Professeur de lycée professionnel et militant de la FERC-CGT, Matthieu Brabant nous livre ici une série de réflexions sous forme de manifeste de la pédagogie des interactions.
Nous proposerons sous forme de feuilleton cet essai très stimulant…
Pour lire le premier article, c’est ici…
Pour lire le second article, c’est ici…
Principes d’incertitudes
C’est le moment d’expliquer le titre de cette contribution. Il s’agit d’une référence directe à un élément fondamental de la mécanique quantique. Je n’expliquerai pas ce principe, pour ne pas perdre les lectrices et lecteurs. Notez simplement que la mécanique quantique, entre autres dans son dialogue avec la philosophie, a plusieurs interprétations : celle qui me convainc le plus est que la réalité est une interaction. Je pense que la pédagogie est une interaction et que les incertitudes sont un élément fondamental de la pédagogie.
Incertitudes
Dans cette partie, je poserai les questions que je me pose en permanence dans ma pratique pédagogique et que je pose là comme questionnements à tout⸱es celleux qui se réclament d’une école émancipatrice, afin que nous puissions travailler à des réponses collectives. Je poserai quelques réflexions personnelles mais sans qu’elles soient prescriptives.
Trois questions guident les autres questions1 :
– Qui est scolarisé ?
– Qu’enseigne-t-on ?
– Comment enseigne-t-on ?
Je commencerai par la question de l’éthique. Commencer par ce point peut paraître surprenant d’un point de vue politique et pédagogique mais c’est une question fondamentalement pratique qui se pose : c’est bien joli tout ça, la pédagogie forcément politique etc, mais je suis fonctionnaire d’État dans le cadre d’un État capitaliste, et donc comment je fais ?
Pour commencer, je n’oublie pas la première partie de ma contribution : j’ai la lucidité de la situation dans laquelle je me trouve. Par ailleurs, je suis en effet soumis au statut des fonctionnaires d’État, j’ai une obligation de neutralité dans le cadre de mes fonctions, et parfois un devoir de réserve. Je précise néanmoins que mon statut m’offre la possibilité de désobéir à un ordre manifestement illégal et, surtout, ma liberté d’opinion comme citoyen est bien inscrite dans mon statut comme supérieure à mon devoir de réserve. J’ajoute ma liberté pédagogique, certes contrainte par le code de l’Éducation.
Tout ceci étant posé : je ne fais pas de mon statut un préalable à ma pratique pédagogique, je fais avec et je m’interroge : quelle éthique dans ce cadre ? La pratique pédagogique doit-elle exclure toute (pratique) politique ? Les enseignant⸱es sont-iels réellement neutres dans leurs pratiques pédagogiques ?
Il me semble qu’il faut différencier éthique personnelle et éthique collective. Nous devrions construire des éthiques personnelles portées à la contribution collective pour construire une éthique collective (cela aurait l’avantage de clarifier qui nous sommes d’ailleurs…). L’éthique que je réfléchis pour moi correspond à ma réalité de terrain, en l’espèce des lycées professionnels avec le statut de fonctionnaire d’État Professeur des lycées professionnels avec la discipline de concours enseignant mathématiques-sciences-physiques.
Évidemment, dans ce cadre, se pose la question d’un État autoritaire et/ou d’une extrême-droite au pouvoir. Mais au bout du compte, avoir une éthique et un cadre militant collectif permet d’avoir une réponse collective (et politique) et, surtout, la question de l’État, du rapport à l’État plus précisément, se pose tout le temps. Il faut, à mon avis, éviter les réponses individuelles, ce qui permet, d’ailleurs, d’éviter de fantasmer un statut qui nous protégerait tout le temps.
De plus, mon éthique doit intégrer le fait qu’aucune pédagogie n’est neutre politiquement mais que je refuse toute propagande politique dans le cadre pédagogique car je vise l’émancipation des élèves. Une telle éthique permettrait, d’ailleurs, d’assumer me placer dans le cadre de l’école capitaliste.
Enfin, mon éthique doit tenir compte de la réalité. Celle des élèves, celle de mon lieu de travail et ma réalité personnelle et intime.
Autre questionnement : celle des savoirs. On enseigne à partir de savoirs ou on enseigne des savoirs ? J’interroge là le dialogue qui s’engage lors du moment pédagogique. J’ai le sentiment que l’on enseigne à partir de savoirs mais je laisse la question ouverte. Mon sentiment vient d’une interrogation concernant les savoirs : Savoirs savants ? Savoirs experts ? Savoirs de base ? Savoirs pragmatiques ? Savoirs mixtes ?
Que penser de savoirs définis comme fondamentaux pour le fonctionnement de la société mais qui sont incompris voire non légitimes pour une partie de la population ? Ainsi, la physique moderne est centrale dans nos sociétés actuelles, via l’énergie nucléaire par exemple, mais c’est bien une partie très petite de la population qui en maîtrise les concepts, les applications technologiques et les limites scientifiques. Autre exemple : les mathématiques sont partout, il suffit de lire un journal pour s’en rendre compte, mais les outils mathématiques sont bien souvent peu maîtrisés et surtout peu compris (y compris par les journalistes qui utilisent les outils mathématiques).
