Moi, fonctionnaire du service public d’éducation. que ferai-je si le fascisme arrive au pouvoir lundi ? Si modeste soit ma position, il m’a paru nécessaire, au terme d’une semaine oppressante, de publier le fruit de ma réflexion personnelle sur cette question.
Si dimanche soir le RN prend le pouvoir, nous autres fonctionnaires de l’Éducation Nationale devrons faire un choix difficile. Le silence, ici, est déjà une prise de position : le fascisme a ceci de particulier, comme le soulignait Roland Barthes dans sa leçon inaugurale au Collège de France, de nous “forcer à dire”. La question taraude depuis longtemps, mais depuis une semaine, elle prend un aspect concret et urgent. Je propose ici une réponse possible, la mienne : plutôt que démissionner, organiser ma désobéissance.
Laurence De Cock, dans un article publié dans le Café Pédagogique, a posé les plateaux de la balance1 : l’exigence de loyauté – fût-elle un outil de coercition – d’un côté et l’éthique du service de l’autre.
Pour ma part, après la sidération, j’en suis là : je ne démissionnerai pas. Voici pourquoi :
1/ Égoïstement, j’ai besoin d’un revenu pour faire vivre ma fille ;
2/ des collègues, des élèves auront plus que jamais besoin de relais syndicaux ;
3/ c’est mon métier, je suis légitime là où je suis depuis 23 ans, personne n’a jamais remis en cause ma capacité à remplir ma fonction, avec constance et sous 14 ministères différents, j’ai la prétention d’affirmer que mes collègues et moi incarnons, bien plus que ces ministres, le service public d’éducation ;
4/ mais surtout ce serait trop facile. Pas pour moi, pour le pouvoir. C’est à eux de prendre la responsabilité de me f… dehors, au risque de l’illégalité.
Donc, pas de démission.
Cependant, le programme tel qu’il est affiché par les fascistes actuellement aux portes du pouvoir contient un certain nombre de points (pour ne pas dire tous) qui vont à l’encontre de la raison d’être de mon métier. Sur ce plan, il me faudra donc désobéir, afin de rester un fonctionnaire éthique et responsable, selon la formule officielle. Or on entre en désobéissance sans possibilité de retour, il faut alors une bonne boussole. Le pôle magnétique de la mienne sera (est déjà, de fait) composé d’une référence simple : le code de l’éducation en l’état vendredi 5 juillet, en particulier l’article L 111-1, que j’invite tout le monde à aller lire. Il dit par exemple que « le service public d’éducation (…) contribue à l’égalité des chances et à lutter contre les inégalités sociales et territoriales en matière de réussite scolaire et éducative (…) reconnaît que tous les enfants partagent la capacité d’apprendre et de progresser (…) veille à l’inclusion scolaire de tous les enfants, sans aucune distinction (…) fait acquérir à tous les élèves le respect de l’égale dignité des êtres humains » etc.
Pourquoi désobéir à l’autorité quand elle va à l’encontre de ce qui vient d’être dit ? Parce que je suis fonctionnaire, précisément. On m’a recruté pour appliquer ce code et , dans le même temps, on m’a garanti mon emploi pour que je sois indépendant des caprices de tel ou tel pouvoir, donc garant dudit code. C’est mon métier : « Dans l’exercice de leurs fonctions, les personnels mettent en œuvre ces valeurs ». L’égalité de tou·tes devant le service offert est certes toute théorique, mais elle constitue un beau pôle magnétique, exprimé ici de façon légale, hérité d’une longue tradition française concomitante de la fondation de la République. La loi (article L 121-10 du Code Général de la Fonction Publique) me permet d’ailleurs de désobéir « si l’ordre donné est manifestement illégal et risque de compromettre gravement l’intérêt public (par exemple, un ordre visant à accorder ou refuser une prestation pour des motifs discriminatoires) »2
Je désobéirai donc à tout ordre manifestement illégal. C’est à dire :
- Un ordre qui me dit de sélectionner un élève en fonction de son origine, apparence, état de santé, conviction réelle ou attribuée, pour quelque raison ou objectif que ce soit ;
- Un ordre qui me dit d’évaluer quelque chose qui n’aurait pas fait l’objet d’un enseignement préalable ;
- Un ordre qui me dit d’enseigner quelque chose qui ne soit pas fondé sur un travail scientifique (i.e. : publication validée par les pairs et falsifiabilité) ;
- Un ordre qui m’impose une pratique pédagogique ou didactique qui ne soit pas celle que j’ai choisie, en professionnel compétent. (Ce dernier point est crucial : la liberté pédagogique, exercée dans le cadre légal, joue le même rôle en termes de pratique que la garantie de l’emploi en termes de statut, celui d’un garde fou contre toute tentative de manipulation, de moi comme de mes élèves. Revenons à l’article L 111-1 : « Par son organisation et ses méthodes, comme par la formation des maîtres qui y enseignent, [le service public d’éducation] favorise la coopération entre les élèves. ») ;
- Liste non exhaustive, tant l’imagination en matière de violence politique est fertile.
Au bout du compte, un constat s’impose : ce ne serait en fait pas moi qui désobéirais mais bien le pouvoir qui me donnerait des ordres manifestement illégaux. Or il est fort possible qu’il m’arrive un jour ce qui devait arriver : une sanction lourde, voire une révocation. A ce titre il faut quand même dire un mot de la façon dont le pouvoir, ces derniers temps, a préparé, sciemment ou non, le terrain à l’exercice fasciste : les nombreuses sanctions qui sont tombées ces dernières années sur des collègues qui défendaient les valeurs exprimées dans l’article L 111-1 en témoignent, et notamment l’introduction de la fameuse « mutation dans l’intérêt du service »3, outil arbitraire s’il en est.
Si cela me tombait dessus, n’étant pas familier du vocabulaire viriliste et arrogant du pouvoir actuel, je « n’assumerais » certainement pas, je m’effondrerais. J’aime mon métier et l’endroit où je l’exerce, je souffrirais donc beaucoup d’en être écarté. Aussi j’espère que le jour où cette hallucination collective trouverait enfin son terme, avec le retour d’un pouvoir qui, sans être forcément un parangon de vertu, s’appuierait au moins sur quelques principes simples (par exemple l’organisation d’une société libre, égalitaire, fraternelle, dans un cadre un, indivisible, laïc et social, mais c‘est un exemple), on m’offrirait de me rétablir dans mes droits et de réintégrer mon poste, reconnaissant par là même mon comportement « éthique et responsable ».
J’écris ça, et je le publie, non par prétention, ou pour m’offrir en exemple, mais parce que c’est le fruit de ma réflexion dans un moment d’angoisse absolue, qu’il me semble important ces temps-ci que chacun dise clairement ce qu’il fera si… et que peut-être, après tout, cela pourra aider des collègues à trouver des repères pour forger leur propre conviction (qui ne sera pas forcément la même).
1https://www.cafepedagogique.net/2024/07/01/quand-gustave-monod-a-dit-non/, consultée le 5/07/2024
2https://www.service-public.fr/particuliers/vosdroits/F32707, consultée le 5/07/2024.
3On lira avec profit, à ce sujet, les écrits du Comité Sois Prof et tais-toi, comme cette tribune de 2022 : https://www.nouvelobs.com/societe/20221007.OBS64264/l-education-nationale-meprise-les-libertes-syndicales-denonce-un-collectif-de-130-personnes.html, consultée le 5/07/2024.