Alors, on se lance ?
Entretien avec Gérard de Vecchi publié dans “Esprit critique es-tu là ?“, dossier du n°6 de la revue N’autre école : disponible ici.
Gérard de Vecchi est l’auteur d’un Former l’esprit critique en deux tomes chez ESF. Cet ouvrage a deux mérites : il envisage le concret des disciplines, et ce qu’on peut faire dans ce cadre, avec beaucoup d’exemples et de suggestions.
Question de classe(s) : Pourquoi cet ouvrage ?
Gérard de Vecchi : C’est que, jusqu’ici, il n’existait pas grand-chose de pratique sur ce sujet, ou alors de simples exercices prétendant exercer l’esprit critique. Or, ce que je veux montrer, c’est qu’il s’agit d’une approche, d’une culture qui peut, qui doit, imprégner tous les enseignements. En commençant par ne plus confondre « esprit critique » et « esprit de critique », ce qui n’est pas évident pour tous, adultes comme enfants.
QdC : Ne craignez-vous pas que l’éducation à l’esprit critique apparaisse comme une « éducation à…» de plus ? Et qu’elles soient souvent laissées en dehors des enseignements, et animées seulement de-ci de-là, par des associations ou des personnels non-enseignants, ce qui les met immanquablement en marge ?
G. d. V. : Bien sûr ; c’est une approche classique, que les traditionalistes nous
reprochent sans cesse en considérant que seuls les « fondamentaux », uniquement
enseignés à travers une somme impressionnante d’exercices d’application, sont dignes d’intérêt, surtout à l’école primaire.
Je souhaite juste montrer qu’on peut y travailler toute l’année, dans le cadre des programmes, sans ajouter quoi que ce soit et sans même se sentir obligé d’évoquer directement la notion d’esprit critique. Il s’agit d’entrer dans un certain état d’esprit : repérer les contenus qui s’y prêtent mais aussi… (surtout !) développer certaines attitudes : observer le monde, se poser des questions et en poser aux autres ; accepter l’erreur et ne plus la vivre comme une faute ; passer de l’affirmation au doute et à l’analyse critique ; distinguer croyances et savoirs en acceptant de revisiter certaines de nos opinions et croyances ; éprouver le besoin d’argumenter et savoir trouver des arguments ; échanger les arguments, dialoguer et comprendre que la confrontation, ce n’est pas la guerre ; comprendre l’intérêt de l’autocritique et la pratiquer ; enfin, passer de la connaissance à l’indignation et à l’action. Et cela quels que soient les supports étudiés.
QdC : Que pensez-vous des prescriptions officielles, qui, aux lendemains des attentats, ont mêlé appel à la formation à l’esprit critique et repérage des éléments suspects, promotion de valeurs républicaines indistinctes où l’affirmation martiale avoisinait les références démocratiques ?
G. d. V. : On est là dans une situation d’apparence paradoxale. Le rappel des valeurs démocratiques ne me gêne pas, mais une morale, au sens traditionnel du terme (« il faut », « il ne faut pas ») me semble le meilleur moyen d’empêcher l’élève de sortir un tant soit peu de sa carapace et de construire son esprit critique.
Si, dans une classe, des propos d’apparence inacceptable émergent, à nous de les mettre en débat, de demander des arguments, des contre-arguments… en laissant chacun s’exprimer, même pour défendre des valeurs contraires aux nôtres. Les refuser renforcerait encore plus le mur qui nous sépare de certains élèves. On doit se rendre compte que l’École, avec une majuscule, est le seul lieu où l’on peut discuter sans violence dans un cadre structuré et protégé, de sujets particulièrement délicats comme le créationnisme, l’islamisme, le complotisme, etc.).
Deux remarques à ce sujet : chacun peut évoluer à l’occasion d’une discussion, même si ça ne se voit pas immédiatement et prend du temps. La réflexion personnelle demande de la maturation. D’autre part, il faut laisser les élèves décortiquer et voir les éléments de vérité possible jusque dans les théories du complot : si le complotisme est, bien sûr, à combattre, l’idée qu’il peut y avoir des manœuvres cachées appartient à l’actualité : à nous de faire la part des choses, pour mieux combattre les généralisations douteuses et les délires.
QdC : Sommes-nous, nous adultes – et adultes militants – à l’abri des mêmes réflexes que nos élèves ?
G. d. V. : Pas du tout, et même certains mouvements pédagogiques, par exemple,
peuvent défendre bec et ongles une doxa intouchable. Il n’est pas facile de laisser s’exprimer l’autre jusqu’au bout et de l’écouter, de voir ce qu’il peut y avoir d’intéressant à retenir dans ses affirmations même erronées. Par exemple, quand on essaie de travailler avec des collègues très traditionnels, ne serait-il pas plus pertinent de ne pas tout rejeter mais plutôt de voir dans quel domaine de compétences ils peuvent être efficaces ? La pratique permet d’évoluer.
En fin de compte, pour moi, la formation de l’esprit critique est devenue aujourd’hui
tout aussi importante qu’apprendre à lire, à écrire et à compter ! ■
Propos recueillis par Jean-Pierre Fournier
* Le site officiel de l’Éducation nationale http://eduscol.education.fr/cid107295/former-l-esprit-critique-des-eleves.html vaut d’être consulté. Quitte à hausser les sourcils quand on lit : « l’esprit critique est au centre de la mission assignée au système éducatif français »… Vraiment ?
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En deux tomes ne signifie pas partition entre théorie et pratique : dès le premier volume, on est face à des situations concrètes. Le premier est plus thématique (pour la pédagogie les questions vives, les situations problèmes, les débats ; pour les sujets : les médias, les religions, Internet, les manuels), le second organisé selon les disciplines, sans exclusion (maths et musique comprises) et quel que soit le degré de scolarité. Un ensemble directement utilisable au gré des besoins de chacun, une réflexion qui accompagne chacune des facettes du métier – si notre métier est bien, comme l’auteur et nous le pensons, au service des fondamentaux : apprendre à penser, acquérir l’esprit critique. J-P F.
Gérard de Vecchi, Former l’esprit critique des élèves. Pour une pensée libre (t. 1), A travers les disciplines (t. 2), ESF Sciences humaines, 2017 [2015] et 2016, 279 p. et 222 p., 18 € et 16 €.