Comment questionner la notion de parentalité ?
Comment construire des parentalités féministes et émancipatrices ?
La question des parentalités est un champ de réflexion complexe, qui mène à considérer toutes les formes de discriminations, et à se pencher sur la construction des normes de genre et la reproduction des normes hétéropatriarcales. S’interroger sur ce qui fait la parentalité, sur les normes oppressives qui la traversent, et leurs conséquences, mais aussi sur les façons de la réinventer, c’est participer à la construction d’une société débarrassée de la domination hétéropatriarcale, c’est faire œuvre émancipatrice.
Décider d’être parent(s), ou non
La question de la parentalité et de la maternité est un sujet qui a alimenté des débats nourris au sein des différentes vagues du courant féministe, entre valorisation de la maternité comme essence féminine pour les féministes différentialistes, rejet de la maternité comme carcan patriarcal pour une partie des féministes matérialistes, ou encore volonté de repenser des maternités/parentalités féministes sans tomber dans l’essentialisme.
L’enquête Fecond réalisée en 2010 par l’INSERM-INED nous éclaire sur la réalité et les motivations de « l’infécondité volontaire » qui concernait en 2016 (chiffres INED) 4,6 % de Françaises âgées de 18 à 79 ans, et 2% des femmes âgées de 30 à 34 ans : être bien sans enfant, avoir d’autres priorités, vouloir rester libre sont les raisons invoquées très majoritairement pour expliquer le choix de ne pas avoir d’enfant. D’autres raisons peuvent exister, notamment économiques, écologiques, politiques. On peut y ajouter, spécifiquement pour les femmes cis, hommes trans et personnes non-binaires et/ou intersexes*, la réticence à porter un enfant, et la crainte d’un déséquilibre grandissant dans la répartition des tâches après la naissance.
Ce choix de ne pas avoir d’enfant est à contre-courant des injonctions dominantes, encore très familialistes. Ces injonctions pèsent avant tout sur les femmes, jusque dans le vocabulaire, qui reste péjoratif; en témoignent l’expression “non-désir d’enfant” ou le terme “nullipare”. A tel point qu’on peut se demander si avoir un enfant est toujours un véritable choix, tant il est conditionné par tout un faisceau d’attentes et de pressions sociales. La parentalité est découragée chez les couples homo et/ou trans parentaux ainsi que chez les célibataires. Leur projet parental est donc, par la force des choses, (et de l’adversité) réfléchi et longuement construit.
Enfin, le slogan historique « un enfant si je veux quand je veux » reste d’actualité avec les difficultés d’accès à l’avortement, que ce soit dans le droit ou dans ses modalités pratiques (par exemple double consultation et confirmation écrite obligatoire pour les majeur·es, majeur référent obligatoire pour les mineur·es). Les femmes doivent pouvoir décider d’être parentes ou pas. Cela implique un droit à l’avortement plein et entier, ainsi qu’un accès égalitaire et gratuit à la contraception, pour combattre les inégalités sociales et territoriales.
Ainsi la parentalité doit pouvoir être un vrai choix, débarrassée des pressions hétéropatriarcales, des entraves à la libre disposition du corps des femmes. Être parent, ou pas, cela peut être aussi l’occasion de réfléchir aux contours de la parentalité, et repenser la notion de famille hors du seul cadre biologique. La co-parentalité, l’adoption ou l’accueil temporaire sont d’autres façons de faire famille, absentes des représentations de la société hétéropatriarcale fondée sur une mythologie biologique.
Comment proposer de nouvelles formes de parentalités, hors hétéro cis patriarcale (homo, trans, mono parentalités) ?
Les modèles familiaux différents de celui de la famille nucléaire hétérosexuelle ont aujourd’hui une visibilité plus grande. Avec ces parentalités (homo, trans, monoparentalités), c’est toute la norme hétéropatriarcale qui est questionnée. Ce sont aussi de nouveaux droits et de nouvelles formes de reconnaissance qu’il faut conquérir.
En effet, ces parentalités font face au regard stigmatisant de la société et aux stéréotypes de ce que serait une « bonne famille » pour l’équilibre de l’enfant, c’est-à-dire un père et une mère cisgenres, malgré toutes les études menées depuis 20 ans montrant le bon développement des enfants de familles hors hétéro cis patriarcale. De plus, elles peuvent également être plus vulnérables face à la précarité : plus de 80% des familles monoparentales concernent des femmes, et plus d’un tiers d’entre elles vit sous le seuil de pauvreté selon une étude de l’INSEE de 2019. Elles sont davantage répandues dans des espaces où les taux de pauvretés sont plus importants: Hauts-de- France, Île-de-France, pourtour méditerranéen et plus encore les espaces ultramarins. De cette manière, à l’intersection des discriminations (territoriales et raciales), les familles des espaces antillais, mahorais ou pacifiques, plus souvent monoparentales, se trouvent également plus fréquemment ” en situation de pauvreté monétaire” : 8 enfants sur 10 à Mayotte, 6 sur 10 en Guyane, 5 sur 10 à la Réunion.
