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“Bartasser” la pédagogie ?

couverture de éloge de la bartasse, on voit des végétaux avec des enfants et des oiseaux

Découvert à la biennale de l’éducation nouvelle au stand des écléctiques maisons du Cafard, éditions des Céméas Pays de la Loire, je viens de terminer Éloge de la bartasse, un essai pédagogique sur « le hors sentier comme pratique pédagogique ». Dans ce petit livre, des animateurs·rices nature racontent et analysent comment iels se promènent avec des groupes littéralement « en dehors des sentiers battus ». Il serait dommage que le sujet très spécifique de ce petit livre le fasse passer inaperçu dans le champ des publications pédagogiques. Si l’ouvrage se concentre très concrètement sur cette pratique qu’est « la bartasse », il a aussi une portée plus général sur la pédagogie et notamment sur la question de la prise de risque, du rapport au vivant et au milieu et du rôle de l’incertitude. La bartasse apparaît tout à la fois comme une pratique enthousiasmante, mais aussi comme une jolie métaphore pour penser d’autres pratiques pédagogiques.

La bartasse, qui est un mot occitan, désigne originellement la marche hors sentier dans les maquis et les garrigues. Les auteurs·rices, membres du réseau Sortir !, ont choisi ainsi de parler de la randonnée « hors sentier dans tout type de milieu ». Le livre alterne entre analyse de cette pratique avec des groupes, notamment d’enfants, et des récits de grandes et petites bartasses.

Prise de risque et émancipation

La bartasse permet une transformation des relations de ses praticien·nes au vivant. La « nature » n’est plus juste un « décor à admirer ou une exposition à expliciter. C’est bien notre univers, notre monde à vivre, expérimenter et exprimer ». Cette relation nouvelle passe notamment par la sensorialité. « En hors sentier, l’environnement est inconstant, la nature est foisonnante, plus rugueuse et diversifié […] On apprend à ressentir le terrain ». Iels font aussi la part belle à l’imaginaire : il s’agit de transformer nos pratiques pédagogiques du dehors en aventure partagée.

Le principal obstacle à la pratique « hors sentier » qu’identifie le collectif d’auteurs·rices est la question des risques. Iels déploient alors une réflexion stimulante en distinguant les notions de risque et de danger. « Le danger est perçu comme une fatalité qui bloque l’action. Le risque et sa maîtrise permettent au contraire d’entreprendre. […] Cette notion repose sur un paradoxe : le risque désigne à la fois ce qu’il faut prendre et ce dont il faut se protéger. Cette ambiguïté sème la confusion dans les structures éducatives ». Les auteurs·rices identifient l’intolérance au risque comme un symptôme de notre société industrielle et cette « peur du risque a appauvri nos pratiques éducatives ». En effet, la gestion du risque doit être un objectif pédagogique : « il faut faire confiance à l’hétérogénéité du monde extérieur, en assumant la vie et les surprises du dehors ». Si ces réflexions sont développées pour la bartasse, elles font échos à des questions que se posent souvent le/la pédagogue. Faut-il laisser les enfants manipuler une scie ? Aller parler à des passant·es lors d’une enquête ? Grimper aux arbres en classe dehors ?

Cette notion repose sur un paradoxe : le risque désigne à la fois ce qu’il faut prendre et ce dont il faut se protéger. Cette ambiguïté sème la confusion dans les structures éducatives »

La bartasse se veut ainsi école de l’émancipation en habituant ses participant·es à bifurquer et à tracer leurs propres cheminements, assumant les risques et les surprises d’un réel qui dépasse toujours les normes et nos attentes. Cet appel à l’aventure individuelle, mais surtout collective, se double d’une grande attention et responsabilité de l’animateur·rice qui y engage un groupe. L’ouvrage rappelle ainsi les bonnes pratiques concernant toute sortie dans la nature et engage le/la pédagogue a une attention renouvelé à chaque individu qui compose son groupe. « S’embarquer ensemble dans l’inconnu implique d’être particulièrement vigilant·e aux autres. On avance, on parle du regard, « on voit des bouts des autres », on sent le groupe dans une tension silencieuse ». Il faut savoir décrypter le langage non-verbal, les appréhensions et travailler la solidarité à l’intérieur du groupe. En convoquant un terme utilisé pour parler des “chasseurs, bergers, cueilleurs de champignons mais aussi des jeunes couples” et en insistant sur l’importance du soin aux émotions de chacun·e, les éducateurs·rices de Tous dehors proposent une figure émancipée de l’aventurier·e, qui rompt avec un imaginaire souvent colonial et viril de l’aventure. Si certains enfants peuvent convoquer des imaginaires de “Man VS Wild”, ce n’est pas toutefois l’imaginaire de la conquête qu’induisent les auteurs·rices mais un imaginaire des relations multispécifiques proche de la figure de l’ambassadeur inter-espèce de Baptiste Morizot1 ou celle plus radicale de symbiose chez Donna Haraway2.

