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Par la fenêtre ou par la porte : Des chiffres et des morts

Septembre 2004, l’État privatise son fleuron historique France Télécom. Le cours de l’action devient la priorité et le nouveau Pdg Didier Lombard décide de pousser 22 000 agent.es au départ « volontaire ».

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30 septembre 2022, « l’affaire des suicides de France Télécom/Orange » se clôt en appel sur la première condamnation pénale pour harcèlement institutionnel de dirigeants du CAC 40.

Par la fenêtre ou par la porte (2023, 1h29 min), documentaire de Jean-Pierre Bloc sur une idée originale de Patrick Ackermann et d’un collectif de salarié.es et syndicalistes, retrace l’histoire d’un long combat syndical raconté par celles et ceux qui ont mené la lutte.

Entretien avec Jean-Gabriel Lainey

« Jean-Ga », retraité depuis peu, a travaillé 44 ans à France Télécom (aujourd’hui Orange) comme technicien puis responsable environnement. Militant syndical à Sud Télécom, il a eu de nombreux mandats syndicaux dont celui de secrétaire du CHSCT Île-de-France. A ce titre, il a été témoin au tribunal pour le premier procès en 2019.

N’autre école : Quel a été ton rôle pendant la période ?

Jean-Gabriel Lainey : J’ai été secrétaire de CE et de CHSCT (1) pour Sud Télécom, entre 2005 et 2016. A ce titre, je connaissais les dossiers de fermeture de sites, de suppression d’activité, de réorganisation. Je passais plus de temps avec la direction qu’avec mes camarades : en deux ans, j’ai siégé plus de 3 mois en séance avec la direction. Petite parenthèse, on peut dire que mon mandat et d’autres pourtant absolument nécessaires, ont aspiré pratiquement toutes mes forces et tout mon temps, au détriment de ma présence sur le terrain, auprès de mes collègues. Je bossais quelquefois 70 heures par semaine sur les dossiers, c’était indispensable pour espérer contrer les arguments de nos directions… J’étais le témoin de la déstabilisation organisée des salariés. Nous avons fait de nombreuses alertes sur la souffrance au travail et la fragilisation des salariés. Nous avons souvent tirer la sonnette d’alarme et dit que l’on craignait que certains et certaines, au bout du rouleau, puissent tenter des actes désespérés. En vain…

En parallèle de ce « travail » institutionnel, pour faire face et analyser cette politique managériale mortifère, notre fédération syndicale, sous l’impulsion de Patrick Ackermann, a créé l’Observatoire du stress (2), en collaboration avec la CGC. Ses travaux, conduits avec des professionnels aguerris, psychologues, sociologues, chercheurs en sciences sociales, ont mis en évidence que les suicides résultaient bien de la situation interne à l’entreprise ; et non, comme le prétendaient systématiquement la direction de FT pour se défausser de ses responsabilités, de fragilités personnelles dues à une situations personnelle dégradée.
La métaphore que j’ai trouvée, c’est l’image du tabouret à trois pieds : Un pied, c’est ta famille, le couple, le deuxième, c’est le boulot et le dernier la vie quotidienne. Si un pied se casse, tu peux espérer conserver tant bien que mal l’équilibre en t’appuyant notamment sur tes collègues, ton travail. Si le deuxième, ton travail, se romps à son tour, c’est la chute fatale, tout pète.

La dégradation des conditions de travail peut aussi entraîner une dégradation sévère au sein du noyau familial. On le voit bien au travers des différents témoignages que présente le film…

N’aé : Tu peux nous dire deux mots sur la pièce « Les impactés » ?

Jean-Ga : Pour résister et entraîner les collègues dans la lutte, il fallait pouvoir montrer aux collègues ce qu’il se passait au sein de notre entreprise. C’est ainsi que, faisant suite aux démarches entreprises par mes camarades des Yvelines et Val d’Oise, j’ai même été en 2006, via le nouveau CE Île-de-France, producteur d’une pièce de théâtre « Les impactés » de la compagnie Naje ,« Nous n’abandonnons jamais l’espoir » (3). J’avais trouvé le titre car lorsque l’on se retrouvait en réunion ou quand on se croisait, une des premières phrases était « t’es impacté, toi ? » La pièce analysait la politique de déstabilisation qu’on pourrait appeler la politique du transvasement : « tu prends un verre, tu le transvases dans un autre verre et tu refais l’opération plusieurs fois. A chaque fois, tu perds des gouttes, – les collègues -, et au bout d’un moment, il ne reste plus que la moitié du verre… »

N’aé : Sur le plan humain, comment as-tu traversé la période ?