Enfin, l’accès même à cette parentalité est un parcours de la combattante pour les lesbiennes recourant à la PMA, tandis que ces familles sont invisibilisées et peu prises en compte dans le débat public.
Pour la reconnaissance de ces familles, le chemin est encore long, et passe par une plus grande visibilité, dans la littérature jeunesse notamment pour offrir des modèles identificatoires à tou·tes, ou par des initiatives comme le compte Instagram Matergouinité qui donne à voir des familles queer homo et/ou monoparentales, pour déjouer les stéréotypes sur maternité/féminité.
Cette reconnaissance passe aussi par des avancées juridiques, mais encore faut-il qu’elles ne soient pas discriminatoires dans la lettre (la loi bioéthique exclut de la PMA les personnes trans) ou dans leur application : discrimination à l’égard de couples lesbiens pour la prise de rdv d’un parcours PMA en France, malgré le vote de la loi, discrimination des couples homos et personnes célibataire dans l’accès à l’adoption comme l’a pointé l’Inspection Générale des Affaires Sociales en Seine-Maritime récemment.
- Pour SUD éducation il s’agit de mettre sur un pied d’égalité toutes les familles, de combattre les stéréotypes et discriminations LGBTphobes, de lutter contre la précarité, économique, juridique, à laquelle trop souvent ces familles sont confrontées.
Comment déjouer les injonctions patriarcales dans les parentalités hétéros ?
Les modèles de parentalités hétérosexuelles sont fortement marquées par le poids des stéréotypes de genre et des injonctions patriarcales, qui mettent sur les épaules des mères la charge de s’occuper des enfants. L’enquête « Emploi du temps » menée par l’INSEE en 2010 a ainsi souligné de manière quantitative la répartition genrée des rôles au sein des familles hétérosexuelles. Le temps parental (soin aux enfants, déplacement pour des activités, sociabilité et loisirs, aide scolaire) des pères est en moyenne de 40 mn un jour de semaine contre 107 mn pour les mères. Si l’écart se réduit le weekend, il demeure néanmoins conséquent (environ 50 mn de temps parental pour les pères contre 75 mn pour les mères). Outre ce déséquilibre global, il faut noter que les pères s’investissent plus dans les activités récréatives (quasi parité), et délaissent les charges quotidiennes de soin, où l’écart entre mères et pères est particulièrement marqué. Cette différence est d’autant plus importante lorsque les deux parents n’appartiennent pas à la même catégorie socioprofessionnelle, en particulier quand c’est le père qui occupe une position privilégiée. C’est d’ailleurs un cercle vicieux, puisque le poids des charges familiales est souvent un frein à la vie professionnelle des femmes et à leur autonomie financière (temps partiel contraint, moindre promotion).
Même quand les pères prennent une part du temps parental, la charge mentale, incombe aux mère ; papa amène les enfants à la piscine, mais c’est maman qui pense à préparer le sac…
- Afin de déjouer la reproduction de ce modèle hétéropatriarcal, pour SUD éducation il faut, dès l’école, s’appuyer sur les études de genre, déconstruire les stéréotypes auprès des élèves, et, dans le monde du travail, lutter pour une véritable égalité professionnelle (salaire, progression de carrière, retraites). Dans la sphère domestique enfin, faciliter le partage des tâches par exemple en rendant obligatoire et en allongeant le congé du deuxième parent après une naissance.
Comment lutter contre les stigmatisations “mauvais parents” à l’intersection classe/race/lgbt ?
J-M Blanquer qui laisse entendre que l’allocation de rentrée scolaire serait utilisée pour acheter des écrans plats au mois de septembre : voilà bien un exemple de stigmatisation des familles des quartiers populaires, reprenant le vieux poncif des pauvres « assistés » et profiteurs, des classes dangereuses peu préoccupées de la scolarité de leurs enfants.
