La note de la Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance (DEPP) parue en août 2024 et portant sur « les heures supplémentaires des enseignants à la rentrée 2023 dans les établissements du second degré » est riche d’enseignements sur la répartition des diverses missions et primes permettant aux enseignant·es d’augmenter leurs revenus (1). Quels personnels prennent ces heures supplémentaires ? Quelles sont les missions mises en avant par les pactes ?
Sources :
Préambule :
Cette étude de la DEPP ne concerne que les enseignant·es. Et pour cause : les possibilités d’augmenter ses revenus sont largement réduites pour celles et ceux dont la précarité et l’insuffisance des salaires sont pourtant largement démontrées : les Accompagnantes d’élèves en situation de handicap, les Assistant·es d’éducation, par exemple. Insupportable hiérarchisation des catégories de personnels et des vies par l’institution elle-même…
Nourrir les inégalités par les heures et missions supplémentaires
Malgré le déni de l’institution et d’une partie des collègues acquis·es aux slogans « travailler plus pour gagner plus » et « quand on veut on peut », rien de nouveau : les heures supplémentaires et les pactes accentuent les inégalités de revenus entre les personnels qui sont en capacité de les prendre et celles et ceux qui ne le peuvent pas, pour diverses raisons.
– les inégalités entre les hommes et les femmes. Au niveau national, les HSA génèrent en moyenne un revenu supplémentaire de 3860 euros pour les hommes contre 3110 pour les femmes, et les HSE 1350 euros contre 1030 euros. Soit, à chaque fois, un différentiel de 24 %.
Depuis la possibilité pour les personnes à temps partiel de prendre des heures supplémentaires, les écarts se réduisent légèrement, au bénéfice des femmes, car plus nombreuses à être en temps partiel pour des raisons familiales. Pour les temps plein en revanche, la DEPP souligne que les hommes prennent toujours plus d’heures supplémentaires que les femmes.
On peut faire l’hypothèse que ces différences vont de pair avec l’évolution très lente de la répartition des tâches domestiques : selon une enquête de 2020, « 80 % des femmes font la cuisine ou le ménage au moins une heure chaque jour, contre 36 % des hommes. » et « 46 % des femmes, contre 29 % des hommes consacrent au moins une heure chaque jour à leurs enfants ou à un proche dépendant » (2)
Les luttes contre les différentes réformes des retraites ont par ailleurs démontré combien ces inégalités de revenus influent sur toute la carrière des femmes et sur leurs pensions. C’est ainsi tout un parcours d’inégalités que nourrit cette logique individualiste d’augmenter les revenus avec des heures et missions supplémentaires.
– les inégalités entre les titulaires et les non titulaires : 77 % contre 53 %, ce qui peut se justifier par le fait que les non titulaires ne sont pas toujours nommé·es au moment de la répartition des services mais qui s’explique aussi, dans certains établissements, par une défiance envers les collègues contractuel·les – précaires donc – qui seraient moins compétent·es, moins capables de supporter des heures supplémentaires…
– les inégalités entre les disciplines : les collègues de mathématiques et de physique-chimie font plus d’HSA que les autres, tandis que les enseignant·es d’arts plastiques et d’EPS en font le moins. On peut se questionner sur les raisons de ces écarts : fatigue consécutive à la lourdeur des services d’EPS ou à la gestion de toutes les classes en arts plastiques ? Hiérarchie supposée entre les disciplines dites importantes et celles dites secondaires ? Il y a peut-être aussi le fait que, souvent, les services « tombent juste » alors qu’en Lettres par exemple, les collègues font des heures supplémentaires pour éviter de partager une classe en deux.
– les inégalités entre les statuts : selon l’enquête de la DEPP, les agrégé·es prennent davantage de HSA et HSE, dont la rémunération est basée sur leur grade, que de Pactes pour lesquels la rémunération est identique, quel que soit le statut. 62,4 % des agrégé·es cumulent HSA et HSE, contre 52,7% des certifié·es et 48,7 % des PLP.
On sait également que les professeur·es des écoles n’ont quasiment pas la possibilité d’augmenter leurs revenus par des heures supplémentaires.
