Personne ne peut y échapper, c’est l’eurofoot ! Bon, on peut faire autre chose que de regarder les écrans, fermer les radios, se dire qu’on est au-dessus de ça, mais on peut aussi en penser quelque chose !
Je me suis souvent demandé pourquoi l’espèce humaine avait une telle propension à jouer sans fin avec des objets ronds. Peut-être est-ce parce que c’est la seule à avoir prolongé sa puissance au-delà de l’enveloppe de chacun de ses êtres en projetant des objets pour se défendre, pour atteindre une proie, un ennemi… En somme nous avons la capacité unique d’étendre notre espace de pouvoirs au-delà de notre corps. Nous n’arrêtons pas de lancer, des fusées, des idées, des invectives… et d’attraper, des coups de soleil, des maladies, des poux,…
Si le chaton est naturellement mobilisé par ce qui bouge, le petit enfant joue naturellement à faire bouger, faire tomber. Quelle jouissance quand il lance pour la première fois un caillou dans l’eau ou une poignée de sable dans les yeux de la petite sœur ou du petit frère. Même avec les pieds qui pourtant ne sont pas faits pour ça il est si drôle de projeter la boite de conserve qui traîne par terre sans même avoir besoin de se baisser. Mettez une balle, un ballon quelque part, il y aura toujours quelqu’un qui fera quelque chose avec parce qu’en plus cet objet roule, rebondit, on peut lui donner vie ce qu’on ne peut faire avec une pierre.
Bon, nous sommes donc une espèce animale de lanceurs et d’attrapeurs. Mais alors pourquoi une grande partie de nos activités ludiques collectives se fait à partir d’un unique objet sphérique ? Le lien ! C’est le ballon qui crée le lien entre plusieurs personnes, qui leur fait faire quelque chose ensemble, qui les incite à être ensemble.
Peut-être est-ce parce que nos sociétés ont de plus en plus de mal à faire ensemble (donc à être une espèce sociale) qu’il y a un tel engouement pour le foot. Vous avez deux équipes sur un terrain, enlevez le ballon, les joueurs ne savent plus que faire, qu’inventer ensemble et chacun rentre chez soi. Il n’y a pas de sport collectif sans un objet commun sans passes, cela arrive à être le seul endroit où l’on est dans l’obligation de se passer quelque chose les uns aux autres. On peut imaginer un super joueur tellement habile qu’il puisse traverser le terrain seul et allant marquer chaque fois un but ; il n’y aurait plus personne pour jouer avec lui et plus personne pour regarder, il n’y aurait plus de jeu possible. Avoir un objet commun sur lequel agir et qui puisse être le prétexte à être ensemble, jouir enfin du ensemble. L’espèce de folie qui touche surtout le foot quand un but est marqué dans la manifestation hystérique des joueurs et des supporters est peut-être le reflet terrible du manque total par ailleurs de jouissance collective de réussite.
Et puis, dans tous les sports avec balle, c’est cet objet que l’on frappe, sur lequel on peut se défouler, théoriquement ce n’est plus sur les autres qu’on a à frapper, la frappe sur les autres est même officiellement sanctionnée !
Mais il faut un but commun, savoir quoi faire ensemble de l’objet, savoir quoi lui faire faire, autrement dit qu’il y ait un sens à être ensemble. Dans le foot et tous les sports avec balle, ce sens est simple, faire aller l’objet à un endroit précis : la cage de foot, le panier de basket, la ligne d’un terrain de rugby, le sol du terrain de volley… Enfin on ne se pose plus de problème du pourquoi on est ensemble, de ce qu’il y a à faire ensemble.
Jusque là, tout va bien. Sauf qu’il faut un adversaire, on ne peut imaginer de sport, voire la plupart des jeux de société, sans adversaire ! Il faut qu’il y ait quelque chose, un autre ou un autre ensemble en face qui vous empêche de réaliser votre objectif et que vous devez empêcher de réaliser le même, mettre le ballon ou la balle quelque part. L’adversaire va facilement se transformer en ennemi, en particulier pour les supporters qui vivent par l’intermédiaire des joueurs dans lesquels ils projettent toutes leurs envies, toutes leurs frustrations. Les déferlements de « On a gagné ! On a gagné !… » « On est les champions (donc on n’est pas rien !) » qui succèdent aux victoires, dans les stades et les rues, comme les sifflements, l’opprobre qui accompagne les défaites des malheureux perdants… qui nous ont fait perdre !
Le jeu n’est plus un plaisir, un spectacle, un esthétisme, un art, une jouissance, c’est une guerre. Tout le vocabulaire des commentateurs relève de celui de la guerre, les joueurs sont des combattants . On ne cesse de se plaindre de la violence dans notre société mais il est reproché aux équipes qui perdent leur manque… d’agressivité. L’important n’est plus de jouer, c’est de gagner. Le plaisir n’est plus dans l’acte mais dans la victoire. Serait-ce à dire que le sport et surtout le foot ne sont qu’une manière de faire la guerre par équipes interposées sans les risques de tueries et les joueurs des gladiateurs dont on évite quand même la mise à mort physique pour qu’ils puissent resservir ?
