La guerre d’Algérie, Jean-Michel Billioud, Emmanuel Cerisier, “Questions / réponses”, Nathan, mars 2022, 31 pages, 7,80 €.
« Guerre sans nom », la guerre d’Algérie n’a cependant « jamais été sans littérature » remarquait en 2014, Pierre-Louis Fort dans un article sur la littérature enfantine et jeunesse sur le sujet pour la Revue des livres pour enfants. Et effectivement, une littérature riche existe sur le sujet « aux regards divers et sans tabou ». La plupart des auteurs et autrices font le choix du récit littéraire, le plus souvent fictionnel, pour aborder l’Histoire « à hauteur d’enfants » et « construisent un réseau mémoriel sans faux-semblant, apte à confronter le jeune lecteur à la question du sens : sens de la guerre, sens de l’Histoire ». Cependant, si ces œuvres possèdent une forte dimension didactique et documentaire, elle se place toutefois du côté de la littérature, et il n’existait pas de documentaire historique à destination des plus jeunes sur la période. 60 ans après l’indépendance, la collection « Questions réponses » de chez Nathan, vient combler ce manque. Jean-Michel Billioud (auteur de très nombreux documentaires pour enfants, et qui signe un autre documentaire sur la guerre d’Algérie à destination des adolescents en 2022) écrit le documentaire à partir de 7 ans, La Guerre d’Algérie. Le registre est historique ; il s’agit d’objectiver – à destination des enfants – des faits, des événements, dans leur diversité. L’ouvrage ne parle pas la même langue que la plupart des romans historiques : il manipule la langue des historien.nes. En réactivant ici ces difficiles distinctions entre récit historique et littéraire, entre Histoire et mémoire, l’enjeu est moins épistémologique que – pour le professeur des écoles que je suis – pédagogique et didactique. Ces différences de registre sont importantes pour faire comprendre aux enfants ce qu’est l’Histoire. Et à ce titre, le livre de Jean-Michel Billioud est une nouveauté.
C’est probablement un des points forts du livre : réussir à brosser avec des textes simples et accessibles pour les enfants, la complexité de la guerre d’indépendance.
Le documentaire trace donc dans les huit premières pages un rapide récit de la colonisation de l’Algérie, puis déroule les vingt-deux pages suivantes sur la « guerre d’Algérie ». L’ouvrage présente rapidement la conquête coloniale, pour évoquer ensuite les « révoltes » de 1945 à Sétif. « Certains Algériens n’acceptent plus les inégalités économiques et politiques » explique Jean-Michel Billioud. Sont ensuite présentés différents temps et enjeux de la guerre : de la création du FLN à la question des harkis, de la bataille d’Alger à la torture, de l’OAS aux questions mémorielles. C’est probablement un des points forts du livre : réussir à brosser avec des textes simples et accessibles pour les enfants, la complexité de la guerre d’indépendance. Il offre à l’enfant une vision d’ensemble relativement complète sur un sujet sensible. Les illustrations colorées et dynamiques d’Emmanuel Cerisier participent activement à l’effort de transmission d’une Histoire vivante.
Cependant, parce que comme je l’écrivais nous sommes dans un registre historique et qu’aujourd’hui une historiographie importante et de qualité sur le sujet est disponible, il me semble important de pouvoir exiger la même rigueur dans les productions à destination des enfants que dans les travaux de vulgarisation pour adultes. A ce titre, et tout en reconnaissant l’importance du livre dans la littérature documentaire enfantine sur le sujet, il est possible de signaler plusieurs limites au livre de Jean-Michel Billioud.
Tout d’abord, on peut se questionner sur la possibilité de traiter la guerre d’indépendance – une guerre de décolonisation – sans l’ancrer dans ce que l’anthropologue George Balandier appelle « la situation coloniale ». Comment comprendre le fait que les « partisans [du FLN] multiplient les embuscades dans les campagnes avant de commettre des attentats à la bombe dans les villes », sans analyser les inégalités, le racisme et les violences systémiques produites par la société coloniale. Dans le livre, cette violence de la situation coloniale est condensée dans l’évocation des « événements » de Sétif du 8 mai 1945. Toutefois, présenter comme une guerre entre l’ALN et l’armée française, on oublie dans la suite des pages la dimension politique, révolutionnaire et anti-coloniale de la guerre menée par le FLN et son armée.
