonction : répondre aux « besoins pédagogiques de la masse des enfants ».
Puisque nous sommes là pour nous poser des questions (et pour nous dire les choses franchement), peut-être doit-on se demander si l’Éducation nouvelle a la capacité de répondre à la scolarisation de masse. C’est une vraie question. Car l’Éducation nouvelle aujourd’hui, ce n’est pas seulement la pédagogie Freinet dans l’école publique. C’est aussi des écoles privées. C’est aussi, par exemple, l’école des Roches. Ces écoles à un demi-SMIC par mois. Et ça, ce n’est pas du tout une éducation de masse ! Que faisons-nous de cette réalité ? Que faisons-nous de cette contradiction ? Qui était déjà là en 1921. Et qui mettait Freinet particulièrement en colère. Notamment contre sa collègue Maria Montessori. Mais pas seulement !
Cette défense de l’école publique, d’une école de masse, n’a pas toujours été le premier combat de l’Éducation nouvelle. Il serait peut-être temps qu’elle le devienne. Parce que nous tendons le bâton pour nous faire battre. Vous le savez, des critiques sont faites à l’Éducation nouvelle. Dont certaines sont légitimes. Ainsi lorsque sociologues et pédagogues montrent que des pratiques se réclamant de l’Éducation nouvelle contribuent à la reproduction des inégalités scolaires. Que fait-on de cette critique ? Qui fait très mal. Lorsqu’elle a été formulée dans nos ateliers, certains l’ont mal pris. Ce qui se comprend. Car c’est une attaque lourde. Car nous sommes évidemment toutes et tous ici convaincus que nous travaillons à lutter contre la production et reproduction des inégalités scolaires. Pour autant, nous ne pouvons pas non plus évacuer d’un revers de la main les travaux qui montrent que nos convictions ne suffisent pas. Il faut s’approprier ces analyses. Il faut que l’Éducation nouvelle, dans sa globalité, dans sa pluralité, se nourrisse plus de la sociologie de l’enfant, en particulier de tout ce qui nous éclaire sur les déterminations sociales. Je pense par exemple au livre coordonné par Bernard Lahire, Enfance de classe, aux travaux qui démontrent que, quelle que soit notre bienveillance, les différences de proximité avec la culture scolaire, avec la culture légitime, varient selon les appartenances sociales des élèves. Ces différences sont à l’origine de fractures dès le plus jeune âge entre les enfants nés dans des milieux populaires, dont les codes sont éloignés de cette culture légitime, et ceux qui, au contraire, sont nés dans des familles qui les éduquent, dès les premiers mois, à reconnaitre les couleurs et les lettres de l’alphabet. Nous disons bien sûr « Tous capables ». Mais nous ne sommes pas des magiciens. il y a des choses que nous ne pouvons régler seuls – du moins pas sans aller voir ce que produit la sociologie de l’éducation.
Spécialiste de l’école maternelle, Christine Passerieux a souvent rapporté ce dialogue entre une petite fille de quatre ans et son institutrice : « Réfléchis ! — Je ne sais pas ce que ça veut dire… — Réfléchis dans ta tête ! —Je ne sais pas ce qui se passe dans ma tête… »
Parmi les enfants que nous accueillons dans nos classes et hors des classes, il y a ceux qui ont été sensibilisés depuis le plus jeune âge à ce qu’il se passe dans leur tête. Et il y a ceux pour lesquels ce souci est relativement secondaire. Lorsque nous travaillons avec des enfants qui ne savent pas ce qui se passe dans leur tête, nous pouvons – toujours à notre corps défendant, évidemment – passer un peu rapidement sur la nécessité de travailler avec eux sur les « fondamentaux » – comme disent certains –, et donner la primeur à certains dispositifs pédagogiques alors que manque le travail préalable d’explicitation.
Voilà une critique qui doit être faite à l’Éducation nouvelle. Il faut l’entendre pour pouvoir lutter contre des effets non-voulu de nos pratiques. Pour sortir des débats stériles sur les pédagogues, anti-pédagogues, le pédagogisme, les pédagogistes et blablabla. Il faut nous relégitimer sur cette base-là. Ce que nous savons faire.