Jean-Ga : A titre perso, je n’ai pas été trop malmené mais quand mon poste de technicien a été supprimé, comme beaucoup, j’ai craqué. Ça a duré quinze jours. Dans ma vie militante, j’ai accompagné énormément de collègues en souffrance tout au long de la période, des collègues en pleurs. Et toi, tu fais l’éponge, tu absorbes et c’est lourd.

N’aé : Et sur le plan syndical ?

Jean-Ga : Sur le terrain syndical, on bossait comme des dingues sur les dossiers de réorganisation, c’est-à-dire l’analyse des dossiers et leurs failles et leurs incohérences même si la direction restait sourde à nos propositions. Je te donne un exemple. La direction voulait externaliser la hotline au Maroc, en Inde ou en Europe de l’Est pour traiter les appels la nuit. Nous, nous proposions tout simplement de renvoyer les appels vers nos collègues des DOM-TOM qui, à cause du décalage horaire, auraient pu travailler le jour pour répondre aux demandes pendant la nuit ici en métropole. Refusé. Sur des centaines de contre propositions, seules 2 ou 3 ont été retenues.

Les réorganisations sous couvert d’amélioration, c’étaient des réorganisations qui empêchent d’apporter des réponses aux clients, aux usagers. Ça s’appelle « la qualité empêchée ». C’est terriblement dévastateur quand on a la culture du travail bien fait, quand on est attaché au service public, quand on considère que 100 % de clients doivent être satisfaits.Pour nos directions, c’est de la « sur-qualité ». Le point de vue du patron et du management est que si on satisfait 80 % des usagers, on a réussi car les 20 % supplémentaires ont un coût élevé. Notre culture professionnelle était de répondre à toutes les situations…

Les gens étaient dégoutés de ne plus pouvoir répondre aux attentes des clients, à cause des réorganisations incessantes, mal ficelées mal pensées, uniquement mises en œuvre pour réduire encore et encore les coûts, alors qu’auparavant, ils et elles savaient le faire. La dégradation continuelle des conditions de travail devenait humainement insupportable. Tout doucement, la souffrance s’installe, le sommeil s’altère, on prend des antidépresseurs ou de l’alcool, etc. Et pour certains, arrive le passage à l’acte.

La très grande majorité du personnel était encore fonctionnaire. Impossible donc d’envisager des plans de licenciements pour virer tous ces collègues. Alors, la boite a trouvé encore plus machiavélique : faire en sorte de les pousser à bout pour qu’ils et elles craquent et finissent par accepter de partir d’eux-mêmes ! Tous les jours on leur proposait des fiches de poste dans les collectivités territoriales, les administrations publiques, dans l’éducation, dans les mairies. Tous les jours on les sommait d’accepter ces départs contraints, ce saut dans l’inconnu, peu importe que les compétences conviennent… Nous n’étions pas du tout préparés, par exemple pour être prof ou chef d’établissement du jour au lendemain. C’est tout cela que la justice a qualifié de harcèlement institutionnel.

N’aé : Le film chronique le procès en remontant dans le temps, de la victoire judiciaire jusqu’aux origines. Quelles sont pour toi les avancées apportées par le procès ?

Jean-Ga : Les avancées sont multiples. Plus de 1000 personnes ont été indemnisées par France Télécom, devenu Orange, alors qu’à l’origine, il n’y avait que 38 parties civiles, puis 118 qui ont été ajoutées à l’ouverture du procès grâce à Sud Télécom. France Télécom a été condamnée et n’a pas fait appel. L’entreprise, pour montrer la bonne volonté de la direction, a ensuite lancé une campagne d’indemnisation pour des centaines de collègues uniquement pour la période 2009-2010, c’est-à-dire la période retenue pour le procès. Mais la bonne volonté a ses limites ! Aujourd’hui, on reprend le même chemin. Des sites ferment ou sont réorganisés, des pans entiers d’activité sont sous-traités ou externalisés. Par exemple, à Étampes, en Essonne, à la boutique Orange, les salariés dépendent maintenant d’une filiale détenue à 100 % par Orange mais d’une autre convention collective moins avantageuse bien sûr. Et les collègues d’Orange qui bossaient là ont du partir et ont été déplacé à 20 ou 30 km… Une nouvelle étape a même été franchie ! Pour la 1ère fois, 663 emplois sont supprimés chez Orange Business, la branche qui s’occupe des très grosses entreprises, dans le cadre de ce qui s’appelle pudiquement un « plan de départ volontaire » (PDV).

