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Évaluer sans note, éduquer sans exclure de Michel Neumayer et Etiennette Vellas – Entretien avec les auteurs

En lutte pour « dé-chiffrer l’humain »

À l’heure où le ministère annonce l’abandon de l’idée d’en finir avec la notation à l’école, le petit ouvrage publié par le Lien arrive à point nommé pour nous rappeler les enjeux de cette bataille qui dépasse très largement la seule question pédagogique.

Évaluer sans noter, éduquer sans exclure, par son format réduit et son style concis évoque le pamphlet, le texte d’intervention, bref, combatif, nécessaire et salutaire !

Sa publication par un réseau international (le Lien : Lien international d’Éducation nouvelle) constitue son premier atout : il ouvre notre regard au-delà des frontières, apporte les points de vue « d’ailleurs », nourrit la réflexion par le récit d’expériences heureuses – ou malheureuses (comme l’illustre l’exemple de la Suisse, rapporté et analysé par Jean-Marc Richard et Etiennette Vellas dans un brillant chapitre « Élaborer un nouveau contrat scolaire »).

Le décryptage des enjeux sociaux et politique de la contamination de notre société par l’évaluation structure la partie la plus stimulante de l’ouvrage, dans son introduction comme dans sa première partie intitulée « La note, entre histoire et pouvoir ». Outre l’exemple Suisse déjà évoqué, le retour historique sur la mise en œuvre du système de notation par Olivier Maulini est des plus convaincant et instructif.

La dimension sociale, c’est le regard sans concession porté sur « l’évaluationnite » qui dégrade toutes les activités humaines (travail, culture, économie, etc.) en s’appuyant sur la légitimation que lui apporte les pratiques de tri, de classement, de mesure, inculquées dès le plus jeune âge à l’école (et l’accent porté sur l’évaluation en maternelle dans cet ouvrage s’en trouve par là pleinement justifié). Dès lors, il s’agit, selon la belle formule qui ouvre le livre de « Dé-chiffrer l’humain », un double défi : ne plus réduire l’activité humaine à des chiffres, des lettres, des notes, mais également de « nourrir à travers des formes d’évaluation innovante la création, l’imaginaire, la soif de culture et de lien social. » Un défi politique, assurément, puisque les auteurs s’attaquent ici, en discours et en pratiques, à une des dimensions constitutive du capitalisme et de son école : la mesure…

Pour mener à bien ce projet, les auteurs annoncent trois approches :
– « proposer des pistes pour l’analyse des effets destructeurs de la notation en usage […]
– faire connaître une variété d’outils […]
– affirmer qu’en matière d’évaluation aussi il est possible de changer. »

Si le premier et le troisième objectif sont assurément atteints, le deuxième mériterait plus de temps et d’espace. L’occasion d ‘y revenir dans une indispensable suite à ce travail…

Grégory Chambat.

Évaluer sans note, éduquer sans exclure, Michel Neumayer et Etiennette Vellas (coord.), Chronique Sociale (Comprendre la société), 2015, 207 p., 8.

************** Entretien avec les auteurs *******************

Etiennette Vellas (GREN) et Michel Neumayer (GFEN), qui ont coordonné l’ouvrage Évaluer sans noter, éduquer sans exclure [[Évaluer sans note, éduquer sans exclure, Michel Neumayer et Etiennette Vellas (coord.), Chronique Sociale (Comprendre la société), 2015, 207 p., 8 €.]] (Lien international d’Éducation nouvelle, www.lelien.org), répondent aux questions de Q2C.

Comment est née l’idée de cet ouvrage ?

Etiennette Vellas : Ce livre est né de cette prise de conscience : il y a urgence de nous désintoxiquer de l’habitude du chiffrage de l’humain, de sa notation dès l’entrée à l’école. D’où la décision du Lien International d’Éducation nouvelle (LIEN) de prendre comme problématique de ses Rencontres 2015 la question de la note à l’école, très vite élargie à la problématique de l’évaluation servant le tri, la sélection, l’exclusion, la ségrégation de tant de jeunes et d’adultes de nos sociétés.