Dans l’atelier sur les droits de l’enfant, une collègue a suggéré une idée tout à fait stimulante : un débat avec des élèves sur « Qu’est-ce qui m’empêche d’apprendre ? ». Belle question pour les élèves ! Là, on commence à travailler ce qui se passe dans leur tête.
Forts de toutes ces critiques qui peuvent fâcher, il faut que nous nous posions ces questions en tant que militantes et militants de l’Éducation nouvelle. Sommes-nous prêts à affirmer que nous travaillons pour cette petite fille de quatre ans et que nos missions doivent s’exercer dans le cadre d’une école commune, gratuite, publique ? Prêts à nous occuper en priorité des enfants qui en ont le plus besoin ? Et, pour cela, à nous ouvrir à ce qui se passe autour de nous dans le monde, aux maux du monde ?
En 1932, dans le congrès de Nice, Célestin Freinet (qui était vraiment un empêcheur de tourner en rond : il ne pouvait pas s’en empêcher!) demande à ce que soit voté une aide pour les organisations ouvrières internationales, pour soutenir les chômeurs de différents pays. Mais Paul Langevin, président du congrès, ne le fait pas. Évidemment très déçu, Freinet fait part de son amertume à Adolphe Ferrière, qui était son ami : « Éducateurs, faiseurs de lumière, allez-vous vous taire et faillir tragiquement à votre mission ? »
Allons-nous nous taire ? Ce sera mon dernier point.
Allons-nous nous taire face à la répression des collègues dont certains sont dans cette salle ? Allons-nous nous taire face à la criminalisation du militantisme pédagogique et syndical ? Allons-nous nous taire face à certaines compromissions coupables de la hiérarchie ? Allons-nous nous taire face aux conditions matérielles dégradantes dans lesquelles sont scolarisés les enfants des milieux populaires ? Allons-nous nous taire face à l’indigence de cette « neurosanctification » de la formation ? Allons-nous nous taire face à l’ incessante maltraitance des jeunes ?
« Une classe qui se tient sage. » Rappelons-nous les évènements de Mantes-la-Jolie. Et les étudiants qui ont eu faim pendant le confinement. C’est insupportable. En réalité, il en va de notre responsabilité de nous élever contre ces situations. Évidemment, cette maltraitance touche plus encore les enfants des milieux populaires. Et l’institution participe de cette maltraitance. Ne serait-ce qu’en donnant plus à ceux qui ont déjà tout, financièrement et culturellement.
Allons-nous taire face au fonctionnement élitiste, méritocratique de l’école, qui laisse toujours plus d’enfants sur le bord de la route ? Allons-nous continuer à nous taire face à cette farandole de prédateurs de la planète, prédateurs des richesses et des savoirs ? Enfin allons-nous continuer à nous taire ? à résister en silence ? Ne serait pas plutôt temps d’élever la voix ?
En 1932, Célestin Freinet, dont vous avez maintenant un peu cerné le caractère, réclame au congrès de Nice que soit chantée L’Internationale. Rien que ça ! Naturellement, Mais tous les congrès se terminaient par un chant. Naturellement, Langevin préfère un chant pacifiste.
Mais tout de même, L’Internationale… On en dépasse rarement le premier couplet. Je suis donc retournée lire les autres, et en particulier le second. Je ne vais pas le chanter ! Mais je peux en donner l’air…
Il n’est pas de sauveurs suprêmes
Ni Dieu, ni César, ni Tribun,
Producteurs, sauvons-nous nous-mêmes
Décrétons le salut commun.
Pour que le voleur rende gorge,
Pour tirer l’esprit du cachot…
Quelle merveilleuse définition de l’émancipation !
Soufflons nous-mêmes notre forge,
Battons le fer tant qu’il est chaud.
Texte repris de la conférence de clôture de la biennale de Convergence(s) pour l’éducation nouvelle, Bruxelles, 29-1er novembre 2022.
De la même autrice, sur ces sujets, à paraître : Une journée fasciste. Élise et Célestin Freinet, pédagogues et militants ; vient de paraître, sa préface à la Lettre à une enseignante, de L’École de Barbiana ; et l’an dernier : École publique et émancipation sociale.
1. Laurent Bellenguez (dir.), Graines d’avenir, Éditions cafards, 2022.
2. Lire Laurence De Cock, Une journée fasciste. Élise et Célestin Freinet, pédagogues et militants, Agone, 2022.