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La philosophie dans le secondaire et les théories économiques

Les professeurs de philosophie du secondaire ont au programme des classes terminales aussi bien en série Sciences économiques et sociales qu’en STG, la notion d’ « échange ». Celle-ci semble exiger du professeur qu’il maîtrise un minimum de connaissances en théorie économique, sans pour autant réduire cette notion à l’économie, et pourtant…

Culture générale et culture économique

Depuis que je suis professeure dans le secondaire, j’ai eu l’occasion de constater à plusieurs reprises l’ignorance, voire même le refus marqué de certains professeurs de philosophie en Lycée, vis-à-vis des références tirées de la science économique. Ainsi, l’année dernière, ma tutrice m’a expliqué qu’il fallait que je fasse attention aux références extra-philosophiques. Par ce terme, elle désignait en particulier l’usage d’Adam Smith. Cela suscita mon étonnement car ce dernier avait succédé à Hutcheson à la chaire de philosophie morale à l’Université de Glasgow. De même, une élève m’a expliqué cette année que face à un sujet tel que « travailler, est-ce seulement être utile ? », son professeur de l’année précédente leur avait dit qu’il ne fallait pas utiliser Adam Smith car il s’agissait d’une référence de la science économique. Ces deux réactions sont d’autant plus surprenantes que l’on trouve dans nombre de manuels des textes d’Adam Smith portant par exemple sur la disposition naturelle de l’être humain à échanger, sur la place de l’égoïsme dans l’échange économique, ou encore sur la division technique du travail.

De même, à l’IUFM, je pus constater que le formateur, aussi bien que les stagiaires, n’avaient aucune notions de base, sur la théorie économique. Cela m’étonne d’autant plus que par ailleurs, on considère comme normal que le professeur de philosophie en lycée possède des connaissances vulgarisées sur la théorie de la relativité en physique, la mécanique quantique ou encore les géométries non-euclidiennes. Autant de savoirs spécialisés que nombre de professeurs de mathématique ou de physique en lycée ne peuvent se vanter de maîtriser de manière approfondie.

Culture économique et culture philosophique

Il me semble vraiment préjudiciable qu’il y ait un tel désintérêt, voire même hostilité, d’un certain nombre de professeurs de philosophie du secondaire pour la science économique. Dans une société où l’économie est devenue la dimension de l’existence considérée comme la plus importante par l’idéologie dominante, on ne peut que déplorer le fait que les enseignants de philosophie ne soient pas mieux armés pour apporter une réflexion sur ces questions.

Prenons un sujet classique de terminale, tel que « les échanges favorisent-ils la paix entre les hommes ? » : certes les échanges entre êtres humains ne se réduisent pas aux échanges économiques. Mais il me semble préjudiciable que des professeurs de philosophie ne soient pas en mesure d’expliquer par exemple que la thèse selon laquelle « les échanges économiques sont source de paix » est une des justifications du libéralisme économique à la mondialisation économique.

Cette ignorance me paraît d’autant plus incompréhensible que nombre de philosophes étaient parfaitement informés de la science économique de leur temps. On peut bien évidemment cité Aristote, qui passe pour l’un des fondateurs de la discipline, ou Marx qui est reconnu à la fois comme fondateur d’un des principaux courants de la science économique et comme philosophe. Mais même un auteur comme Rousseau a consacré des réflexions à l’économie montrant ainsi qu’il était en débat non seulement avec Mandeville (l’auteur de La fable des abeilles), mais également les physiocrates (voir le Discours sur l’économie politique).

Cette ignorance est d’autant plus dommage qu’un certain nombre d’économistes contemporains entretiennent un dialogue fécond avec la philosophie, soit du point de vue d’une théorie de la justice (Amartya Sen), soit à partir d’une réflexion sur l’anthropologie philosophique que supposent les théories économiques (Frédéric Lordon, Daniel Cohen, les travaux autour de la revue du MAUSS). Il existe même des revues philosophiques universitaires consacrées au sujet. On peut citer par exemple : la Revue de philosophie économique.

Certes, on peut penser que la question de l’échange marchand chez Aristote ou que la théorie de l’exploitation chez Marx sont bien connues des enseignants de philosophie. Mais on peut s’interroger relativement aux principes de l’économie libérale classique ou de l’économie néo-classique. Or une connaissance des présupposés épistémologiques de l’économie néo-classique rejoint les questions philosophiques liées à une anthropologie individualiste et utilitariste. Il semble par exemple difficile de comprendre le texte de Mauss sur le don (que l’on trouve bien souvent dans les manuels de terminale) sans avoir aucune connaissance sur les présupposées de l’économie néo-classique. De même, on peut déplorer que les théories de l’économie institutionnelle soient sans doute peu connues des professeur de philosophie : par exemple les travaux de Karl Polanyi sur les différentes formes d’économie ou les liens qui peuvent être fait entre ces théories économique et la sociologie durkhemienne. On peut dans la même veine être perplexe quant à l’ignorance de la philosophie solidariste portée par Léon Bourgeois. En effet, ces théories ont mis en avant l’importance de la justice redistributive et de son lien avec l’Etat. Ne rien connaître à ces théories, c’est ne pas disposer d’outils pour penser la théorie des services publics en France qui a été fortement influencée par ces courants. Or de fait, le projet même d’un enseignement public, gratuit et obligatoire, peut s’analyser du point de vue économique et philosophiques à partir de ces théories.

Enfin, j’ai pu être confrontée de la part de mes tuteurs, l’année dernière à une ignorance, voire une hostilité contre le pragmatisme philosophique. A l’issue d’une séance sur Wiliam James, mon tuteur m’a dit qu’il ne voyait pas l’intérêt d’utiliser cet auteur et m’a expliqué qu’il fallait dorénavant que je choisisse mes textes dans sa liste personnelle, me conseillant ainsi soit Jules Lagneau, soit Robert Blanché. Cette fermeture vis-à-vis du pragmatisme philosophique me semble tenir au fait qu’il est perçu, à tort, par bien des enseignants comme une version de l’utilitarisme économique appliqué à l’action, le réduisant ainsi à une philosophie des hommes d’affaire.

3 Comments

  1. Bernard Collot

    La philosophie dans le secondaire et les théories économiques
    En somme, la philosophie est-elle politique ? Oui, évidemment !

    • Bernard Collot

      La philosophie dans le secondaire et les théories économiques
      La philosophie doit donc nécessairement être déstabilisante… d’où dangereuse pour l’ordre public, y compris pour celui qui “l’enseigne” !

  2. jean-charles

    La philosophie dans le secondaire et les théories économiques
    A nouveau, un article percutant; je trouve toutefois qu’Irène reste bien polie (l’irénisme sans doute); il me semble que pour nombre de profs de philo, l’économie est un peu vulgaire : préoccupée des choses aussi vilaines que les conditions matérielles d’existence, la production des biens et la redistribution des richesses; où est donc l’Esprit là dedans? Economie, sciences humaines, utilitarisme, pragmatisme, même combat : déchéance des astres purs! Et anglo-saxonne avec ça!
    Néanmoins, s’il y a beaucoup de préjugés chez les pourfendeurs de préjugés (et vous donc, me direz-vous!) il reste vrai que les traitements de notions comme “les échanges”, ou “le travail”, doivent être réfléchis pour ne pas verser intégralement dans la technicité économique; les élèves identifient rapidement “travail” et “salariat” par exemple, ou “échanges” avec “marché” (ou “troc, “argent”, etc.). Il me semble alors qu’un traitement logique et anthropologique de ces notions permet les variations conceptuelles nécessaires à une articulation plus fine entre les cours de SES et la philosophie.

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