Michel Neumayer : Parallèlement, André Soutrenon, éditeur de Chronique sociale, qui avait appris la tenue de nos 5èmes Rencontres et s’intéressait vivement au thème : “Dé-chiffrer l’humain” nous faisait la proposition de les accompagner d’un livre qui élargirait l’audience de notre travail.
Il faut remercier cet éditeur dynamique qui offre aux associations, aux mouvements militants la possibilité d’écrire de tels ouvrages liés à une rencontre, un colloque, un symposium, une université d’été. Notre livre est ainsi sorti de presse la veille de nos Rencontres du LIEN 2015. Les échos qu’il suscite se poursuivent aujourd’hui.


Écrire à plusieurs ? Comment avez-vous fait ?

M.N. : Dans cette aventure collective se sont mobilisés une vingtaine de personnes d’Europe et du Maghreb, toutes membres de groupes du LIEN.
Nous avons commencé concrètement par un appel à écriture diffusé dans les groupes nationaux. Un collectif de coordination s’est ensuite mis en place (deux personnes de Suisse et de France ayant déjà publié à Chronique sociale + trois autres venues d’autres pays). Chaque auteur qui répondait à l’appel général choisissait son entrée personnelle pour traiter la problématique. Une fois les textes reçus, les coordinateurs ont demandé à trois autres personnes de traiter d’aspects leur semblant manquants : en particulier sur la question de l’histoire de la notation mais aussi du rôle de l’inspection en la matière et enfin sur la question de l’accompagnement.
Aucun texte reçu n’a été refusé ou abandonné. Tous ont été retravaillés, à travers des aller et retour par mails entre les auteurs et les coordinateurs.

E.V. : Parallèlement la revue Éducateur du syndicat des enseignants de Suisse romande a joué un rôle de tremplin dans l’écriture du livre. Consacrant dès février 2015 un dossier de 15 pages à la thématique “Dé-chiffrer l’humain”, avant que soit lancé l’appel à écriture du livre, huit auteurs du futur livre y travaillaient donc déjà.
M.N. & E.V. : L’écriture de cet ouvrage a représenté un travail international passionnant : à travers la confrontation de nos pensées et de nos textes s’affinait notre projet de Rencontre.


Revenons aux amonts

M.N. et E.V. : Ce livre est au carrefour de deux types de préoccupations : un souci pédagogique, celui de faire exister des écoles sans notes ; une alerte de type philosophique autour des dérives du tout évaluation dans le monde contemporain (cf. les publications de l’Appel des Appels (http://www.appeldesappels.org/), les livres de Roland Gori (La folie évaluation, Mille et une nuits), de Barbara Cassin (Derrière les grilles – Sortons du tout évaluation, Mille et une nuits) et d’autres.


Sur le terrain de l’école…

E.V. : Un des points de départ a été le travail militant mené par le Groupe Belge d’Education Nouvelle autour de Charles Pepinster, Eugénie Eloy, Michel Simonis depuis plusieurs années à présent. Un engagement fort bien documenté sur deux sites : www.gben.org et www.panote.org, cet engagement a abouti à la création d’écoles sans notes notamment à Buzet (http://www.lamaisondesenfants.be/) et à Floreffe (Belgique). Un travail trouvant écho dans d’autres groupes du LIEN plus récents, mais dont des acteurs étaient impliqués fortement sur les questions de l’évaluation depuis longtemps aussi.
Souvenons-nous en effet, en Suisse, à Genève de la création d’écoles publiques engagées dans le mouvement Freinet dès les années 1960 mais aussi d’écoles privées (École moderne, École Active). Ces acteurs et mouvements militants dénonçant ainsi depuis longtemps l’évaluationnite galopante, la course à la performance et à cette forme “d’excellence” qui nie tout simplement l’autre, celui qui a pris des chemins de traverse.

