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« Dire l’amour en 4ème », objet d’étude embarrassant ?

Depuis la réforme des programmes de 2016, « Dire l’amour » est un objet d’étude de la classe de 4e en français, avec les objectifs suivants :

« – découvrir des poèmes de différentes époques exprimant les variations du discours amoureux ;

– comprendre les nuances du sentiment amoureux et quelques-unes des raisons qui en font un thème majeur de l’expression littéraire et artistique ;

– s’interroger sur le rôle des images et des références dans la poésie amoureuse. » (Programmes du cycle 4)

Enseigner, tâtonner, questionner

Je n’ai eu l’occasion d’avoir des 4e que deux fois depuis mais j’ai pu constater que cet objet d’étude embarrasse.

Il embarrasse les élèves, peu familiarisé·es avec des sujets aussi personnels à l’école et en même temps en plein dans la redécouverte de ces sentiments (parce qu’iels en perçoivent toute la complexité et le vivent parfois plus concrètement).

Mais il embarrasse aussi les enseignant·es : certain·es sourient ou soupirent en imaginant d’avance les réactions excessives des élèves (ou en projetant les leurs!), d’autres placent ce sujet en fin d’année, en axant le travail sur la production poétique pour éviter les éventuelles questions épineuses, ou encore se rassurent en appliquant à la lettre le déroulé d’un manuel pour que personne ne vienne contester leur démarche.

De mon côté, je n’ai pas encore pu travailler ce programme en profondeur et le questionner à l’aune de la pédagogie critique notamment, en m’appuyant sur les réactions et les besoins des élèves, en abordant la question des inégalités et des dominations. Il faut plusieurs années de pratiques, de réflexion, de tâtonnements, avec des élèves, pour s’approprier un programme. Et pourtant, il y a indéniablement un enjeu important à travailler sur les sentiments et les relations affectives.

En effet, il y a 3 ans, j’ai organisé avec des 4e un débat mouvant à l’occasion de la journée du 25 novembre contre les violences sexistes et sexuelles. Certaines affirmations proposées ont montré de belles avancées mais aussi des besoins forts d’échanger et de se conscientiser sur les clichés et les normes parfois toxiques à partir desquelles nous construisons notre vie relationnelle.

Ainsi, l’affirmation « Dans un couple hétérosexuel, l’homme doit être le dominant » avait donné lieu à des réactions très tranchées et plutôt consensuelles sur la nécessité de l’égalité et du respect mutuel dans toutes les relations, au-delà même du couple.

Et pourtant, les affirmations « J’accepte d’écouter de la musique qui insulte les femmes » et « Les femmes aiment qu’on les embrasse par surprise », qui s’appuient en particulier sur les images véhiculées par le monde de l’art (musique, cinéma, littérature, par exemple), ont provoqué plus de débats, de questionnements, de doutes. À leurs réactions, je voyais que poser ces affirmations en débat de manière très crue remuaient leurs représentations et leurs habitudes, que cela provoquait parfois une prise de conscience… embarrassante !

L’année dernière, les questionnements de début de chapitre nous ont amené·es vers les différentes « formes d’amour » et ont fait émerger certaines représentations problématiques, en particulier l’utilisation de l’expression « l’amour vache », décrit par certain·es élèves comme des disputes fréquentes dans le couple, parfois violentes, mais qui « montrent qu’on s’aime ». J’ai été déstabilisée sur le coup, je n’ai pas réussi à réagir. J’ai consulté des collègues et camarades du syndicat sur le sujet, pour avoir leur avis, trouver des ressources. Et au final, je n’ai pas réussi à y revenir, ne me sentant pas suffisamment outillée, mais avec la volonté d’y travailler à l’avenir, de faire de cet objet d’étude l’occasion de questionner ces sujets, de penser les clichés, mais aussi les violences.

Mais voilà, cette année, je n’ai pas de 4e. La réforme des groupes de niveau est passée par là et a chamboulé l’organisation de l’équipe… Je garde un goût d’inachevé et comme d’urgence autour de cet objet d’étude, « Dire l’amour ». Mes dernières lectures confirment cette nécessité à nous confronter à l’éducation affective et sexuelle au collège.

Prendre conscience de l’influence de l’école dans les représentations affectives des élèves

La découverte de l’article « Le rôle des enseignant·es de français dans l’éducation sentimentale de leurs élèves : étude de cas de la séquence de 4ème ” Dire l’amour” » a donc été une belle surprise et constitue une source d’inspiration pour les années à venir, que ce soit en 4e ou dans les autres niveaux de classe.

Cet article est publié par Marine Lambolez dans le passionnant huitième numéro de la revue en ligne Genre Éducation Formation, « Genre et sexualité dans les établissements scolaires : une révolution féministe en cours ? »

L’article repose sur un double postulat : « Si les œuvres culturelles façonnent nos représentations, l’école produit des discours, savoirs et pratiques qui façonnent également les représentations des adolescent·es. »

Le premier postulat, concernant l’influence des productions culturelles, est admis de manière consensuelle par les enseignant·es enquêté·es tandis que le 2nd, qui évoque « l’influence de leurs cours sur les représentations amoureuses de leurs élèves » divise davantage et déstabilise les enseignant·es. Et de fait, personnellement, je ne m’étais pas posé la question de ce point de vue, et pourtant elle me semble tout à fait pertinente !

