Peut-on encore défendre l’idée de réforme dans l’éducation ?
L’actualité est à la réforme du collège, mais il n’est sans doute pas inutile de s’interroger sur l’idée de réforme en tant que telle, autrement dit sur sa signification profonde et sa raison d’être. C’est d’autant plus nécessaire que, pour faire vite, les conservateurs, ceux et celles qui sont pour la reproduction coûte que coûte du régime social dominant, se sont emparés-es du terme “réforme” pour lui enlever son caractère initial et le retourner contre les progressistes. Et nous en sommes maintenant arrivés au point où le mot devient synonyme de régression sociale. Le système scolaire français devenant de plus en plus inégalitaire si l’on en croit les enquêtes internationales du type PISA, réformer devient un impératif pour ne pas dire un état permanent. Dès lors, le risque est bien celui d’une sorte de panique ou de “sauve qui peut” devant les difficultés, d’une stratégie du choc imposant la nécessité de réforme dont l’objectif réel est non pas une école plus égalitaire mais une gestion capitaliste de la crise, étant entendu qu’on ne saurait échapper à la loi d’airain des politiques d’austérité.
De la maternelle à l’université, on a beaucoup réformé l’éducation ces dernières années, sans bien avoir pris le temps d’ailleurs d’en mesurer ni les effets ni les raisons. Pour revenir au collège, comment ne pas a priori être favorable aux Enseignements Pratiques Interdisciplinaires (EPI) qui peuvent encourager le développement de pédagogies novatrices ? On se souviendra simplement que des dispositifs du même ordre existent déjà dans le secondaire (les Itinéraires De Découverte au collège, les Travaux Personnels Encadrés et les Projets Pluridisciplinaires à Caractère Professionnel en lycées). Or ces dispositifs, mis en oeuvre à moyens constants en ponctionnant des heures sur les enseignements disciplinaires, sont en voie d’extinction ou en net recul. C’est le cas pour les IDD qui ne sont plus obligatoires. Quant aux Travaux Personnels Encadrés, après avoir disparu de l’année de terminale des séries générales, une seule heure semestrielle est parfois fléchée en première, les établissements devant prendre une autre heure sur celles dédiées aux projets pédagogiques. Dans les faits, ces dispositifs innovants ont donc permis aux différents gouvernements de faire des économies de moyens….
On pourrait de même montrer que la réforme du collège n’est qu’un mode de gouvernance très néolibérale consistant à reprendre des pratiques familières aux enseignants-tes progressistes qui perdent leur signification dans un tout autre contexte. La prise en compte par exemple de pratiques pédagogiques ayant court dans les établissements scolaires expérimentaux dans un cadre qui reste celui de la gestion de la pénurie des moyens, du renforcement des liens hiérarchiques et de la concurrence entre établissements et disciplines, va tout à fait dans ce sens, c’est-à-dire à l’inverse des principes qui ont inspiré ces projets expérimentaux.
Éloge de la lenteur
Le projet d’une certaine modernité était la maîtrise collective de la vie sociale par des individus libres et égaux. Sous cet angle, l’école pourrait être conçue comme un espace où l’on apprend à habiter et à s’approprier le monde. Mais qu’advient-il quand, sous l’emprise du capitalisme globalisé et qui s’impose comme la mesure de toute chose, le changement social et la formidable accélération qui en découle menacent la possibilité même de l’expérimentation et de l’acquisition de connaissances ? Nous restons alors privés de monde. C’est que le temps de l’éducation n’est pas exactement celui de la rationalité économique ou des mutations technologiques. D’où sans doute le désarroi de plus en plus évident des éducateurs-trices.
La subversion pédagogique passe peut-être aussi bien par l’éloge de la lenteur.
Peut-on encore défendre l’idée de réforme dans l’éducation
Très pertinent commentaire sur le terme aujourd’hui polysémique de “réforme”. Il en va de l’enseignement comme du politique en général. Depuis quelques années maintenant, est “réformiste” celui ou celle qui veut revenir à l’ancien régime. Reagan, Thatcher, l’U.E. et le P.S. sont, à ce titre, de grands “réformistes”. Ce qui est paradoxal pour le PS qui – au sens où l’entend le mouvement ouvrier depuis la IIe Internationale – n’est plus un parti réformiste, c’est-à-dire social-démocrate, mais un parti bourgeois au service du Capital et de lui seul. Et quand le discours du “on peut pas réformer en France” résonne, il faut évidemment traduire par “il existe encore en France une résistance à la casse des conquêtes sociales”.
Le fait que l’instrumentalisation des idées ou pédagogies innovantes soit devenue la règle de tout ministre “réformiste”, il n’y a qu’à lire les rapports de l’ERT européenne pour s’en convaincre.
Merci à Jérôme Debrune de l’avoir rappelé avec clarté.
Peut-on encore défendre l’idée de réforme dans l’éducation
@TF
Bravo pour cette intervention. C’est le cœur du sujet! On ne peut faire plus explicite.