S’opère ensuite une symétrisation morale du FNL et de la France. Le documentaire montre bien qu’il ne s’agit pas d’une guerre conventionnelle où les partis en jeu seraient à arme égal, mais il s’oblige à symétriser les atrocités et les gloires. Ainsi, quand on évoquera la torture, il faudra toujours préciser que « les soldats du FLN n’hésitent pas non plus à recourir à la torture ». De la même manière, une page entière est consacrée aux Français.es qui acceptent et/ou soutiennent l’indépendance comme ces « intellectuels célèbres dans le monde entier, Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre ». On retrouve ce même souci à sauver la moralité de la France avec cette bande-dessinée sur un « appelé en Algérie » qui « se pose de plus en plus de questions », et qui rentre « changé, bouleversé, transformé », choqué par la torture. L’indignation morale face aux crimes de guerre remplace en réalité la dimension politique des positionnements des acteurs/actrices face à la colonisation.
On rencontre finalement dans le documentaire les mêmes limites de l’Histoire scolaire concernant l’enseignement de la colonisation.
On rencontre finalement dans le documentaire les mêmes limites de l’Histoire scolaire concernant l’enseignement de la colonisation. Selon Françoise Lantheaume 1, l’enseignement de l’Histoire, encore aujourd’hui saturé de finalités civiques, serait passé d’un prisme patriotique et nationaliste (le roman national) à un prisme des « droits de l’homme ». Ce dernier « permet d’analyser des situations conflictuelles, en rendant visibles les opprimés, mais en même temps participe à décontextualiser ces histoires, à les diluer ». Ici, trop soucieux de dénoncer les violences « de part et d’autres », le récit historique perd de vue les origines socio-historiques de la violence et sa compréhension.
L’historienne analyse que « l’enseignement de l’histoire ne parvient pas à construire une mémoire partagée de la colonisation et de la décolonisation de l’Algérie du fait de la lenteur à ouvrir le curriculum à un regard non occidental ». Cette difficulté de constituer ce que Romain Bertrand appelle « une histoire à part égale » de la colonisation et de la guerre d’indépendance à l’école se retrouve ici dans le récit historique pour enfant. Il est en effet triste de constater que le documentaire, aussi complet soit-il, garde tout du long un point de vue français sur la « guerre d’Algérie » qui aurait pu être aussi nommée (avec un autre point de vue) révolution algérienne, guerre d’indépendance algérienne ou guerre de libération nationale (tout comme le livre évoque les « fellaghas » sans proposer le mot « moudjahidin »).
A ce titre, il est par exemple remarquable que pour évoquer le sort des « appelés » français, l’auteur décide d’utiliser une bande-dessinée pour suivre sur une double page la guerre de « Pierre ». La bande-dessinée utilise la focalisation interne, c’est-à-dire qu’on épouse l’intériorité de Pierre : ses jugements, ses émotions, ses doutes et ses remords. Il s’agit ici là d’un dispositif qui nous permet de mieux comprendre la complexité de la position des appelés, mais aussi un puissant dispositif d’identification à ce personnage. Il notable que cette mise en récit biographique par la bande-dessinée est la seule du livre. C’est donc à la subjectivité d’un militaire français qu’on a accès. Cette inégalité de traitement entre les forces coloniales et les indigènes se redoublent pas l’anonymisation de ces derniers. Si l’on recense les personnages nommés dans le livre, on en trouve 11 français contre 2 Algériens ( l’émir Adb el Kader et Messali Hadj). Ainsi, les dirigeants du FLN n’ont pas nom, tout comme ses militant.es et ses intellectuel.les ou bien même le premier président de la république algérienne. L’ouvrage – probablement involontairement – participe à reproduire in fine des représentations coloniales des indigènes et de leur armée de fellaghas, de brigands et de terroristes.