Bartasser la culture

Même pour les éducateurs·rices “d’intérieur”, il y a dans cette figure de la bartasse une image intéressante pour penser notre pratique pédagogique. Elle fait penser à l’image du braconnage chez Michel de Certeau3 : le braconnier, c’est le dominé qui chasse sur les terres du seigneur. Le braconnier ne peut pas passer par les chemins tracés et s’approprie différemment le gibier. Il s’agit d’une micro-résistance du dominé. Michel de Certeau utilise la métaphore du braconnage pour parler des pratiques quotidiennes, et notamment culturelles comme la lecture. Le rappeur Médine et sa thématique du « braquage » culturel incarne, dans des chansons comme « Prose élite » ou « Grand Paris », à merveille cette question du braconnage. « On a nos propres références, les tiennes on se les octroie, ta philosophe de France, moi mon Socrate habite le 9.3. ». Pour l’enseignant·e en quartier populaire, un des enjeux est d’autoriser ses élèves au braconnage, tout en restant conscient qu’« un poème cis-ra c’est dur à s’en rappeler ».

Pour autant, Médine ne s’octroie pas uniquement la culture dominante, il tisse des relations nouvelles à cette dernière, la transforme et pour finir la crée. L’image de la bartasse, en insistant sur la prise de risque et les nouvelles relations qui se tissent au milieu pourrait compléter ce jeu de métaphore. Elle permet d’opérer des décalages, d’introduire la question de la créativité et de l’autonomie. La bartasse plus que le braconnage a une dimension émancipatrice, elle engage à “vivre avec le trouble” selon l’expression de Donna Haraway et pousse à penser des pratiques pédagogiques qui poussent à ne pas rester dans les cases. Comme le chante Médine, « cruciverbiste, je craque le vernis / Tellement de choses à dire que je déborde de la ligne ». La figure de la bartasse insiste et sur la prise de risque et sur l’ensemble des relations nouvelles qui se nouent dans un environnement hétérogène. Elle rappelle à ce titre l’appel d’Isabelle Cambourakis4 à une pratique « pirate » de la classe du dehors, dépassant les catégories usuelles nature/culture, légitime/non-légitime…

Si ce dernier ouvrage des éditions du Cafards s’adresse donc avant tout à celles et ceux qui sortent dans la nature avec des groupes, il engage tout autant les professeurs·ses à “entrer en bartasse” en littérature, en mathématiques… à utiliser le groupe pour des prises risques culturelles, à transgresser les frontières et à partager la joie d’expérimenter le monde.

ÉLOGE DE LA BARTASSE – Le hors sentier comme pratique pédagogique, Collectif – Dynamique Sortir, éditions Cafard et Frene, 92 pages, 12€

  1. Baptiste Morizot, Manières d’être vivant, Actes Sud, 2020 ↩︎
  2. Donna Haraway, Vivre avec le trouble, Les éditions des mondes à faire, 2020 ↩︎
  3. Michel de Certeau, L’invention du quotidien, 1. Arts de faire, Gallimard, 1990 ↩︎
  4. Isabelle Cambourakis, “Pour une pratique émancipatrice de l’école du dehors”, revue Z n°14 Grenoble, 2021 ↩︎

2 Comments

  1. Ping :“Bartasser” la pédagogie ? « le hors sentier comme pratique pédagogique »… | Médias Citoyens Diois

  2. Patrice Baccou

    Bravo !
    Dans les écoles Calandreta, cette thématique nous est chère. On n’y peut rien, on est tombés dedans petits, avec notre ADN Freinet. Cependant, au sein de l’établissement d’enseignement supérieur APRENE, depuis 40 ans, nous l’intégrons pleinement aux formations des enseignants. Nous serions intéressés à en parler avec vous.

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