En tant qu’enseignant·es, comme toustes les adultes de l’établissement, nous avons en effet conscience de participer, parfois malgré nous, à l’incorporation de normes, qu’elles concernent la manière d’écrire et de s’exprimer, les valeurs morales ou encore la tenue vestimentaire. Il paraît logique que cela concerne également le domaine de l’amour et du couple, du fait des œuvres que nous choisissons d’aborder ou des échanges et conflits qui naissent entre les élèves et nous autour des représentations de l’amour ou de la vie relationnelle. « Que l’enseignant·e en ait conscience ou non, écrit Martine Lambolez, les définitions proposées dans le cadre de ce cours et les formes d’amour étudiées se retrouvent légitimées par l’institution scolaire. »

Cela commence par être connu dans les milieux enseignants : les programmes et manuels regorgent de clichés et d’injonctions normatives, évoquant uniquement les relations hétérosexuelles et entre personnes valides, ou encore présentant les femmes et les hommes dans des rôles genrés, notamment peu émancipateurs pour les femmes, ce qui influe sur la permanence de certaines représentations chez les jeunes.

Si certain·es enseignant·es préfèrent s’en tenir à ces prescriptions, pour différentes raisons souvent légitimes, Marine Lambolez évoque des collègues qui choisissent d’ajouter d’autres références culturelles car, pour elles et eux « le cours devient une opportunité de relayer des discours de prévention contre le sexisme et les violences auprès des adolescent·es », « ces textes vont façonner le cours à venir et devenir les supports d’étude mais aussi de discussions et d’éventuels débats. Leur choix n’est pas anodin. »

Cette démarche n’est pas sans rappeler celle des pédagogues critiques qui, conscient·es des inégalités sociales et des systèmes de domination qui traversent la société, font le choix volontaire de faire de leurs gestes professionnels des gestes engagés pour une société plus juste et plus égalitaire, par exemple par le biais des supports utilisés, choisis comme étant à même de déclencher discussions et conscientisation, dans un cadre sécurisant garanti par l’enseignant·e. « L’amplitude des thématiques proposées par le programme autour de cette séquence rencontre du succès auprès des enseignant·es engagé·es pour qui l’école a une mission d’éducation et non pas seulement d’enseignement », précise Martine Lambolez.

Quelles pratiques sous l’angle de l’éducation à la vie affective, relationnelle et sexuelle ? Quels appuis possibles à partir de nos programmes ?

Plusieurs pratiques sont rapportées dans l’article, dont nous pouvons nous inspirer. Telle cette collègue qui « complète l’axe portant sur “la rencontre amoureuse”, premier axe de la séquence recommandé par le programme, par une réflexion sur le harcèlement de rue. Elle montre la scène de rencontre amoureuse dans Blanche-Neige dans le but assumé de choquer les élèves et de les faire réfléchir à la question du harcèlement en leur faisant remarquer que le Prince entre chez Blanche-Neige sans lui demander la permission, puis la poursuit. »

En 5e, lorsque nous travaillons sur les Mille et Une nuits, la question du mariage forcé apparaît dans la lecture d’Aladin ou la lampe merveilleuse : si, par amour pour la princesse Badroulboudour, Aladin accomplit effectivement des prouesses, grâce à la magie, jamais il n’est question de donner la parole à la princesse concernant son propre mariage. Plus encore, dans le récit cadre, la violence de Schariar peut interpeller et lancer les échanges et les recherches sur les violences dans le couple, à adapter au jeune âge des élèves.

Les récits mythologiques peuvent également être travaillés et interrogés à l’aune de la vie relationnelle, affective et sexuelle : Zeus qui soumet les femmes qu’il désire par la violence et les viole ; la relation amoureuse entre Apollon et Cyparissos qui permet de sortir de la norme hétérosexuelle, etc.

Lorsque nous travaillons sur les médias, notamment en 4e où il est demandé de « découvrir des articles, des reportages, des images d’information sur des supports et dans des formats variés, se rapportant à un même événement, à une question de société ou à une thématique commune » (programmes de cycle 4), nous pouvons constituer un groupements de textes pour aborder la manière dont les médias traitent les violences sexistes et sexuelles, par la romantisation de la relation, par l’atténuation de la responsabilité de l’homme commettant les violences. (Voir cet article/vidéo “Les mots tuent”, un Tumblr dénonce les clichés sur les violences faites aux femmes)

Sur la thématique du lyrisme et de l’expression des sentiments, on peut intégrer des poèmes de Renée Vivien, poétesse lesbienne, ou des extraits De Profundis, la lettre qu’Oscar Wilde a écrite à son amant Alfred Douglas. Lorsque l’on étudie des romans d’A la recherche du temps perdu de Proust, on peut ne pas invisibiliser la diversité des relations amoureuses qui y sont abordées.

Il ne s’agit pas de faire des représentations non-hétérosexuelles dans la littérature un objet d’étude à part, comme si elles étaient exceptionnelles, mais de les intégrer comme étant des possibles à part entière dans la vie ordinaire.

Au final, parmi les nombreuses possibilités pour aborder l’éducation à la vie affective, relationnelle et sexuelle, j’en retiens actuellement deux que l’on peut travailler via la littérature et les arts :

– casser l’hétéronormativité et les stéréotypes de genres en cherchant des supports qui présentent une grande diversité de personnages, de relations et de parcours ;

– questionner, par nos supports, des situations problématiques ou de violence : inégalités, violences sexistes et sexuelles y compris dans le couple, inceste, pédophilie, infections et maladies sexuellement transmissibles.

Jacqueline Triguel, Questions de classe(s) et SUD éducation 78

Deux ressources consultées récemment, pour compléter cet article :

Un article de la même autrice : Ce que les chansons préférées des adolescents nous apprennent sur leur imaginaire amoureux

Podcast : Une question chaude ! L’éducation à la vie affective, relationnelle et sexuelle | France Culture

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