Les Editions des élèphants éditent une traduction en français du célèbre album Le Barrage de Daniel Fehr et Mariachiara Di Giorgio.
Deux sœurs et leur petit frère se lancent dans la construction d’un barrage au bord d’un lac entouré de montagnes. Il est « beaucoup trop petit » disent-elles et elles s’attellent à son élévation. Rapidement, le barrage devient un lieu de pêche, de conquête royale et d’abordage de pirates. Mais tout ce petit monde est mis à contribution par Faustine et Lily. « On n’a pas de temps à perdre avec vos jeux idiots ! Au boulot ! » crie Lily aux pirates.
Le plaisir de bâtir
Depuis aussi loin que remontent mes souvenirs, j’ai toujours aimé construire des barrages (ou des châteaux de sable qui sont leur équivalent littoral). Je crois que devenant adolescent puis adulte, j’y ai même pris encore plus de plaisir car mes capacités augmentaient et qu’ils pouvaient être plus grands et plus beaus. « Nous n’avons pas peur des ruines. Nous sommes capables de bâtir aussi. » disait l’anarchiste Buonaventura Durutti1. C’est un plaisir que partagent les révolutionnaires et les enfants de s’autoriser à rêver de châteaux en Espagne, de luxe communal bâti de nos propres mains. « Rien n’est trop beau pour la classe ouvrière » dit à la fois l’anarchiste devant le parquet ciré du squat et le stalinien du PC dans la grande salle du Colonel Fabien (le siège du PCF). C’était aussi le projet des « terrains d’aventure » que d’offrir aux enfants des quartiers populaires des terrains vagues pour bâtir des cabanes qui soient des palais.
C’est un plaisir que partagent les révolutionnaires et les enfants de s’autoriser à rêver de châteaux en Espagne, de luxe communal bâti de nos propres mains.
Le Barrage nous redonne ce plaisir de construire quelque chose à l’aune de nos rêves. Le sérieux qui s’affiche sur les visages de Lily et Faustine, délicatement croqué par Mariachiara Di Giorgio, nous rappelle que la construction de ce barrage n’est pas un jeu, mais un travail ; un travail émancipé. Cela rappelle un des invariants de Célestin Freinet qui nous rappelait : « Ce n’est pas le jeu qui est naturel à l’enfant, mais le travail ».
Mais dans cette construction, Eliott le petit frère est un peu extérieur et dilettante. Il pose une pierre puis s’en va pêcher. Pour Eliott, ce n’est pas son travail. Est-ce parce qu’il est plus jeune et qu’il a du mal à se concentrer ? Où est-ce parce qu’il sent bien qu’il n’est pas réellement sur son barrage ? Mais peut-être qu’il se représentait mal ce qu’était un barrage ?
Toutefois, la présence d’Eliott va habiter le lieu et le transformer.
Un théâtre pour enfants
En effet, rapidement, Eliott va passer dans le fond où s’étend comme sur un écran de cinéma de sublimes hautes montagnes dans une douce lumière d’après-midi. Alors qu’on l’identifie sur un chalutier qui passe derrière le barrage, au loin, l’ombre d’un trois mats fait son apparition. Les deux sœurs semblent observer la chaloupe du navire du roi venir dans leur direction, mais le/la lecteur·rice peut aussi remarquer Eliott au loin qui nourrit… le monstre du Lochness. Ce beau barrage se transforme rapidement en proscenium – l’avant-scène d’un grand théâtre où peuvent désormais se mêler le rêve et la réalité, l’imaginaire et la construction. Les sujets du roi débarquent, puis les pirates, puis les pêcheurs qui construisent un village ! Cette dimension théâtrale de l’album est accentué par le choix du cadrage fixe tout au long de l’album (ou presque) qui étend le barrage sur la double page, encadré par deux arbres deux chaque côté comme les rideaux d’un théâtre. Le texte est court, empruntant volontiers à certaines structures répétitives typiques des albums pour les plus petits (« les barrages est trop petit […] Beaucoup trop petit. Alors elles l’agrandissent. » / « Il pourrait être plus grand […] Beaucoup plus grand. Alors, elles agrandissent »). Cette économie textuelle laisse une grande place à l’image qui permet de faire fonctionner le barrage comme scène de théâtre, comme lieu de projection de l’imaginaire.