Dans son livre La puissance des mères,Fatima Ouassak revient notamment sur les injonctions contradictoires faites aux familles des quartiers populaires : considérées souvent «démissionnaires » mais stigmatisées et délégitimées dès qu’elles se mobilisent pour leurs enfants. Placés hors du champ de l’enfance, les membres de ces familles sont perçu·es et présenté·es comme une menace pour l’ordre social. Dans le même temps, les familles sont enjointes à se faire les agents complices du contrôle social exercé par les institutions sur les quartiers populaires. A rebours de ces injonctions, Fatima Ouassak appelle à construire des initiatives locales ancrées dans les territoires, à transmettre un héritage de luttes collectives et à mettre en œuvre des « parentalités en rupture » qui croisent engagement social, féministe, antiraciste, écologiste.
Dans les établissements scolaires, nous pouvons veiller à ne pas reproduire stigmatisations et contrôle social, nous pouvons nous inscrire dans ces dynamiques émancipatrices :
- En sensibilisant les personnels au langage, à la posture qu’ielles peuvent adopter face aux familles
- En prêtant attention au vocabulaire utilisé dans les documents destinés aux familles
- En aidant à créer des espaces pour recueillir et faire circuler la parole, par exemple par des cafés-parents
- En se connectant avec les acteur·trices militant·es et associatif·ves locaux pour initier des projets communs
Comment réussir à allier parentalité et militantisme ?
Poursuivre une activité militante tout en étant parent relève du défi, en particulier lorsque les enfants sont en bas âge. Au regard de l’inégalité de prise en charge des enfants au sein des couples hétérosexuels, il est clair que ce défi pèse plus spécifiquement sur les femmes. Il est d’autant plus grand quand les deux parents sont militant·es. C’est de cette problématique qu’ont pu naître des initiatives alternatives, comme celle de Lou Millour, fondatrice du collectif Very Bad Mother (qui organise un festival en Bretagne).
L’enjeu n’est pas seulement de dégager du temps militant, mais aussi de faire prendre conscience aux structures (associations, syndicats) que ces problématiques sont importantes, et de la nécessité de faire évoluer les pratiques militantes pour y répondre.
Dans l’Éducation Nationale et dans l’Enseignement supérieur, pour parler de notre champ professionnel et militant, la masculinisation forte des instances militantes est un paradoxe, car nous sommes dans un corps pourtant largement féminisé, tout particulièrement pour les bas salaires. Le travail militant pour parvenir à plus d’égalité et à une occupation plus féminine des espaces et des instances doit se poursuivre pour tendre à plus de cohérence entre les textes d’orientations et les pratiques syndicales. Il faut parvenir à trouver des solutions pour permettre à plus de femmes de militer.
Assurer un partage collégial des tâches et une rotation régulière des mandats, rembourser les frais de garde d’enfant ou organiser des gardes autogérées, prendre en compte avec bienveillance les problèmes pratiques des jeunes parents sont à mettre en œuvre concrètement dans la sphère militante.
Quelle place pour l’enfant dans son éducation ?
SUD éducation défend et promeut des modèles pédagogiques alternatifs, qui font leur place à l’autonomie de l’enfant/adolescent·e. Transposée à la sphère familiale, cette réflexion amène à se questionner sur les meilleures façons d’appliquer cet idéal émancipateur et autogestionnaire à l’éducation de nos enfants.
Souvent dans les familles l’autorité parentale est exercée de façon surplombante, s’imposant à l’enfant/adolescent·e. Dans notre expérience professionnelle, on en voit les effets dans des choix vestimentaires contraints et stéréotypés notamment chez les plus jeunes, dans des orientations scolaires ou professionnelles imposées, mais aussi dans le non-respect du droit à l’autodétermination des enfants et adolescent·es trans, dont la transition est parfois entravée par les parents.
- Pour SUD éducation, il s’agit de promouvoir des parentalités bienveillantes, de donner toute sa place à la parole de l’enfant, le rendre acteur·trice de son éducation, respecter son autodétermination.
Comment éduquer les enfants au féminisme et à l’antisexisme ?
Transmettre des valeurs féministes aux enfants est un défi immense, au regard de tout le poids structurel de la domination hétéropatriarcale. Cela implique souvent de déconstruire d’abord pour nous cette norme intériorisée, puis d’essayer de contrecarrer les influences contradictoires du monde extérieur qui peuvent venir saper l’éducation féministe et antisexiste que l’on essaie de donner. Gabrielle Richard a bien souligné par exemple, dans son livre Hétéro, l’école ?, à quel point l’institution scolaire se fait le relai de la norme hétéropatriarcale. Face à ce rouleau compresseur et face à la réalité du monde tel qu’il est, comment tenir ? quand « lâcher » sur certaines choses ?
