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La liberté au temps du capital (des individus et des écoles)

La Liberté est un concept sacralisé, ce qui n’empêche nullement son instrumentalisation au service des dominations qu’engendre le système capitaliste. Quand au nom d’une Liberté générique on restreint la liberté réelle de la majorité de la population, il est nécessaire de s’interroger sur ses usages et ses contenus réels.

Cet été il a beaucoup été question de liberté et d’autonomie. A la moindre critique adressée à la classe dominante, à son étalage ostentatoire de richesse ou à ses actes inconséquents au regard de la crise tant sociale que climatique, la liberté est brandie comme une valeur suprême que de dangereux totalitaires gauchistes voudraient supprimer. Le point Godwin est manié par ces “penseurs” de la même manière qu’un jet privé l’est par ses possesseurs : de façon systématique. A chaque vol de jet ou d’arrosage d’un 18 trous, ces nouveaux “résistants” dégainent des adaptations du pasteur Niemöller, et s’adonnent à la surenchère dans les accusations. Mais cette liberté qu’ils évoquent n’existe tout simplement pas de façon neutre et autonome. Elle est toujours une construction issue d’un rapport de forces. En effet, les lois et les interdits ont toujours existé et existent de partout dans le monde mais ne sont pas immuables. 

Une société sans lois n’existe tout simplement pas. Même dans les ZAD il y a des règles, qu’elles soient tacites ou explicites. La vraie question est donc celle de la possibilité laissée aux citoyens d’exercer leur puissance en matière de décision. Et celle-ci est en permanence bafouée par la démocratie représentative et par la division du travail capitaliste. Les allusions à une liberté suprême et immuable qu’on entend ces jours-ci ne sont qu’un détournement de concepts généraux à des fins particulières. La liberté qui est défendue ici est une liberté régie par des dogmes du capital. On est libre de faire tout ce dont on peut payer le prix. Par conséquent, les interdits sont nombreux chez les classes les plus pauvres. Ces interdits sont en permanence invisibilisés parce que jamais formulés comme tels. 

C’est la situation économique qui les prescrit de façon permanente. Cette situation économique crée des interdits pour des millions de personnes : interdit de manger (sainement ou pas), de se loger (décemment ou pas), d’étudier (à l’école alsacienne ou pas), de partir en vacances (en jet ou pas)… Lorsqu’on évoque ces interdits-là, qui sont des interdits de fait, et qui découlent directement des autorisations de niche qui sont ici défendues au nom des principes abstraits comme la Liberté, à ce moment-là les classes dominantes usent de stratagèmes qui ont fait leurs preuves. Ainsi, nous avons droit aux chimères tels le Mérite, le Talent ou les Efforts. Bien sûr, les classes les plus pauvres ne possèdent aucun de ces trois attributs. Des choses tels que l’héritage (qu’il soit matériel ou pas), les rapports de domination et de subordination, les déterminismes sociaux, tout cela n’a rien à voir avec le sujet. 

En dehors de ces discours, il y a le réel. Et le réel ce sont des milliardaires dont les activités détruisent nos conditions de vie. C’est l’organisation de la société capitaliste qui confisque le pouvoir d’agir à tous ceux qui ne possèdent pas du capital. Ce réel est fait de discriminations et de ségrégations sociales (mais aussi raciales, ethniques, de genre…) naturalisées et donc intégrées comme inévitables. Nous nous retrouvons ainsi avec des gens qui (ab)usent de leurs jets privés pour aller taper dans une balle au milieu d’immenses gazons bien arrosés pendant que la sécheresse en oblige d’autres à acheter des bouteilles d’eau à prix fort aux premiers puisqu’on les a autorisés à privatiser même les sources. La populace n’ayant ainsi d’autre choix pour survivre que de rajouter leurs pièces durement gagnées (du fait de la part de plus en plus réduite du salaire dans la distribution des bénéfices) dans la cagnotte de leurs geôliers. 

Car oui, pour beaucoup la vie consiste en une interminable série de privations de libertés dont juste une petite part a été citée plus haut. Le fait que ce soient des privations de facto et pas de jure n’en réduit pas le caractère réel et systémique. 