Cet engagement de pédagogues est historiquement lié aux apports de penseurs de l’éducation humanistes comme Rousseau ; de chercheurs scientifiques comme le généticien Albert Jacquard ; et de quantité de pédagogues liés à la mouvance des pédagogies actives, institutionnelles et de l’Éducation nouvelle nées au siècle dernier. Réflexions et expériences touchant à cette lutte contre la notation ont abouti à l’écriture de théories et de « théories pratiques » et à la création d’écoles sans notes, isolées dans l’espace, mais qui font aujourd’hui repères.

En parallèle à cette recherche de pédagogues se menaient en Europe et au Québec, à l’initiative d’universitaires, des recherches sur l’évaluation scolaire (notamment dans le cadre de l’Admée, association toujours active aujourd’hui). Dans les années 90-2000 déjà, des réformes s’appuyant sur ces recherches scientifiques mettaient en évidence les apports d’une “évaluation formative et formatrice”.

Elles complétaient le paysage par un volet institutionnel cette fois-ci, poussant l’école à se rénover. Ce sont là des réformes qui furent très vite combattues ! Notamment par ceux qui soutenaient la notation à l’école.

Situation paradoxale : si globalement, ces initiatives ont participé à certains changements dans l’école, sur le terrain des notes l’échec était patent : pas d’abandon de la notation à l’école ! Inversement, était mis en évidence que la question de la note touche à la mission de l’école, au contrat qui lie toute société à son école. Et que dans bien des pays, l’échec scolaire servi par la notation est l’actuel moteur de l’école.



Comment expliquer ce qui est peut-être un retard français en matière de lutte contre le couperet des notes ?

M.N.: Oui, on peut se demander pourquoi la France est si frileuse en matière de lutte contre l’évaluationnite et à cela avancer quelques hypothèses.
La première est peut-être que le système scolaire français est non seulement centralisé mais construit depuis des lustres sur un modèle top-down (de Polytechnique à la maternelle). Il est totalement imprégné par l’idéologie de la sélection et par un égalitarisme forcené (dont le “bac national” est le fleuron). Notre société française est de plus en plus inégalitaire et pétrie de réflexes hiérarchiques. Le système politique français, présidentialiste jusqu’au bout des ongles, en est un bel exemple. Sa traduction en termes de système scolaire s’appelle “inspection” donc contrôle, “administration centrale” donc pilotage descendant, là où on aimerait entendre accompagnement, projets de terrain, recherche et expérimentation.
La seconde hypothèse est que des mouvements tels que le GFEN, les sciences de l’éducation, les ESPÉ se sont, dans les années 1990-2000 nourris à d’autres sources : sociologie, psychologie cognitive, épistémologie, etc., avec des auteurs tels que Bourdieu, Lahire, Rochex, Bonnéry dans le cartable ! C’était notre manière à nous de poser la question d’une réelle démocratisation de l’École, en réaction à la massification voulue par les politiques et les entreprises. La réussite des enfants des milieux populaires dont beaucoup sont par ailleurs issus de l’immigration était à juste titre jugée prioritaire dans nos cercles. On peut aujourd’hui se demander si notre questionnement a été poussé assez loin. Ne nous sommes-nous pas aveuglés face aux raisons d’être et aux effets de la notation, pierre de touche et outil de sélection ?

E.V. : Les sciences humaines, dont les sciences de l’éducation peuvent-elles, à elles seules, être prescriptrices de faisables pédagogiques ? Cela ne concerne pas que la France mais tous nos pays, tous nos groupes ! Les sciences de l’éducation, et plus particulièrement la sociologie de l’éducation et les didactiques des disciplines ont, à notre avis, voulu tout prendre en main ! Elles sont, au fil des années, devenues l’une des ressources principales des gouvernements eux-mêmes en matière d’éducation, en lieu et place de la philosophie, de la pédagogie, de la psychanalyse, etc… C’était une manière pour les “sciences de l’éducation”, qui peinaient dans leur nouveauté à prouver leur scientificité, de légitimer leur apparition au sein des universités.