Ce beau barrage se transforme rapidement en proscenium – l’avant-scène d’un grand théâtre où peuvent désormais se mêler le rêve et la réalité, l’imaginaire et la construction.
Dans cet espace de jeu, ce sont les relations de pouvoir qui vont se transformer. Les deux petites filles reconfigurent cet espace à leur guise. Le roi qui avait décrété qu’aider à construire un barrage, n’était « pas une tâche pour un roi » mais « un travail pour mes sujets […] et mes sujettes » se retrouve finalement lui aussi à porter des cailloux. Les pirates, sommés d’arrêter « leurs jeux idiots » (l’abordage du navire royal) sont aussi enrôlés dans la construction, comprenant qu’« il ne vaut mieux pas opposer de résistance » à Faustine et Lily. C’est un monde sans violence et égalitaire où tout le monde « met la main à la pâte » qui se bâtit sur ce barrage2.
L’utopie aurait pu continuer un peu si « Eliott n’avait pas voulu récupérer sa pierre ». Et en effet, depuis le début, le petit frère participe en dilettante. Il participe à la construction, mais ne pose qu’une pierre puis s’en va pêcher. Si c’est lui qui commence à habiter l’imaginaire du barrage, dès qu’il se retrouve peuplé de personnages qui le dépassent (le roi et ses sujets, les pirates), il disparaît quelques pages avant de réapparaître comme au premier plan de la page, comme étranger à ce qui se passe derrière lui. Eliott ne semble pas totalement à s’intégrer dans l’imaginaire et les jeux de ses grandes sœurs. D’ailleurs, il souhaite récupérer sa pierre… et finalement tout s’écroule. Par sa faute, il et elles sont tout mouillé·es et risquent de se faire gronder par leur mère. C’est par lui que le monde revient à la normale et que les relations traditionnelles d’autorité enfant-adulte (ici mère-enfant) sont restaurées. A ce titre, Le Barrage donne une représentation sensible et subtile des relations au sein même d’une fratrie. Elément perturbateur du monde de ses sœurs, l’album nous permet toutefois d’être aussi en empathie avec lui, le petit frère, qui sait être à la fois à la marge et au centre de l’album ; c’est d’ailleurs lui qui est sur la couverture.
Pour autant, si la fin est teintée de déception (« ç’aurait pu être une belle journée… »), Daniel Fehr et Mariachiara Di Giorgio rende aussi compte de la douceur et de la tendresse de la condition enfantine (« maman emmitoufle Faustine, Eliott et Lily ») ; d’autant que le rêve et les désirs d’émancipation n’y sont pas pour autant étouffés (« Demain […] on construira un barrage encore plus grand »). A ce titre, le barrage – comme de nombreux albums – livre une version optimiste et émancipatrice de l’enfance, faite de tentatives ludiques et joyeuses, pour aller – comme l’écrivait Anaïs Vaugelade – dans le très fameux Laurent tout seul, un tout petit peu plus loin.
1 Cité par les Ateliers de l’Antémonde dans Batir aussi, Cambourakis, 2018
2 Le livre a d’ailleurs été proposé par la formidable librairie La Petite Egypte dans sa sélection de livre contre l’extrême-droite avant les législatives du début de l’été. Les libraires appelaient à « faire barrage ».
LE BARRAGE, DANIEL FEHR, MARIACHIARA DI GIORGIO, traduit par Laurence Gravier, Album à partir de 3 ans, 28 x 21,5 cm — 32 pages, 2024, 16€