Monsieur Macron joue à la perfection son rôle du défenseur du capital en étant sans cesse partisan de la devise “privatisation des bénéfices et socialisation des pertes”. Alors, il acte la fin de l’abondance sans avoir en tête les dividendes records où les pratiques destructrices de la classe dominante. Non, comme Olivier Véran nous l’a bien expliqué tout cela est nécessaire pour stimuler l’économie. Il a oublié de préciser un sous-entendu : il s’agit de la stimulation de l’économie capitaliste

Économie capitaliste basée sur l’accumulation de profits dont les dégâts non pas collatéraux mais inévitables car structurels, tels l’accroissement des inégalités avec son lot de misères, de précarité, de réduction d’espérance de vie et leurs corollaires tels les jets privés, mais aussi la destruction des conditions de vie de nombreuses espèces, dont la nôtre ne cessent d’être de plus en plus insupportables mais pour lesquelles on nous enjoint de nous y adapter. Individuellement bien sûr. Qu’il est loin le souvenir d’un président de la République qui déclarait ceci : “…la santé gratuite sans condition de revenu, de parcours ou de profession, notre Etat-providence ne sont pas des coûts ou des charges mais des biens précieux, des atouts indispensables quand le destin frappe. Ce que révèle cette pandémie, c’est qu’il est des biens et des services qui doivent être placés en dehors des lois du marché. Déléguer notre alimentation, notre protection, notre capacité à soigner notre cadre de vie au fond à d’autres est une folie.”

Aujourd’hui, le président est donc celui qui nomme abondance non pas des dividendes records mais le droit à la retraite pour tous, non pas les voyages en jet mais le droit de se chauffer, non pas non plus la concentration des médias dans des mains de ceux qui ont déjà tout mais le droit à des services publics de qualité (qu’il s’agisse de l’éducation, de la santé, des transports, des communications, tout doit être soumis à la logique du profit et donc d’austérité pour les plus pauvres). 

Il s’agit de nos niveaux de vie mais pas des leurs. De notre chauffage qu’il faudra baisser cet hiver, mais pas de réfléchir collectivement aux bons usages de l’énergie ni aux sources de celle-ci. Non, tout cela est une question adressée aux individus isolés. La bonne énergie est celle qui rapporte. Le bon usage est celui qu’on peut se payer. 

Ce qui se passe au sein de l’Education Nationale relève de la même logique. Monsieur Macron ne cache pas ses intentions autrement qu’en les enrobant dans cette même liberté fantasmée doublée d’une couche d’autonomie, confisquant ainsi quelques concepts à la pensée autogestionnaire. Cette semaine, il a ouvert par un long discours la réunion de rentrée des recteurs où il a pu, encore une fois, dérouler sa vision de “l’école du futur”. 

La confiance, la liberté et l’autonomie n’ont cessé de revenir dans sa bouche alors que la réalité est toute autre.

Confiance après un quinquennat de défiance, de rupture de dialogue social. Il serait bon de rappeler par exemple que la fameux Grenelle de l’éducation avait été un lieu de claquage de portes de la part de plusieurs syndicats puisque tout était ultra-orienté et ne constituait en rien un espace de réflexion et encore moins de négociations. Puis rappeler aussi que dans la conclusion des ateliers du Grenelle, les rédacteurs se réjouissaient de ces départs car ils permettaient un “rééquilibrage” de la composition du groupe en faveur de la société civile (élus locaux et monde économique). On peut se souvenir également de la grève du 13 janvier 2022 lors de laquelle on a pu voir avec quelle surprise certains représentants syndicaux sont sortis des bureaux de M Blanquer en saluant sa “qualité d’écoute”. C’était une faveur inédite que le ministre leur avait réservé pour la fin de son quinquennat, mais surtout pour un soir de mobilisation massive, déminant ainsi habilement la possibilité d’un mouvement s’inscrivant dans la durée. 

Liberté alors que les répressions contre les enseignants, militants syndicaux et/ou pédagogiques n’ont cessé de s’accentuer. Alors qu’aussi, les consignes de plus en plus directives n’ont cessé d’être formulées sur les “bonnes méthodes” à travers les guides et circulaires de toutes sortes. 

Autonomie enfin, alors qu’il s’agit simplement de mettre en concurrence des établissements et des enseignants entre eux. Car il est là le cœur de la pensée néolibérale : les écoles sont des entreprises comme les autres. Et dorénavant, c’est la pression de la concurrence, du pilotage par les résultats (la multiplication des évaluations nationales absurdes en est un moyen converti en objectif), l’incertitude quant à l’avenir, qui libéreront les énergies. La précarité généralisée obligera-est-elle les enseignants à se surpasser? Rien n’est moins sûr. C’est même plutôt le contraire qui risque de se passer. 