M.N. : Ce qui est spécifique à la France – c’est là une autre hypothèse encore -, c’est aussi le combat – la violence du combat – qui a été mené contre “les pédagogues” par ceux qui se nomment “les républicains” et, par ces acteurs des sciences de l’éducation repoussant, par souci de scientificité, hors de leurs murs la pédagogie. C’est peut-être pour notre pays, le nœud de la question. “Les pédagogues” nommés souvent « pédagos », voire « pédagogos » (quelles expressions choquantes, tellement réductrices !) et leurs combats contre une évaluation sélective ont été balayés en France, de manière continue…

E.V. : Si, par ailleurs, nous ne croisons pas les acquis des sciences humaines avec d’autres outils tels que ceux des “théories pratiques” de l’ Éducation nouvelle et de l’Éducation populaire ; si nous ne nous laissons pas transformer par les savoirs et savoirs faire de mouvements “sociaux” tels que ATD-Quart monde ; si nous passons par perte et profits ces avancées du siècle dernier que furent la psychanalyse, l’ethnologie, les recherches en littérature et en cinéma ; si nous laissons de côté les mutations en cours autour des nouvelles technologies avec leur impact dans la sphère de la subjectivité, alors nous risquons de rater le virage qui s’annonce : celui de la nouvelle doxa, “l’évaluation à tous les étages”.


Ce livre est un ouvrage pédagogique mais aussi politique…
… en ce sens qu’il aborde les enjeux de l’évaluation et de la notation dans tous leurs aspects sociaux et pas seulement scolaires. On pense à la partie “la note – histoire et pouvoir”.
En quoi l’école contribue-t-elle à cette “”évaluationnite” et en quoi, surtout, pourrait-elle nous en émanciper, contribuer à “dé-chiffrer l’humain” pour reprendre la formule que vous utilisez ?

M.N. : L’interpellation philosophique et politique qui émerge ces dernières années interroge plus globalement le fonctionnement de nos sociétés capitalistes contemporaines et a évidemment renforcé notre désir de mener nos Rencontres internationales d’Education nouvelle déjà évoquées.

L’obsession du chiffre et de la mise en concurrence touche à présent toutes les activités humaines, de l’entreprise à la culture, de l’hôpital aux transports, de l’agriculture au travail social et jusque dans les relations amoureuses. Cette mise en coupe du réel par des grilles, très bien documentée dans l’ouvrage dirigé par Barbara Cassin ; notre consentement à la notation à travers le sport, les jeux télévisés, la consommation, etc. nous semble extrêmement inquiétant ! Tout contribue à transformer les personnes en marchandises sur un marché mondial globalisé. Ce qui gravement est mis à mal c’est la subjectivité humaine, la vie privée ; le droit de penser autrement ; d’être tout simplement différent.

Avec son obsession des examens, des filières, avec son manque de passerelles entre enseignement général et technique, l’École française contribue à faire des notes et des diplômes l’alpha et l’Omega de l’entrée dans la vie d’adulte. Or, le marché du travail nous montre qu’il en va tout autrement et que le diplôme n’est plus que très marginalement un garde-fou contre le chômage et la précarité. Ce modèle scolaire français-là est de plus en plus archaïque et tristement démenti par les faits souvent scandaleux. Que l’on pense simplement à la précarisation croissante des étudiants et des jeunes travailleurs ; à la mise en concurrence des travailleurs à l’échelle européenne ; à “l’Ubérisation” de secteurs croissant de l’activité, c’est-à-dire la perte du “commun” et la privatisation des “chances”, autrement dit des risques.
L’école devrait au contraire travailler à faire de chacun un sujet autonome et sachant parallèlement coopérer, quand trop souvent elle divise et classe. Elle devrait renforcer l’estime de soi quand elle humilie. Elle devrait développer en chacun une citoyenneté dans le savoir (savoir chercher, savoir apprendre, savoir se poser des questions) quand elle fait des savoirs – en réalité des seuls diplômes – un simple tremplin pour une citoyenneté introuvable. Elle devrait être un lieu où “l’on fait société”, c’est-à-dire où on tisse des liens au lieu d’isoler chacun dans “sa performance”.