Cordialement, JA
Peut-on encore défendre l’idée de réforme dans l’éducation
L’article de Jérôme Debrune « Peut-on encore défendre l’idée de réforme dans l’éducation ? » contient une réflexion pertinente et intéressante. J’ai cependant un désaccord de fond avec un des éléments de l’analyse.
Les dispositifs existant dans le secondaire (« les Itinéraires De Découverte au collège, les Travaux Personnels Encadrés et les Projets Pluridisciplinaires à Caractère Professionnel en lycées ») sont présentés comme un ensemble de « dispositifs innovants » et relevant de « pratiques familières aux enseignants-tes progressistes » qui auraient été pervertis par le manque de moyens et dont on regretterait qu’ils soient « en voie d’extinction ou en net recul ».
Bien sûr que le manque de moyens a joué dans leur mise en oeuvre, mais pour moi ces dispositifs en eux-mêmes, et la présentation qui en est faite ici, posent plusieurs problèmes.
Je passe sur la formulation, qui pourrait laisser penser que tout ce qui est « innovant » est « progressiste » (terme qui mériterait d’ailleurs d’être interrogé).
D’une part ces dispositifs (et les EPI à venir) ne relèvent pas tous exactement du même modèle pédagogique, et je trouve délicat de les traiter globalement. Ainsi, par exemple, les productions des IDD sont en principe présentées par les élèves à l’ensemble de la classe, ou au moins du groupe concerné par l’itinéraire, celles des TPE et des PPCP sont présentées à un jury qui les évalue et sont prises en compte à l’examen (Bac ou CAP), ce qui change des choses.
D’autre part, ces dispositifs, à des degrés divers, se déroulent hors du cadre collectif de la classe et introduisent dans l’enseignement une dimension individualisante au lieu de permettre de renforcer l’aspect collectif que j’ai toujours privilégié. C’est particulièrement net pour les TPE, dès l’intitulé : il s’agit de « travaux personnels encadrés », qu’un-e élève peut réaliser seul-e (et la proposition de les faire en groupe apparait davantage comme une manière de diminuer le nombre de travaux que le jury devra évaluer que comme une véritable incitation au travail collectif…). Par ailleurs, les thèmes proposés étant définis nationalement, la décision de mettre en place ces activités ne relève pas non plus d’une dynamique au sein de la classe. On est loin de l’élaboration d’un projet ou d’une démarche particulière au sein d’une classe en fonction de l’intérêt des élèves à un moment donné, du contenu et de l’avancement de leurs apprentissages.
Enfin, les critères d’évaluation de tous ces dispositifs mettent l’accent sur la « créativité ». Or ce n’est pas par hasard que le terme « créativité » apparaît comme un des objectifs prioritaires de la formation dans les textes de l’OCDE ou de la Commission Européenne, pour préparer à l’individualisme entrepreneurial nécessaire à l’économie libérale. Évidemment que je suis pour le développement de l’autonomie ou de la créativité chez les élèves, cela a même été pendant quatre décennies une des composantes importantes de mon enseignement. Mais pour moi, l’autonomie et la créativité ne peuvent être séparées du collectif, du mutuel, du solidaire.
La critique de ces dispositifs ne peut pas passer, comme on l’a vu trop souvent, par une dénonciation réactionnaire faite de « touche pas à mes cours » ou « touche pas aux savoirs traditionnels ». Elle n’en est pas moins, à mon sens, nécessaire.
Alain
Peut-on encore défendre l’idée de réforme dans l’éducation
Bonjour !
Pour répondre rapidement à Alain Chevarin.
L’exercice du billet pousse à synthétiser des idées, d’où les raccourcis parfois. j’ai voulu insister sur deux points qui me paraissent importants si l’on veut envisager une critique radicale et actuelle de l’école publique. Tout d’abord l’appropriation de l’idée de réforme par les milieux conservateurs. Sans vouloir opposer de façon systématique réforme et révolution, il faudra bien quand même que nous nous ré-emparions du mot pour lui faire dire autre chose, tant il est vrai qu’il a été complètement perverti par l’idéologie néolibérale. Ensuite, il ne peut pas y avoir d’école émancipatrice dans le cadre de la rationalité économique, ce qui implique de dépasser la question des moyens en effet, mais aussi les catégories de l’économie politique elle-même : mise en concurrence, individualisme, performance, etc.
Je n’ai pas voulu dire dans le billet que les IDD, les TPE ou les futurs enseignements pratiques interdisciplinaires seraient la simple reprise des pratiques des établissements expérimentaux, mais plutôt que les gouvernements donnent l’illusion de s’en inspirer pour contraindre les enseignants-tes à accepter des réformes qui vont à l’encontre d’une éducation émancipatrice. Je ne pense pas qu’il y ait de désaccords sur ce point entre nous en fait.
Jérôme.