Examinons deux mesures emblématiques de cette “école du futur”. 

Tout d’abord il y a la réforme des lycées professionnels. L’idée présidentielle est de subordonner la formation proposée par ces lycées au marché de l’emploi. Il est très clair là-dessus lorsqu’il confie l’enseignement professionnel de façon conjointe au Ministère de l’Education et à celui du travail. Mais aussi lorsqu’il s’exprime donc devant les recteurs : “Adapter aux besoins du marché du travail et des élèves, nos formations. Et donc, il vous reviendra de bâtir cette transformation profonde avec les Ministres, mais en confiant aux lycées professionnels l’autonomie, les moyens d’innover, de mieux préparer les jeunes au monde de l’entreprise, et de développer les temps de stage d’au moins 50 %, en rémunérant de manière correcte ces stages.”

Concrètement, s’adapter aux besoins du marché, cela signifie orienter ces jeunes vers les secteurs en pénurie d’emploi. Or, ces secteurs en pénurie le sont la plupart du temps du fait des rémunérations insuffisantes ainsi que des conditions de travail les plus pénibles. Une question que Monsieur Macron ne pose pas, mais pour laquelle il se contente d’apporter une réponse est la suivante : est-ce bien le rôle de l’école publique d’orienter les jeunes adolescents vers ces métiers-là? Et attention : il ne s’agit bien sûr pas de n’importe quels jeunes. Ceux-ci sont majoritairement issus des classes sociales les plus pauvres. 

L’autre gros problème avec cette augmentation de la durée des stages est ce qui en découle automatiquement : la réduction des enseignements disciplinaires au sein des lycées professionnels. Ceci ne doit pas être un gros problème pour le gouvernement puisque cela permettra de réduire d’autant le nombre des personnels enseignants. Qu’il s’en suive un manque de recul par rapport aux apprentissages effectués lors des stages, un manque de savoir plus généraux pour tous ces élèves, peu importe. Ou peut-être même tant mieux, pour nos dirigeants. Car l’émancipation par le savoir passe par une réflexion et une prise de recul que permettent les lycées professionnels. Autant de choses qui sont bonnes à éliminer. Quelqu’un avec une vision émancipatrice de l’école agirait tout autrement. Comme le note très justement le SNUEP-FSU, syndicat de l’enseignement professionnel : “la carte des formations doit évoluer non pas dans l’intérêt particulier de quelques firmes ou branches professionnelles mais dans l’intérêt général du pays relativement aux défis qui se posent à la société : la transition écologique, la nécessaire réindustrialisation, la prise en charge du grand âge, le renforcement de la Fonction Publique.” Mais pour cela il faudrait avoir d’autres indicateurs de progrès que les seuls PIB et l’attrait des investisseurs.

Nous voici donc en présence d’une entreprise de manipulation et d’instrumentalisation d’un pan du service public de l’éducation au service des entreprises et de la réduction des budgets et au détriment des élèves appartenant à des classes sociales défavorisées et des enseignants de ces lycées. Une politique de classe maquillée de bienveillance et de bon sens. 

L’autre exemple qu’on va analyser concerne l’enseignement général. Là, M Macron entend généraliser l’expérience menée à Marseille (dont au passage nous ne connaissons pas les résultats, celle-ci n’ayant pas encore démarrée). Cette expérience entend donner de l’autonomie aux établissements : projets conçus par les équipes en toute liberté mais aussi l’autonomie dans les recrutements. Les équipes qui arrivent à rédiger un projet d’établissement cohérent se verront attribuer les financements nécessaires et ce très rapidement, insiste le président. Mais cette autonomie et cette liberté ne sont là aussi que des leurres. On substitue à des règles certes imparfaites mais objectives et connues de tous un fonctionnement à la carte qui risque de comporter une grande part de subjectivité. 

Déjà, concernant les financements, la réduction des budgets et les fausses promesses du passé récent devraient signifier clairement qu’il n’y en aura pas pour tout le monde. De ce qui est du recrutement des enseignants il faudra déjà qu’il y ait des candidats dans toutes les écoles. Le système actuel, si imparfait soit-il, tentait d’inciter les enseignants vers les postes les plus difficiles à pourvoir avec des primes, des bonifications en vue des mutations, un nombre d’élèves plus faible etc. Dans “l’école du futur”, ce sont les établissements eux-mêmes qui devront “vendre” leur projet pour attirer du beau monde. La fameuse émulation issue de la concurrence devrait se charger du reste. 