E.V. : Le problème n’est pas que français. L’école est devenue, dans beaucoup de pays, le lieu d’apprentissage à une soumission à la notation. Une soumission devenant volontaire. « Noter » ou « être noté » apparaissent souvent aujourd’hui aux yeux des citoyens comme étant des situations scolaires incontournables, ainsi non seulement à accepter, mais qui semblent logiques, normales, naturelles, par conséquent à soutenir, défendre. Cette soumission à la notation conduit les enseignants et la recherche en éducation à perfectionner les systèmes de notation, affiner les grilles, mieux définir les critères permettant une sélection fiable. D’où une avalanche de recherches et d’outils mis au service des “noteurs”.
Cette situation a son corollaire positif : si l’école est devenue au cours du temps le lieu le plus puissant de formation à la soumission à la notation de l’humain, elle peut aussi être le maillon le plus fort d’une désescalade de l’évaluationnite qui a envahit la société. À condition qu’elle devienne un lieu de prise de conscience de l’injuste et perverse puissance de la notation qu’elle utilise.

Pour cela, les enseignants sont les mieux placés pour agir, installer la résistance à la notation au cœur de leur pratique professionnel, à condition de ne pas travailler seul. Aujourd’hui, le résistant solitaire à la notation s’épuise pour rien. Et dans certains pays (ou Canton comme à Genève), se retrouvant hors la loi, sa résistance abouti à son exclusion de l’école. C’est à un travail en équipe qu’il faut se consacrer. Avec les parents et les élèves. Dans les institutions, mais parallèlement pour les adultes, en réseaux, avec les syndicats, les mouvements pédagogiques, des institutions comme le site Q2C, autant de lieux qui peinent aujourd’hui à mutualiser leurs combats. En incluant, de plus, un travail à réaliser avec l’ensemble des citoyens, ainsi les media.
Comme les plus grands résistants à l’abandon de la notation sont aussi dans les rangs des enseignants, parce que beaucoup pensent ne pas pouvoir enseigner sans noter, le travail doit porter dans la formation initiale et continue des enseignants, sur la connaissance de l’histoire de la notation et sur la prise de conscience à faire des effets de la notation sur les élèves, les enseignants, les parents, les savoirs, la culture, la société, et, osons le mot : l’humanité.

Faire de la notation sélective un problème public est le pas à franchir. Or c’est un pas de géant qui est à accomplir pour réussir à faire que la notation ne soit plus ressentie comme le seul problème d’une personne ou d’un petit groupe mais comme problème public à résoudre !

Qui pense, en effet, vraiment à la gravité de la notation pour nos sociétés? Comment mutualiser nos réflexions ? Nous voyons bien que le problème du tri social servi par la notation ne se trouve pas aujourd’hui au cœur des débats les plus actuels, au cœur de la lutte contre la pauvreté, la délinquance, les addictions, le terrorisme.


Quels exemples d’alternative à la notation chiffrée auriez-vous envie de mettre en avant ?

E.V. : Notre livre donne des exemples d’évaluation différentes, mais pas alternatives à la notation ! Il donne des pistes qui ne cherchent surtout pas à remplacer une notation servant la sélection par quelque chose de plus moderne !
MN: Des alternatives, il en existe de différents types. Parmi les plus fécondes, nous semble-t-il, celles qui vont vers une évaluation-accompagnement des apprentissages, plutôt qu’à l’évaluation-constat ; une évaluation régulation qui pose la question au maître : “quand ILS ne réussissent pas, qu’est que JE change dans mes pratiques ?”.
Mais aussi une évaluation centrée sur le sens de ce que nous faisons et apprenons plutôt qu’aux résultats et à eux seulement.

Mais encore des formes de co-évaluation, ou évaluation entre pairs, reliées à la mise en place de dispositifs d’entraide et non du chacun-pour-soi.