Pour se défendre, l’outil le plus efficace a été le CHSCT qui d’une part avait la capacité juridique d’ester en justice contre l’entreprise et d’autre part, permettait d’attaquer individuellement l’employeur et le management. Par ses Ordonnances de 2017, Macron a supprimé le CHSCT en le fusionnant dans le CSE (4) pour affaiblir les instances du personnel et pour protéger les patrons sans scrupules.

Ce que montre le film, c’est permettre de comprendre que le salarié qui se pensait le responsable de sa propre situation, était en fait victime de harcèlement organisé. C’est le management qui est responsable. Quand tu u es reconnu comme victime, tu peux enfin essayer de te défendre. Le procès et le film doivent aussi servir à ceux et celles qui ne sont pas d’Orange de s’emparer de ce type de situation pour se défendre. La condamnation d’Orange et se ses dirigeants permet d’en faire un vrai outil syndical. Le procès ayant été gagné, en première instance, puis en appel, cela ouvre la porte à d’autres procès et ce mode de management pourra être exposé aux mêmes sanctions. C’est énorme !

Cette réalité, – souffrance au travail, harcèlement, management mortifère -, traverse des pans entiers d’activité, dans l’enseignement, à France travail, dans la santé et bien sûr dans plein de boites du privé comme l’ont dit des spectateurs lors des débats après les projections.

Propos recueillis par François Spinner [Cet article devait initialement être publié dans un numéro de la revue N’autre école sur le thème “Chiffre(s)”. Ce numéro ne s’est pas concrétisé.]

Dossier de presse, présentation des intervenant.es, bonus et informations pour organiser des diffusion militantes : https://parlafenetreouparlaporte.fr/presentation.html

Notes

1- Le Comité d’entreprise était une institution représentative du personnel. Elle a été remplacée par le CSE, comité social et économique. Le Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail, était en charge de la protection des travailleurs notamment en matière d’hygiène, de santé et de sécurité. Le CHSCT a été supprimé et fusionné avec les CSE en 2017 par ordonnance dans le cadre de la contre-réforme du droit du travail.

2- L’Observatoire du Stress et des mobilités forcées à France Télécom a été crée en 2007 par la CFE-CGC et SUD. Il est à l’origine des travaux d’experts qui ont permis de comprendre les mécanismes de violence sociales mise en œuvre chez France Télécom, qui ont conduit certains collègues à mettre fin à leur jour. 

3- NAJE est une compagnie théâtrale professionnelle pour la transformation sociale et politique. Elle pratique le Théâtre de l’Opprimé méthode Augusto Boal.

4- Le comité social et économique (CSE) est la nouvelle instance de représentation du personnel dans l’entreprise depuis 2018.


Présentation du film
Extrait du dossier de presse

« Par la fenêtre ou par la porte », c’est l’affaire France Télécom-Orange, racontée pour la première fois par celles et ceux, syndicalistes, salarié·es, agents du service public, qui ont lutté sans relâche pour la dignité au travail dans cette entreprise.

Le film retrace des décennies de combat, d’abord contre une privatisation rampante, puis contre des dirigeants dont l’unique boussole était le cours de l’action, n’hésitant pas à pousser dehors en un temps record 22 000 personnes « par la fenêtre ou par la porte » selon les mots de Didier Lombard, l’ancien président. Un personnel en état de choc, de nombreux suicides, deux procès, avec à la clé des peines de prison pour les dirigeants, du jamais vu pour une entreprise du CAC 40. Et la consécration d’une nouvelle arme de droit, primordiale pour les syndicalistes : le harcèlement moral institutionnel, qui ouvre une brèche importante dans un pouvoir de direction jusqu’alors inexpugnable.

À travers de nombreux témoignages, le film retrace les difficultés du syndicalisme face à l’individualisation du travail, à la tragédie des suicides, mais aussi son inventivité pour faire de son combat une question d’intérêt général et l’ouvrir à toutes les composantes de la société. En résonance avec le débat qui s’impose depuis la puissante mobilisation intersyndicale contre la réforme des retraites, il questionne le travail lui-même – son sens, son utilité sociale, les conditions dans lesquelles il s’exerce. Ce film renouvelle l’image de l’univers syndical et contribuera – c’est le souhait de ses auteurs et autrices – à le rapprocher des citoyen·nes.

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