Pas de jeu sans règles, on a même inventé pas de guerre sans règles. Dans la « soule », ancêtre du foot et du rugby, il n’y avait pas de règles, certains en ressortaient le crâne fracassé, il y avait même des morts. Il y a donc des institutions qui ont défini des règles, ce qu’on ne peut pas faire à un adversaire ou à un ennemi et des arbitres ou des institutions qui veillent à leur respect.
Dans la guerre vous pouvez tuer vos ennemis de mille façons, mais pas avec des gaz, ce ne serait, parait-il, pas loyal, il y en a qui disent pas humain. Dans le foot vous pouvez charger et faire tomber l’adversaire avec l’épaule mais pas par derrière et pas en le tirant par le maillot. Faut-il encore que l’arbitre le voie ou décide de le siffler. Dans un sport où pour jouer on ne doit pas se servir de ses mains, il devrait être simple d’exclure tout joueur qui ceinture ou empoigne le maillot d’un adversaire puisqu’alors sciemment il ne joue plus au foot. Mais non, il suffit qu’il ne le fasse pas trop souvent, pas trop visiblement, et il n’y a que lorsqu’il exagère vraiment que le coup de sifflet retentit. Il ya même les « fautes tactiques » comme disent les commentateurs, celles ou un joueur fauche l’adversaire qui marquerait un but sans cela ; bien sûr il est exclus… mais quasiment avec les honneurs dus à celui qui se sacrifie ! « À la guerre comme à la guerre » dit l’expression populaire, « seule la victoire compte » disent commentateurs et supporters. « Ceux-là sont de vrais compétiteurs » s’extasient les foules. Je ne parle pas des drames nationaux que provoquent les perdants qui deviennent des moins que rien (honnêtement, gagnants ou perdants ne sont pas plus que ce qu’ils sont, des joueurs de foot payés pour cela !)
Quand je vous disais que le principal éducateur de nos enfants c’était les coupes du monde ou euro quand elles envahissent écrans, radios, familles, rues… cours d’écoles !
Comme je suis incorrigible, depuis bien longtemps aussi je m’étais posé la question « au moins avec des enfants peut-on jouer ensemble au ballon autrement ? » Bien sûr que oui ! Dans les années 70, des profs de gym avaient inventé le « satori » dans leurs cours d’éducation physique. Il s’agissait, avec un ballon entre autres, d’imaginer ce qu’on pouvait faire ensemble avec cet objet. Ce qu’on pouvait faire ensemble quand dans l’ensemble il y a des grands, des petits, des handicapés, des habiles, des malhabiles… Et l’imagination est alors sans limites, on peut même au lieu d’avoir à lutter contre des adversaires à avoir à lutter… contre le ballon ou avoir à faire vivre le ballon, avec ses pieds, avec ses mains… Par exemple mettez-vous en cercle et décidez que vous marquez un point si pendant 5 minutes le cercle arrive à ce que le ballon ne s’arrête jamais de rouler sans sortir du cercle et que tout le monde l’ait touché au moins une ou deux fois avec ses pieds ! Si non, c’est le ballon qui marque un point ! Les plus forts devant maîtriser leurs frappes en direction des moins forts ! En plus du plaisir physique vous avez celui du rire !
Après avoir vu un match de volley (Poitiers était alors une équipe phare), les enfants de Moussac avaient inventé le volley-pneu. Ils gardaient le principe du volley, faire toucher par le ballon le sol de l’autre camp. Comme il n’y avait pas de filet, deux rangées de pneus distantes deux ou trois mètres créaient le no man’s land séparant le terrain et où le ballon était perdu (vous ne pouvez pas savoir tout ce qu’il est possible de faire avec des vieux pneus dans une cour !). Comme la technique de touche de balle du volley n’était pas accessible à tous, il suffisait de l’attraper à deux mains et de le passer ou de le lancer en face. Les petits et les moins habiles avaient le droit d’attraper la balle après un ou deux rebonds sans qu’il y ait un point marqué, ils avaient, eux, le droit de se déplacer de quelques pas pour passer la balle ou la lancer de l’autre côté des pneus. Je ne vous dis pas les parties endiablées où tout le monde mouillait sa chemise du plus petit jusqu’au grand dadais barbu.
Et oui, lancer, taper dans un ballon semble bien naturel pour notre espèce, et même le faire ensemble puisque nous sommes ou devrions être une espèce sociale ! Sauf que toutes les espèces évitent de se battre et de se détruire en leurs seins.
Ceci dit, je regarde des matches de foot ! Rien que le psychodrame permanent dont ils sont le théâtre est un spectacle ahurissant. Mais parfois certaines équipes créent entre elles de magnifiques mouvements collectifs esthétiques et jubilatoires où l’on saisit ce qu’est l’empathie (n’est-ce pas les aficionados du Barça ?) et même les commentateurs notent alors que cela relève de l’art, ce qui rend un peu optimiste sur ce que pourrait être le foot : s’il y a besoin d’adversaires, c’est pour jouer, créer avec eux, pas pour les combattre et les détruire. Gagner n’est alors qu’un prétexte pour que se crée un ballet improvisé qu’orchestre un ballon et dans lequel chacun peut jouir, y compris ceux qui regardent.