E.V. : Il faut changer de paradigme et porter un autre regard porté sur l’enfance, l’être humain et ses apprentissages. Tous nos exemples ont trait, de manières plus ou moins directes, à une recherche de ce que l’on a fait et appris ensemble sur un parcours plus ou moins long. Une analyse réflexive tant individuelle que collective. L’une alimentant l’autre.
Ces repérages et analyses des effets des situations d’apprentissage sur la personne et le groupe, ne servent jamais le tri des individus, mais le “grandissement” de chacun et du groupe, et la prise de conscience de l’importance des autres dans ce que “j’ai” appris et compris de nouveau. Les autres étant les personnes présentes dans la situation de formation analysée, mais aussi, non présents physiquement, les apports de l’histoire humaine.
Il s’agit de rechercher ensemble, rendre visible, ce qui nous a permis de penser, de réfléchir et de créer grâce aux apports réciproques. Passer ainsi par une évaluation qui se fait lecture au positif de la situation d’apprentissage proposée, mais aussi lecture critique qui permet de cibler ensemble ce qui nous a, au contraire, freiné dans nos apprentissages. Pour ensemble corriger ce qui n’a pas été réalisé cette fois-ci pour les uns, les autres, ou tous.

M.N. : Des outils existent donc dans ce sens mais, en France, ils ne sont pas assez formalisés et capitalisés. On pense aux portfolios, analyses réflexives, carnets de bord, lettres d’apprentissage, etc. Ils se pratiquent bien plus en Europe du Nord. Le LIEN, avec ses Rencontres, ses initiatives transnationales, son site sont l’occasion de faire connaissance avec ces outils. Ce fut le cas cette année en 2015 à Virton.



Cet ouvrage a été rédigé sous l’égide du LIEN…
… pouvez-vous présenter ce mouvement et nous dire en quoi le fait d’aborder la question de l’évaluation d’un point de vue international est essentiel pour comprendre le fonctionnement du système éducatif français ?

E.V. : Le LIEN est un réseau international de groupes d’Éducation nouvelle. Il est né il y a 15 ans, mais est à situer dans la filiation du Mouvement d’Éducation nouvelle, dont il se sent légitimement l’héritier tout en ne s’enfermant pas dans ce trésor. Filiation et création ne sont pas pour le LIEN antinomique.
Nous partageons en gros les mêmes valeurs que les anciens de l’Éducation nouvelle (culture de paix, solidarité, coopération, émancipation, etc.) mais chaque groupe ayant travaillé ses propres théories de références et développé ses propres pratiques, le LIEN devient un lieu favorisant l’échange créatif de pensées et d’outils dès qu’il décide “d’empoigner” un même problème, une problématique commune.
Ce travail international qui fait se rencontrer, se confronter nos “théories pratiques” est essentiel pour comprendre nos divers systèmes éducatifs ! Il rend visible l’état des situations dans chaque pays. Le fait de travailler entre éducateurs-chercheurs de plusieurs pays sur la question de l’évaluation, nous aide à mieux percevoir si notre propre système éducatif est élitaire et résistant à toute forme de changement à ce niveau. Tout refus de travailler à éliminer, durant la période d’éducation-instruction obligatoire, la notation, le redoublement, les filières montre bien l’état de l’attachement de pays comme les nôtres à une école sélective. Comme si l’école la plus sélective garantissait la meilleure élite ! Alors que les recherches ont bien montré que cela est faux.

M.N. : Différents éléments qui pèsent actuellement sur le développement des systèmes éducatifs non-européens sont d’accablants miroirs de ce que nous sommes et avons été.

Je pense à la prégnance des modèles scolaires coloniaux dans les esprits des décideurs non-européens. On pense au Maghreb et plus largement à l’Afrique francophone mais aussi à Haiti. On peut se demander si une partie de l’aide internationale en matière scolaire ne contribue à maintenir cette supériorité de “l’homme blanc”, ici français, ailleurs canadiens ou étatsunien.

