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Imprévu #14 – Expressions poétiques

Début juin, nous avons commencé le chapitre sur la poésie en 6e. J’ai choisi de questionner le rapport, assez traditionnel, entre poésie et nature : en quoi la nature inspire-t-elle l’expression poétique ? En quoi la création poétique permet-elle de dire mais aussi de recréer l’environnement et le monde ?

En ce mois de début juin déjà torride, les élèves regardent avec envie vers les fenêtres entrouvertes le matin, vers la cour, vers les arbres dont les feuilles sont agitées par la légère brise, tel·les le poète s’exprimant dans le texte d’Eugène Guillevic, « Regarder » :

[…] Depuis des années
Je recommence

Au même endroit,
Par la même fenêtre.

Pourtant je ne sais pas
Ce que mon regard, ce soir,

Va choisir dans cette masse de choses

Qui est là,

Dehors. […]

Dans cette classe de 6e très dynamique, les élèves sont généralement partant·es pour les travaux d’écriture individuels et coopératifs, mais cela semble s’émousser depuis 2 ou 3 semaines. Nous en parlons ensemble, j’essaie de comprendre leur morosité étonnante : fatigue de l’année ; déception de la fin d’année en collège où la pression des programmes à finir semble être plus perceptible qu’à l’école primaire ; appel trop pressant du soleil ; lassitude devant un énième travail à faire, ou tout simplement manque d’envie, envie d’autre chose… J’ignore ce qui se passe exactement, mais l’atmosphère est peu propice au travail en classe…

Alors, nous décidons de changer de cadre : puisque nous allons écrire de la poésie, pourquoi ne pas le faire dehors, près de cette nature qui influence tant les autrices et les auteurs ?

Pour cela, je prépare un peu le terrain avec des haïkus de Basho et de Kawahigashi : nous les lisons ensemble, nous partons des impressions des élèves qui repèrent très vite la place essentielle de la nature et des saisons dans les haïkus et nous esquissons une première définition du genre.

Fort·es de cette matière théorique, nous allons chercher de la matière plus concrète, plus palpable.

Alors, nous sortons, en direction de cet extérieur visible depuis les fenêtres de la salle, dans un calme imposé par la professeure, mêlé d’une grande excitation à faire cours, pour la première fois, dans la cour du collège !

Évidemment, le calme de la descente s’est vite délité une fois dehors : un groupe qui se met à se poursuivre à peine arrivé à l’air libre, un autre cherche une place à l’ombre et bien sûr, il y a celles et ceux qui se bousculent pour être les premièr·es à la table avec les bancs. Des rires, des éclats de voix plus hauts qu’en classe, quelques cris pour s’interpeler, que je demande d’éviter pour ne pas déranger les élèves resté·es dans les classes. Et à tour de rôle, les élèves trouvent leurs marques et se mettent à explorer la cour avec leurs yeux d’écrivain·es : quels éléments de la nature mettre en avant ? De quelle manière ?

Madame, je peux faire sur les arbres ? Sur les feuilles ? Sur les papillons ? Sur une fourmi, y en a plein dans l’herbe ?Sur l’hiver, même si là, c’est presque l’été ? Sur le pollen, je suis allergique ! Et la neige ? Et les moustiques ?

Que ce soit en observant leur environnement ou en faisant des associations d’idées, les élèves ne manquent pas d’inspiration cette fois ! Aucun·e ne reste à l’écart de l’écriture, tou·tes se prêtent au jeu.

Après le choix du sujet, vient l’écriture, avec sa spontanéité et ses incertitudes. Certain·es finissent très vite et se jettent aussitôt dans une deuxième création. D’autres prennent leur temps pour parfaire leur texte : Madame, comment on écrit « coquelicot » et « coccinelle », et « feuilles » ?

A mesure que les élèves me montrent leur haïku, nous procédons à des améliorations : comment raccourcir un vers, éviter les répétitions, enrichir une comparaison ? Nous cherchons dans les synonymes, dans les familles de mots ; nous reconstruisons les phrases à l’envers, à l’endroit ; au singulier, au pluriel. Et à chaque fois, les élèves, concentré·es sur leur création, comparent, essaient de sentir les nuances, choisissent la version qui leur parle le plus – ou les touche le plus.

Vient alors le moment où les élèves vont partager leurs créations : en cercle dans la cour, les volontaires lisent leur haïku, avec plaisir, avec rire, avec émerveillement devant l’inventivité de leurs camarades.

Après quatre passages, je vois une main se lever sur ma droite. Celle de M., une élève très réservée et discrète dans cette classe souvent survoltée. Elle veut lire son haïku, sourire aux lèvres :

Le soleil printanier

Est une merveille

De ce monde

Les élèves, aussi étonné·es que moi de sa prise de parole spontanée, l’applaudissent et la félicitent. Elle sourit et rougit de plaisir.

Comme deux autres élèves très en difficulté sur le plan de l’écriture, M. semble jubiler à travers la création poétique. Elle imagine 3 haïkus et, plus tard, 4 acrostiches.

Sa prise de parole à l’extérieur de la classe semble avoir été déterminante dans la construction de la confiance qui lui manquait jusque là. Elle participe désormais à chaque cours, propose des reformulations à ses camarades lorsque nous retravaillons collectivement les poèmes et me sollicite régulièrement pour me montrer ses propres créations poétiques.

Si le point de départ à ces créations poétiques en extérieur étaient à la fois de sentir, concrètement, une des sources d’inspiration des autrices et auteurs, ainsi que de nourrir l’envie de travailler et d’écrire en cette fin d’année difficile, il faut bien dire que ce surgissement de M. dans la vie de la classe était inattendu, et très émouvant. Une conjugaison, peut-être, de la sortie de l’espace classe, de la fin des évaluations ou encore des mois passés avec les mêmes camarades, qui ont permis une libération de sa parole.

N’est-il d’ailleurs pas significatif que son dernier acrostiche porte sur le mot « Liberté » ?

Jacqueline Triguel, collectif Questions de classe(s), SUD éducation 78

La rubrique « L’imprévu » se propose de relater une fois par semaine des récits de classe de la part de pédagogues engagé.es (vous !) : « moments champagne »[1] où la coopération fait pétiller le quotidien, ou au contraire, scène de crise illustrant la violence du métier et de l’institution ; récits d’événement pédagogique où l’inattendu entre dans la classe ou compte-rendus minutieux d’une séance bien ficelée, partagez avec nous ces moments de classe qui font rire, réfléchir, pleurer et s’engager ! Ces moments toujours imprévus[2] et imprévisibles où le vivant entre par la fenêtre, l’endormi se réveille, les passions s’échauffent.

Il importe de faire parler l’école, de faire entendre son quotidien et ses engagements. Raconter ces instants qui nous brûlent les lèvres à 16h30, mais qui trouvent peu souvent d’écrit pour les garder en mémoire. C’est l’objectif que ce donne cette rubrique.

Vous pouvez retrouver les imprévus précédents ici !

[1] Comme le fait si bien Daniel Gostain sur son blog, La Classe plaisir : http://laclasseplaisir.eklablog.com

[2] Comme c’est le nom de cette nouvelle rubrique, voilà une petite introduction à l’imprévu : https://www.icem-pedagogie-freinet.org/node/6092

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