L’ouvrage – probablement involontairement – participe à reproduire in fine des représentations coloniales des indigènes.
Un mois avant, en février, Michel Billioud avait fait paraître chez Gallimard Jeunesse, un autre ouvrage sur la guerre d’Algérie mais cette fois-ci à partir de 11 ans : La Guerre d’Algérie, chronologie et récits. Ce dernier, écrit à destination d’enfants plus âgés dans une édition à la fois plus chère et plus prestigieuse, donne contrairement à son « petit-frère » édité chez Nathan, la part belle à des figures algériennes de l’indépendance et évite les écueils ciblés ci-dessus. Il faut noter que l’ouvrage chez Gallimard a été co-écrit avec Abderhamen Moumen, historien. L’écart entre ces deux ouvrages historiques écrits pourtant par le même auteur m’invite à deux remarques. Tout d’abord, noter qu’il semble plus difficile d’écrire un livre d’Histoire rigoureux pour des enfants de 7 à 10 ans que pour des adolescents. Les mots et concepts doivent être plus simples, les textes courts et les pages peu nombreuses. Il s’agit d’un travail complexe de « vulgarisation » (qu’on nomme « transposition didactique » en contexte d’enseignement) qui n’est la plupart du temps pas assumé par les chercheurs.ses elles-mêmes mais par des auteurs et autrices spécialisé.es dans l’écriture « jeunesse ». Une « vulgarisation » d’autant plus difficile qu’on est exigeant sur la qualité des contenus : trop souvent, les simplifications hâtives, le manque de réflexions sur les contenus transmis véhiculent les représentations d’une Histoire réactionnaire. Quand les historien.nes eux-mêmes ne se décident pas à s’atteler au travail de transmission aux enfants (comme le fait notre camarade Laurence De Cock 2.), le travail en binôme comme l’on fait Billioud et Moumen pour Gallimard semble être une piste intéressante.
La guerre d’Algérie, chronologie et récits, Jean-Michel Billioud, Abderhamen Moumen et Jérôme Meyer-Bisch, Gallimard-Jeunesse, février 2022, 80 pages, 16 €.
D’autre part, il s’agirait aussi la dévalorisation des publications à destination des jeunes enfants. Pourquoi quand on écrit pour des enfants de 8 ans, il ne semble pas important d’être relu par un.e spécialiste, alors que justement, on a pu voir les grandes difficultés de cette écriture ? La collection « Questions / réponses » de chez Nathan comme « Mes p’tits doc » de chez Milan font partie de ces collections bon marché ayant ont une grande expérience et qualité dans la manière d’écrire pour les enfants. S’adressant à un public large et plus populaire que l’édition jeunesse indépendante, elles possèdent un véritable savoir-faire dans l’écriture des documentaires pour enfants. Il importe à nous qui accompagnons des enfants dans la lecture de ces ouvrages d’être aussi exigeant quant à la qualité des contenus, que reconnaissant quant à la qualité de l’écriture. Adresser une critique historique à un livre pour enfants de 30 pages peut sembler décaler. Mais, si l’on estime qu’il s’agit d’un livre d’Histoire, si on prend aux sérieux nos petits camarades au point de leur mettre entre les mains, si on estime que les savoirs historiques possèdent une dimension émancipatrice, alors il s’agit d’une question d’honnêteté intellectuelle et d’un engagement politique et pédagogique.
Note : (1) Françoise Lantheaume, « Solidité et instabilité du curriculum d’histoire en France : accumulation de ressources et allongement des réseaux », Éducation et sociétés, n° 8/2001/2 – (2) Laurence De Cock a publié début 2022, deux tomes des Explorateurs de l’Histoire. Elle rédige aussi L’Histoire Junior à partir des dossiers de la revue Histoire.