Un autre sujet d’inquiétude est la mondialisation des références et modèles en matière scolaire (à travers l’OCDE notamment et les systèmes PISA), souvent nord-américains et fortement liés à l’entreprise capitaliste mondialisée : mise en concurrence à tous les étages ; primauté donnée au profit ; perte de la valeur “travail”. D’où l’idée – totalitaire – d’une pensée unique et ultime.

E.V. : Le travail à une échelle internationale qui nous intéresse ici met en lumière tout ce que nos pays européens ont exporté de négatif ! Quand on retrouve nos grilles d’évaluation les plus sophistiquées au bout du monde et servant le pire, c’est un choc.

Mais il permet aussi l’inverse : découvrir qu’il y a des lieux encore préservés, qui inventent autre chose pour observer l’apprentissage, veiller à son développement. On pense aux pratiques brésiliennes d’un Paulo Freire par ex. (connu dans le monde de l’illettrisme mais pas dans celui de l’École en Europe avec son approche très différentes de l’évaluation). Et tant d’autres existent dont nous savons si peu.


À l’heure où le ministère vient d’enterrer l’abandon de la notation chiffrée à l’école, comment relancer le débat, réactiver le combat sur cette question ?

E.V. : Oser déjà y revenir. Et entrer peut-être par les décisions déjà prises par le gouvernement pour amorcer la désintoxication à la notation. Car nous avons besoin d’avancer sûrement. Pas à pas, pour éviter tout effet de boomerang.
En France, le ministère de l’Éducation a pris une décision importante : les enseignants ont le choix d’utiliser ou pas la notation en classe. C’est une chance extraordinaire par rapport à des décisions comme celles prises en Suisse, dans le canton de Genève par exemple, où la notation, inscrite suite à une votation démocratique dans la loi de l’instruction publique fait qu’aujourd’hui enseignants et élèves ne peuvent y échapper !
La France peut être ainsi un lieu de désintoxication à la notation. Si les enseignants le décident.

M.N. : Les événements politiques qui secouent nos pays, liés à ce qui est appelé “terrorisme et guerre” sonnent l’alerte. Nos problèmes d’aujourd’hui et de demain sont liés à la nécessité d’intégrer de plus en plus de personnes (toutes générations confondues) dans nos sociétés. Cela ne signifie pas en faire des Français, ou des Allemands ou des Suédois comme s’ils venaient de nulle part.

Au contraire, cela signifie que nous devons nous préparer – à l’école, mais pas seulement – à une mutation de nos sociétés. Cela passe par la découverte de ce que l’autre apporte au développement de nous mêmes ; par la connaissances des histoires, des mœurs, des coutumes de chacun ; par l’accent mis sur ce qui, entre nous, est commensurable (co-mesurable), c’est-à-dire humain tout simplement ; par une travail sur nos identités et leur croisement – heureux, malheureux – dans le “tout-monde” comme dit Édouard Glissant.

Saurons-nous impulser ces débats dans les mois qui viennent en France ? Rien ne permet de l’affirmer si nous ne savons pas opposer à cette culture de guerre qui envahit l’École et la politique dans laquelle les pratiques d’évaluation sont souvent la pierre de touche, une “culture de paix” qui vise l’Humain. Ce n’est donc pas un combat scolaire que nous avons à mener prioritairement mais un combat culturel, épistémologique, scientifiques, philosophique.

Comment relancer le débat ? Oui, bonne question qui pourrait être reformulée : comment détourner, faire dévier le débat vers les vraies questions de fond ?

E.V. Oui, j’abonde. Pour ne pas de nouveau donner des arguments qui excuseraient les “addicts à la notation” : notre combat contre la notation, contre une école qui ne sait pas enseigner sans exclure, est prioritairement politique. Il n’admet aucune dérogation. Il ne peut être mené que si éducateurs ET citoyens comprennent cet enjeu culturel, épistémologique, scientifique, philosophique.

Etiennette Vellas, Michel Neumayer.
Novembre 2015

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