Quelques pistes pratiques :
- pour les habits/jeux/activités, ne pas choisir pour nos enfants : à leur plus jeune âge, les enfants ne sont pas conditionné·es par les normes de genre et aiment tout, il faut cultiver cet élargissement des possibles et leur apprendre à dire qu’ielles ont le droit d’aimer telle ou telle chose quel que soit leur genre.
- Montrer l’exemple dans le couple par une répartition équilibrée des tâches et des modèles identificatoires qui ne reproduisent pas les stéréotypes de genre
- Éduquer à l’importance du consentement et au respect du corps, apprendre à poser la question avant de faire telle ou telle chose (une bise, des guilis…)
- Féminiser les noms des personnages, des peluches pour ne pas créer un univers imaginaire strictement masculin.
Des ressources pour nourrir la réflexion
Penser les maternités d’un point de vue féministe , de Coline Cardi, Lorraine Odier, Michela
Villani et Anne-Sophie Vozari
La puissance des mères. Pour un nouveau sujet révolutionnaire Fatima Ouassak
Lâchez-nous l’utérus , F. Schmidt
Hétéro, l’école ? Gabrielle Richard
Emission de France Culture (32 mn) « Les mères porteuses d’une nouvelle force politique ? », autour du livre de F. Ouassak ” https://www.franceculture.fr/emissions/la-grande-table-idees/lesmeres-porteuses-dune-nouvelle-force-politique
« Juste avant », podcast en 7 épisodes dans la collection Intime et politique de Nouvelles écoutes réalisé par Ovidie, en dialogue avec sa fille de 14 ans ” https://nouvellesecoutes.fr/podcast/intimepolitique/
Article INED « Rester sans enfant : un choix de vie à contre-courant », Magali Mazuy Charlotte Devest, l’équipe de l’enquête Fecond, Populations & Sociétés, n°508 février 2014 ” https://www.ined.fr/fr/publications/editions/population-et-societes/rester-sans-enfant-choix-vie/
“Une pauvreté marquée dans les DOM, notamment en Guyane et à Mayotte”,Ludovic Audoux, Claude Mallemanche, Pascal Prévot (mission appui DOM, Insee) https://www.insee.fr/fr/statistiques/4622377#titre-bloc-20
Géographie de la pauvreté en France, sur géoconfluences http://geoconfluences.ens-lyon.fr/actualites/veille/geographie-de-la-pauvrete-en-france
Pour la répartition géographique de la monoparentalité ( pp.17 ) https://www.observatoire-des-territoires.gouv.fr/sites/default/files/2020-03 fiche_analyse_composition_menages_0.pdf
Homoparentalité et développement de l’enfant : bilan de trente ans de publications, Olivier Vecho, Benoît Schneider, Dans La psychiatrie de l’enfant, 005/1 (Vol. 48), pages 271 à 328 https://www.cairn.info/revue-la-psychiatrie-de-l-enfant-2005-1-page-271.htm?hc_location=ufi
” La famille homoparentale”, Patrick Festy, chercheur, Geneviève Delaisi, psychanalyste, Martine Gross, sociologue, Marcella Iacub, essayiste, chercheuse. Conférence à la cité des sciences et de l’industrie, 2005 https://www.cite-sciences.fr/fr/ressources/conferences-en-ligne/saisons/saison-2004-2005/lafamille-quelle-famille/
Océan, série documentaire En infiltré.e.s , épisode 11 « Transernité » >> https://www.france.tv/slash/ocean/saison-2/2566059-transernite.html
Sur le festival Very Bad Mother (créé en Bretagne par une militante passée par Solidaires) >>
Podcast Les couilles sur la table, épisode 36 « J’élève mon fils » ” https://www.binge.audio/podcast/les-couilles-sur-la-table/jeleve-mon-fils/?uri=jeleve-mon-fils%2F
Podcast Camille : épisodes 23 et 24, entretien de Camille Regache avec Gabrielle Richard sur éducation queer et féministe
#23 « Guide de la parentalité queer 1/2 » (38 mn) https://www.binge.audio/podcast/camille/guidede-la-parentalite-queer-1-2
#24 « Etre parent dans un monde hétéro 2/2 » (28 mn) https://www.binge.audio/podcast/camille/etre-parent-dans-un-monde-hetero-2-2
Etudes et résultats n°841 (mai 2013) « Le temps consacré aux activités parentales » >> synthèse sur la grande enquête Emploi du temps menée par l’INSEE en 2010
Parentalités hétéros : site Parents et féministes >> https://parentsetfeministes.com/
Un podcast à soi « Horloge biologique, on t’a pas sonnée »
Un podcast à soi « le pouvoir des mères »
Sources avortement: https://www.legifrance.gouv.fr/codes/id/LEGISCTA000006171542