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A propos de Ugo Palheta, La possibilité du fascisme

Une recension du blog Luttes et ratures : https://www.questionsdeclasses.org/luttes-et-ratures/

L’avenir du fascisme

A propos de Ugo Palheta, La possibilité du fascisme.

Des mesures draconiennes prises par une bourgeoisie effrayée – voilà qui pourrait être une bonne définition du fascisme. En ce sens, Vichy est fasciste, le fascisme est encore à venir (1)

Dans La possibilité du fascisme, Ugo Palheta n’ambitionne pas de cerner une essence du fascisme ou même du Rassemblement National. Ce qui l’intéresse, c’est la possibilité d’un devenir-fasciste de notre société (2). Dans cette optique, la possibilité du fascisme est indissociable de la crise actuelle du capitalisme, crise sociale mais aussi dérèglement institutionnel. Il parle à ce propos de néolibéralisme triomphant, mais aussi de capitalisme pourrissant.

Pour U. Palheta, la possibilité du fascisme tient dans une crise d’hégémonie de la bourgeoisie. Il insiste, et c’est la partie du livre la plus convaincante, sur le fait que les classes dirigeantes sont dans un état de faiblesse idéologique car elles ont en fait de plus en plus de mal à légitimer leur politique ou, plus exactement, elles n’arrivent plus à camoufler la défense de leurs intérêts de classe particuliers en intérêt général. Le mouvement des gilets jaunes n’a pas manqué de mettre en lumière cette réalité.

Sous le néolibéralisme, c’est le capital qui détient le monopole de l’action politique. Au point d’ailleurs que les fonctions de souveraineté et de gouvernementalité lui sont maintenant complètement subordonnées. C’est cet enfermement de la politique dans l’univers néolibéral, l’extrême-centre comme idéologie et comme gouvernance, et l’impuissance de la gauche radicale à développer une critique unitaire du capitalisme qui expliquent pourquoi le néofascisme a fini par devenir une alternative séduisante.

U. Palheta rappelle comment le racisme, qui était résiduel et disqualifié après la Seconde Guerre mondiale, est redevenu d’actualité depuis la fin des années 1970. Mais, signe que le fascisme peut s’adapter à son époque et muter, il a pris des formes différentes. Alors que le vieux racisme biologique est définitivement disqualifié, l’idéologie fasciste fait l’objet de théorisations nouvelles. Ce sont en effet maintenant les différences culturelles indépassables qui expliqueraient pourquoi nos sociétés sont menacées d’éclatement. En fait, pendant toutes les années 1960 et 1970, l’extrême droite française a une stratégie centrée sur l’anti-communisme plutôt que sur la xénophobie. C’est seulement au début des années 1980, au moment où le chômage de masse s’installe et que les immigrés, à la fois semblables et différents, sont de plus en plus visibles dans la société que le racisme redevient véritablement une arme politique. Parallèlement, l’extrême droite put bénéficier des remodelages théoriques anti-universalistes et ethno-différencialistes entrepris par un courant bientôt qualifié de « Nouvelle Droite », la guerre des cultures en constituant l’actualisation la plus récente.

Dès les années 1930, Georges Bataille a souligné la capacité du fascisme à se servir des affects à des fins politiques. Il a à ce propos une formule marquante : «Le malheur matériel des hommes a de toute évidence, dans l’ordre psychologique de la défiguration, des conséquences démesurées.» (3)

Trump a lui-même remarquablement su instrumentaliser les angoisses et les peurs des classes moyennes et populaires blanches dévastées par la crise de 2008 pour arriver au pouvoir. En réalité, la droite nationaliste et néofasciste applique un peu partout les mêmes recettes pour arriver aux marches du pouvoir en convertissant la question sociale en politique du bouc-émissaire. Tout autant attachée au capitalisme que les libéraux, elle fait des étrangers la cause d’un désordre moral et de troubles sociaux qui menaceraient la cohésion nationale. Il y a toutefois quelque chose d’encore plus inquiétant. Comme les politiciens sont impuissants à résoudre la question sociale et à répondre au droit à une égale dignité du fait de leur entière soumission aux forces du marché, ils sont contraints d’aller sur le terrain des néo-fascistes pour réaffirmer leurs prérogatives, leur « légitimité » reposant de plus en plus exclusivement sur le maintien de l’ordre, la sécurité et la défense de la propriété. Quant à l’identité nationale, elle devient une réponse acceptable aux « paniques identitaires » provoquées par la décomposition sociale. La leçon historique de l’impuissance du libéralisme face au fascisme n’a pas été retenue, elle est même tout simplement ignorée.

U. Palheta estime qu’il faut davantage s’inquiéter du devenir fasciste du Rassemblement national plutôt que de son passé. Ce devenir est en germe et n’attend selon lui qu’un contexte favorable pour se révéler. En réalité, il manque plusieurs choses au Rassemblement national pour arriver au pouvoir, en dépit d’une situation sociale et politique qui ne peut que lui être favorable.

D’abord, on ne peut pas parler d’un parti de masse. Il a des électeurs, mais pas de très nombreux militants formés qui pourraient représenter une véritable force politique. Par ailleurs, mis à part l’électoralisme, il n’a pas de stratégie capable de le rendre politiquement hégémonique. Ce qui s’est passé en Italie ou au Brésil montre toutefois que la situation peut évoluer rapidement. Le Rassemblement national pourrait même échouer et disparaître, la voie serait toujours ouverte au fascisme car, comme le défend avec justesse U. Palheta, il est inhérent à la crise d’hégémonie du capitalisme. Mais il y a autre chose encore. Si la bourgeoisie s’est finalement ralliée au fascisme dans les années trente, c’est en raison de sa peur de la révolution sociale et du communisme. Sans le soutien des hauts fonctionnaires et de l’« État profond », on voit mal comment le fascisme, même sous une forme renouvelée, pourrait accéder au pouvoir. Voilà qui donne du crédit à la thèse de l’historien O. Paxton déjà évoquée, le fascisme comme mesures exceptionnelles prises par une bourgeoisie effrayée. Nous sommes en fait dans un entre-deux où tout peut basculer d’un côté comme d’un autre et ce sera à qui réussira à organiser la colère.

Pourtant, la rupture néolibérale semble si radicale que renouer avec les temps héroïques où se libérer signifiait faire dégringoler les entraves des chaînes et des frontières demande une patiente refonte de l’imaginaire révolutionnaire. Cela passera par la mise en confrontation de l’idée de révolution sociale avec les pratiques émancipatrices. Mais c’est sur cette question que butte la gauche radicale et c’est aussi ce qui transparaît à la lecture d’Ugo Palheta. L’affaiblissement de la classe ouvrière comme force et sujet politique et la montée du racisme et du sentiment national la conduisent soit à ignorer la question des identités, soit à adopter sans nuance la politique identitaire. Surtout, elle s’interroge peu sur sa valeur réellement émancipatrice, au risque de reproduire les séparations sociales qui rendent impossibles toute critique unitaire du capitalisme et, par conséquent, la constitution d’un mouvement suffisamment puissant pour relever le défi de la guerre menée par le capital. Sortir du capitalisme, c’est aussi s’échapper des identités où il nous retient. La difficile conquête de la liberté est à ce prix.

J. Debrune

1. Robert O. Paxton, La France de Vichy 1940-1944, Points Histoire, 1971, p. 224.
2. Ugo Palheta, La possibilité du fascisme : France, la trajectoire du désastre, La Découverte (coll. Cahiers libres), 2018, 276 p., 17 €.
3. G. Bataille, “La structure psychologique du fascisme”, Œuvres complètes I, Gallimard 1970, p. 349.

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