Le service public se vante de ne pas connaître les inégalités salariales du fait des grilles indiciaires. On voit combien cette communication est erronée dès lors qu’elle ne tient pas compte des heures supplémentaires et des primes, qui augmentent sensiblement les revenus de certaines catégories de personnels, et dont les femmes et les précaires sont les plus exclu·es.
Les Pactes, manne financière pour qui, pour quoi ?
Loin d’être « un succès » (4), le Pacte enseignant a été contracté par seulement 29 % des personnels du secondaire à la rentrée 2023 (34 % en mai 2024), dont 3/4 avaient aussi des HSA.
– quand l’enseignement privé tire son billet du jeu !
Le déséquilibre le plus important à noter concerne l’enseignement privé, où 48 % des enseignant·es sont concerné·es par le Pacte, contre 23 % dans le public. Plusieurs articles ont souligné le fait que les Pactes ont permis aux établissements privés de faire des économies sur leurs dépenses propres :
A mettre en rapport avec le financement supplémentaire ahurissant des lycées privés mis en lumière par Mediapart (1,2 milliard!) :
– qui pactise ?
Là encore, les inégalités entre les hommes et les femmes sont visibles : 26 % des hommes ont signé contre 23 % des femmes.
L’autre information intéressante concerne les classes d’âge. On apprend ainsi que ce sont les 40-49 ans puis les 30-39 ans qui contractent le plus de pactes.
Plusieurs explications possibles : ce sont les enseignant·es déjà installé·es dans le métier, parfois même en poste fixe, mais aussi celles et ceux qui ne sont pas ou sont peu concerné·es par la « prime d’attractivité » (ou prime Grenelle) décidée par le gouvernement Macron pour « valoriser » les débuts de carrière (mais toujours au moyen de prime, et non de salaire pérenne).
– des Pactes pour quoi faire ?
L’institution a vendu le pacte comme des missions au service des élèves, les chef·fes d’établissement l’ont présenté comme une rémunération du travail déjà effectué par les enseignant·es.
La note de la DEPP permet de voir la réelle répartition des pactes non seulement en fonction des personnels, mais en fonction des missions.
On voit ainsi que le Remplacement de courte durée (RCD) a la part belle, pris par 16,5 % des enseignant·es (3). C’était en effet la priorité du ministère. Viennent ensuite les Devoirs faits (9%) et les briques d’innovation (8,3%). On descend ensuite brutalement à 2,6 % pour les élèves à besoins particuliers. Mais le classement est légèrement trompeur, car si l’on additionne toutes les parts concernant la relation aux entreprises (intervention découverte des métiers ; spécialisation professionnelle ; dispositif Ambition emploi, etc.), on obtient un total de 8,3 %, bien loin devant l’accompagnement des élèves à besoins éducatifs particuliers !
La hiérarchie des missions supplémentaires interroge donc sur les priorités réelles. Surtout lorsque l’on sait que bien des remplacements de courte durée sont faits dans d’autres disciplines que celle des professeur·es absent·es, et consistent même parfois à simplement distribuer des polycopiés, à faire faire des exercices en ligne ou à passer des vidéos… Comme un pied de nez cynique des enseignant·es à un gouvernement qui ne cesse de les mépriser, alors que cela contribue aussi à dévaloriser notre travail.
Et la santé dans tout ça ?
On regrette que cette note de la DEPP ne prenne pas en compte la santé des personnels. Le surtravail induit par les heures et missions supplémentaires influe inévitablement sur les conditions de travail et le bien-être des personnels. L’institution devrait en tenir compte, à commencer par les chef·fes d’établissement qui ne semblent pas vouloir limiter le nombre d’heures supplémentaires prises par un·e enseignant·e, oubliant qu’ils et elles sont pourtant, en tant que chef·fes de service, les garant·es de la santé et de la sécurité des personnels de leur établissement (5).
Deux données auraient été intéressantes à ajouter :
– parmi les personnels à temps partiels qui prennent des heures supplémentaires, quelle part représentent les personnels à temps partiels thérapeutiques ? Y aurait-il ici, à l’instar des inégalités entre les femmes et les hommes, un facteur d’emblée discriminant ?
