[*Les Pédagogies critiques, ouvrage collectif sous la direction de Laurence De Cock et Irène Pereira, Agone, 2019*]
La sortie du livre Les Pédagogies critiques, coordonné par Irène Pereira et Laurence De Cock et publié aux éditions Agone, est un petit événement en soi. Il atteste de l’émergence d’un courant pédagogique radical en France (*) et prolonge – dans une perspective d’élargissement au « grand public » – d’autres publications (Paulo Freire, pédagogues des opprimé·es, Libertalia, 2018 ; Les Cahiers de pédagogies radicales, automne 2018, etc.) ou initiatives (différents stages et colloques tenus ces derniers mois). Il s’inscrit assurément dans une dynamique de réappropriation des questions pédagogiques par le mouvement social depuis une dizaine d’années (dans la logique, par exemple, des stages syndicaux et pédagogiques « Pase (**) »).
Peut-être nous autorise-t-il à nous prendre à rêver et à refermer une bien trop longue parenthèse, du milieu des années quatre-vingt au début des années 2000, où les débats éducatifs ont petit à petit été phagocytés. La question scolaire s’est alors vue confisquée soit par l’omniprésence médiatique des réac-publicains (dont les porte-parole – Polony, Michéa et consorts – ont depuis clairement basculé à droite) soit réduite à la seule approche « défensive » contre la marchandisation de l’éducation (dans les rangs de l’altermondialisme dont certaines figures, on pense à Christian Laval ou encore Nico Hirtt, ont aujourd’hui repensé leur rapport aux enjeux pédagogiques). Nous sommes nombreux et nombreuses, en particulier au sein du collectif Q2C, à saluer et accompagner cet effort de réintroduction de la question pédagogique dans le champ militant et, parallèlement, à nous féliciter d’une repolitisation de nos pratiques de classe… C’est donc un signal fort, un encouragement à poursuivre la réflexion en renouant avec un héritage dont les contributeurs et contributrices se revendiquent, celui de Célestin Freinet et de Paulo Freire, ou encore du mouvement ouvrier et des pédagogues libertaires qui sont ici également convoqués. Mais les contributions sont moins tournées vers le passé que vers l’étranger. Dans les zones lusophones, hispanophones ou anglophones, la vitalité des différents courants de la pédagogie critique est incontestable, et c’est sur ces différents mouvements (pédagogie décoloniale, féministe, queer, etc.) que les différentes contributions mettent l’accent.
L’ouvrage est bref, le style est simple et direct, ce qui le rend accessible au plus grand nombre. L’introduction d’Irène Pereira et la conclusion de Laurence De Cock permettent de mettre en perspective les six contributions issues d’horizons variés et qui passent en revue les différentes références et usages des pédagogies critiques : les inspirateurs (Freinet et Freire), l’actualité et le dynamisme de ce courant, dont témoigne sa dimension internationale, sa capacité à s’approprier concrètement les enjeux sociaux actuels (la pédagogie féministe), sa réflexion sur l’institution scolaire et son idéologie (la question de l’enseignement de l’histoire et du fait colonial), le danger des récupérations néolibérales et enfin, son ancrage au-delà des salles de classe, à partir de l’exemple états-unien des pratiques conscientisantes et militantes d’éducation populaire.
L’essentiel du propos consiste avant tout à présenter une – ou des – définitions de ce mouvement encore peu connu. En négatif – et en référence aux travaux d’Henri Giroux, pédagogue critique états-unien – les pédagogies critiques se définissent d’abord en opposition à la pédagogie traditionnelle (conservatrice pédagogiquement et politiquement) mais aussi à la pédagogie « libérale » (qu’on qualifierait « d’alternative » en France, pédagogiquement progressiste mais sans perspective d’égalité sociale). La pédagogie critique se présente donc d’abord comme une réponse à ces deux impasses.
La pédagogie critique s’appuie d’abord sur les travaux les plus avancés dans le domaine des sciences humaines (on se souvient que c’était aussi le projet de la pédagogie institutionnelle et l’une des causes de sa brouille avec le mouvement Freinet par nature défiant vis-à-vis des chercheur·euses éloigné·es du quotidien de la classe). C’est probablement dans l’étude des programmes scolaires et des manuels que ses travaux sont aujourd’hui les plus féconds. Elle, renoue en cela avec une tradition qui remonte à la critique du mouvement ouvrier de l’idéologie de l’école de Jules Ferry ou de celle du syndicalisme révolutionnaire enseignant. Radicale aussi dans ses démarches d’analyse des dominations à l’œuvre au sein de l’institution et dans la classe (enseignant·es / enseigné·es mais aussi entre enseigné·s (***), la pédagogie critique est aujourd’hui incontournable et heureusement loin d’être un mouvement figé…
Mais cela fait-il « pédagogie », au sens de Durkheim, à savoir « une théorie pratique » ? À mon avis, c’est en creusant deux horizons portés par les autrices et auteurs que les pédagogies critiques pourront infuser dans nos établissements.
Le premier est de faire, selon la définition d’Irène Pereira, de « la pédagogie critique […] la transposition didactique des théories critiques dans la salle de classe ou dans la formation militante, afin de favoriser une conscientisation et un renforcement de la capacité d’agir en vue d’une action collective de transformation sociale pour la justice globale ». Le second horizon est de « contribuer à remettre la question de la transformation et de la justice sociale au cœur de la réflexion sur l’école […] lutter contre le silence qui a peu à peu recouvert les enjeux d’égalité et d’émancipation dans le domaine scolaire ». Pour cela, l’interrogation que porte Laurence De Cock dans la conclusion de l’ouvrage trace un chemin qui reste totalement à défricher : « Que seraient des savoirs émancipateurs ? C’est un peu la question que se posent tous les férus et toutes les férues de pédagogie critique, et les réponses ne peuvent résider que dans des hypothèses issues du croisement entre les pratiques et la théorie. »
Grégory Chambat
Les Pédagogies critiques, Un ouvrage collectif sous la direction de Laurence De Cock et Irène Pereira avec Adeline de Lépinay, Jean-Yves Mas, Gauthier Tolini et le Groupe Traces : Caroline Bossu, Audrey Chenu, Diane Khoury, Mael Le Bars, Agnès Lubin, Patricia Mothes, Flora Nemoz et Sibylle Thilges, Agone (coll. Contre-feux) en coédition avec la Fondation Copernic , 2019, 144 p., 12.00 €.
(*) Bien que les autrices considèrent que l’espace francophone dans son ensemble s’est tenu à l’écart du mouvement des pédagogies critiques, on relèvera que des pays comme le Québec, la Belgique ou bien encore la Suisse, ont une longueur d’avance sur la France. Il n’en reste pas moins vrai qu’effectivement l’accès à toute une littérature sur ces questions est encore très difficile dans le monde francophone.
(**) Les stages Pédagogies alternatives et syndicalisme d’émancipation, lancés par Sud éducation 92, portés aujourd’hui par différents mouvements syndicaux et pédagogiques.
(***) Voir par exemple l’article de Claire Benveniste, « Professionnalisation des enseignants et démocratisation scolaire : une formation initiale pensée à l’aune de la réduction des inégalités scolaires ? », Éducation et socialisation n° 50.
Les Pédagogies critiques
J’aimerais que Greg précise pourquoi il estime que j’aurais “modifié mon rapport aux enjeux pédagogiques”…?