Sous prétexte de liberté et d’autonomie on acte ainsi l’abandon, encore une fois, des élèves issus des classes les plus pauvres. Ainsi, chaque établissement aura les enseignants qu’il arrive à attirer. Dans notre pays, les déserts ne seront plus uniquement médicaux. 

Considérez ceci : “Tout le monde aura le même repas à la cantine puisque chacun apportera le sien.” Égalité, n’est-ce pas? Et autonomie assurément! Liberté, enfin. Voyez comme ces jolis mots ne sont que leurres. Il s’agit ni plus ni moins d’une absurdité. Pourtant c’est celle qu’on est censé avaler. 

Encore une fois : être libre ce n’est pas être livré à soi-même. 

L’autre facette de ce projet est la précarisation des enseignants eux-mêmes. Jusqu’à présent, pour changer d’établissement, les enseignants se référaient à un barème certes, encore une fois, imparfait, mais objectif. Là, il faudra qu’eux aussi ils se “vendent”. Et quand on sait que dans les écoles marseillaises participant à la fameuse expérience, les équipes de recrutement dans les écoles sont composées aussi des inspecteurs, on aperçoit bien la voie ouverte à la placardisation des syndicalistes ou autres militants un peu trop grévistes. C’est ce qu’empêchait l’objectivité des critères et que rend en tous cas possible la subjectivité des entretiens. 

Nous voyons donc se dessiner sous nos yeux la casse du caractère national de l’Education (pourtant toujours) Nationale. Il s’agit d’une politique de classe qui n’en a que faire de l’émancipation ou de citoyens éclairés. L’école sera un instrument au service d’une classe particulière et son rôle sera de participer activement à l’assignation à résidence sociale. 

L’autre rouage au service de cette assignation à résidence est la réduction de l’école publique aux fondamentaux. Cette vision étriquée et mécaniciste des apprentissages nuira avant tout à ceux qui ont besoin de l’école pour se construire en tant que citoyens émancipés. Les enfants de pauvres apprendront à déchiffrer là où d’autres sauront lire. Ces autonomies, libertés et confiances ne servent donc qu’à masquer la rupture d’égalité de traitement de nos élèves ou le peu qu’il en restait. 

Pour conclure, il faudrait interroger notre degré d’acceptation et de refus. Nos potentiels en matière de docilité (qu’elle soit égoïste, celle par laquelle on espère profiter de quelques miettes lancés par le brave président, ou désintéressée, celle basée sur la volonté de ne pas faire de “politique”, oubliant par là qu’on en fait malgré soi, et plus qu’on ne le croit) ou d’insubordination sont à questionner. 

Dans un monde ou le capital et ses sbires nous mènent à la perte nous pouvons certes choisir de fermer les yeux et de profiter de ce qu’on peut en tirer. Mais jouer le rôle de ce Faust au rabais n’est pas très réjouissant. Alors il nous faudra lutter et ce de façon déterminée et lucide. 

Cela peut commencer par exemple par l’arrêt de l’emploi du vocabulaire qui sous-entend qu’un autre réel est possible avec ces mesures-là. Encore aujourd’hui, de trop nombreux enseignants disent “espérer” que Monsieur Ndiaye se montre à la hauteur de sa qualité d’intellectuel. Certains représentants syndicaux se déclarent même “déçus” par le discours de Monsieur Macron et trouvent la forme employée par M Ndiaye plus acceptable et y voient des possibilités de négociations. Mais la règle selon laquelle on ne négocie pas le poids de ses chaînes reste toujours valable. 

Ce qui est négociable dans le projet présidentiel est le contenu du projet de chaque établissement. Ou peut-être, dans le meilleur des cas, le montant de la revalorisation (pour laquelle la remarque sur la baisse de budgets s’applique aussi donc : il n’y en aura pas pour tout le monde!). Ce qui n’est pas négociable est la mise en place de l’autonomie des établissements elle-même! 

Selon le ministre, l’éducation reste nationale, mais nous devons accepter une dose de “souplesse”. Donc : l’école reste la même pour tous mais pas vraiment. 

A nous qui voulons et devons “changer l’école pour changer la société”, le président propose de changer l’école pour empêcher tout changement de société. Et on devrait négocier le prix de cet empêchement. 

Alors, à vos consciences, chers collègues et chers concitoyens.

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