– concernant le pacte, pourquoi les personnels de plus de 50 ans contractent-ils moins que les autres ? Question de stabilité financière (on en doute, étant donné la stagnation des revenus des fonctionnaires…) ou de santé ?
– parmi les enseignant·es qui cumulent plusieurs HSA, HSE, Pactes, quel bien-être au travail, quelles conséquences sur la santé ?
Peut-être ces questionnements pourraient-ils se retrouver dans le « baromètre du bien-être des personnels de l’éducation nationale » conduit par la DEPP depuis 2022, et dont la prochaine édition devrait être pour 2025 (6).
Heures et missions supplémentaires : une tension entre individualisme et collectifs… au profit de la dégradation des statuts
Pourquoi accepte-t-on ces heures et missions supplémentaires ?
Les heures supplémentaires annuelles (HSA) peuvent être imposées aux enseignant·es par les chef·fes d’établissement, à raison de 2h hebdomadaires depuis la rentrée 2019 au lieu d’1h auparavant. Résultats croisés de la volonté institutionnelle d’augmenter le temps de travail des personnels, basée sur le préjugé négatif selon lequel nous ne travaillerions pas suffisamment, du zèle des personnels de direction à distribuer toutes les HSA de la dotation de leur établissement, mais aussi de l’habitude prise par trop de collègues d’accepter, voire de demander, 2, 3, 4h supplémentaires (parfois davantage !).
Les raisons en sont nombreuses, à commencer par l’augmentation de revenus que cela génère, quand les salaires fixes ont été gelés pendant près de 20 ans, que les augmentations sont indigentes et que l’inflation est en revanche accablante.
Quand les choix personnels impactent les collectifs
Mais cet effet positif pour une minorité d’individus qui font le choix d’augmenter leur temps de travail pour augmenter leurs revenus est contrebalancé par les conséquences à l’échelle collective : augmentation imposée du temps de travail pour toutes et tous, au mépris des situations individuelles familiales ou de santé, absence de création de postes et stagnation des salaires fixes pour tou·tes. Un article du Monde soulignait que les 763 181 HSA effectuée en 2023 correspondaient à 42 399 postes de professeur·es certifié·es (7).
A l’augmentation individuelle des revenus, préférer la lutte pour l’augmentation des salaires de toutes et tous !
Cela vaut-il le coup de contribuer à détruire les statuts et les conditions de travail de toustes, pour de maigres et précaires augmentations de revenus de quelques-un·es ?
Cela vaut-il le coup de nourrir les inégalités et la concurrence entre les personnels, dans une logique où il n’y aura pas d’heures ou de pactes pour tout le monde ? (Pour la rentrée 2024, combien établissements ont vu leurs dotations diminuer déjà?)
A l’inverse, pour des augmentations de salaire pérennes et pour toutes, rien de mieux que les actions et les luttes collectives, à commencer par celles au bénéfice des plus précaires d’entre nous !
Jacqueline Triguel, collectif Questions de classe(s) et militante à SUD éducation 78
(1) J’utilise « revenus » pour bien distinguer ce qui relève du salaire (stable, pérenne) et ce qui relève d’une addition salaire / primes ou heures supplémentaires (par définition instables et soumises à la reconduction accordée, ou non, par la hiérarchie).
(2) Le partage des tâches domestiques et familiales ne progresse pas (inegalites.fr)
https://inegalites.fr/Le-partage-des-taches-domestiques-et-familiales-ne-progresse-pas
(3) Le tableau de la DEPP est étrangement constitué : les pourcentages sont faits sur l’ensemble de la profession, et non sur la seule partie qui a contracté des pactes, ce qui aurait été plus logique, me semble-t-il.
(4) Cela n’a pas empêché la ministre-démissionnaire-toujours-en-place Nicole Belloubet d’affirmer, lors de sa conférence de presse de rentrée du 27 août, « le pacte a été un succès ».
(5) Sur la responsabilité des chef·fes de service concernant la santé et la sécurité des personnels : décret n°82-453 du 28 mai 1982 relatif à l’hygiène et à la sécurité du travail ainsi qu’à la prévention médicale dans la fonction publique.
(6) Sur le baromètre du bien-être des personnels de l’éducation conduit par la DEPP :