Ceci permet de poser ces trois questions : Qui et comment décider des savoirs à partir desquels on enseigne ou à enseigner ? De façon démocratique ? De façon légitime pour le collectif ? Dans le cadre « démocratique » actuel de nos sociétés, nous ne pouvons que proposer des réponses partielles. Si nous essayons d’aller plus loin, nous devons interroger ce qu’est un savoir et à qui ce savoir est utile. L’une des entrées possibles peut-elle être les pédagogies coopératives ? Je pense que oui car elles permettent aussi de poser les questions cognitives sous-jacentes, portent des « valeurs » qui posent ces questions, et proposent des outils intéressants. J’ajoute que je ne fais pas des pédagogies coopératives la base de toute pédagogie émancipatrice (d’ailleurs le Capitalisme considère ces pédagogies comme utiles…) mais comme une opportunité pour travailler à ces questions sans se couper de la réalité de terrain.
J’ai un dernier questionnement concernant les savoirs : la question de la culture commune. Faut-il une culture commune, d’ailleurs ? Si oui, et je pense que oui, ce commun se construit principalement aux plus jeunes âges (en tout cas en grande partie avant les lycées professionnels dans lesquels j’enseigne), pour se compléter et s’ajuster tout au long de la vie. Pour une grande partie, en partant de mon terrain d’enseignement, c’est donc un questionnement sans réponse de ma part. Je pose néanmoins la question : comment faire du commun si les objets de ce commun eux-mêmes sont en partie dépendants des publics ? Qui décide, du coup, de ce qui doit être commun ?
Liberté, égalité, fraternité : avez-vous noté que dans les questions éducatives, c’est toujours la question de l’égalité qui est interrogée (au point que certain⸱es ont inventé le terme « égalitarisme ») ? Il faut dire que si l’article 1 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen annonce que « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune. », l’article 6 précise que « La loi est l’expression de la volonté générale. Tous les citoyens ont droit de concourir personnellement ou par leurs représentants à sa formation. Elle doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse. Tous les citoyens, étant égaux à ses yeux, sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents. » Et là nous comprenons la problématique entre égalitarisme et égalité réelle. Je précise : puisque toutes les données montrent qu’il y a une incontestable inégalité scolaire corrélée aux inégalités sociales, comment déconnecter la question de l’égalité de la galaxie « c’était mieux avant » ou autre « baisse du niveau » ? La question de l’égalité est une question prioritaire et évidemment se pose en question de moyens mais : quelles conséquences sur les savoirs à enseigner ?
Doit-on néanmoins ignorer que l’égalité réelle suppose une perte de domination pour les enfants des classes dominantes ? Et, pour moi, question corollaire : L’égalité suppose-t-elle la construction de nouveaux savoirs ou connaissances ? (sous-entendu des savoirs ou connaissances « non académiques »). Il me semble que notre priorité doit d’abord être la question de l’égalité pour unifier les fractions dominées dans la lutte des classes. Sans doute que cela ne peut qu’engendrer des réactions identitaires violentes qu’il faudra combattre. Nous retrouvons d’ailleurs là la question du commun.
Je pose ensuite la question syndicale. Je la pose car je me pose la question de la lutte des classes. D’abord car celle-ci semble oubliée, expliquant sans doute d’ailleurs la lente dérive du syndicalisme vers un amicalisme renforcé. Ensuite car la question de la force collective sur le lieu de travail reste fondamentale pour toutes les travailleur·euses. Enfin, car notre travail pédagogique s’accompagne inévitablement de questionnements sur nos conditions de travail d’une part et les rapports de classes d’autre part. Je ne vois pas comment nous pourrions avoir des propositions pédagogiques sans réfléchir aux incidences sur les conditions de travail des enseignant⸱es et les conditions d’apprentissage des élèves (l’inverse est encore pire !). Nos luttes pédagogiques sont-elles donc nécessairement syndicales ? Oui, et poser la question syndicale pour les enseignant⸱es, en particulier en France, pose la question du cadre dans lequel se syndiquer : nos pratiques pédagogiques en lien avec la lutte des classes nécessite de se syndiquer dans une confédération ouvrière ? Sans revenir sur l’histoire du syndicalisme, il me semble que oui. Je fais un lien direct avec la question suivante : comme enseignant, suis-je forcément antifasciste ?La réponse est pour moi positive car d’abord nous sommes comme syndicalistes évidemment en lutte contre le fascisme. Il nous revient de montrer que dans le cadre de la lutte des classes l’extrême-droite a toujours été du côté des classes dominantes. Le fascisme et l’extrême-droite étant des ennemis mortels du syndicalisme et de la démocratie.
L’écologie doit être une question centrale de l’enseignement pour des raisons tactiques et/ou de fond ? Devons-nous participer aux entreprises de greenwashing dans l’école ? Je suis dubitatif mais je suis bien obligé de reconnaître que c’est souvent un moteur d’entrée en dialogue pédagogique avec les jeunesses.
Pouvons-nous alors construire, avec les jeunesses une réponse collective à la crise écologique actuelle et un autre rapport à la « nature » ? Cette question se pose pour moi car je m’interroge sur l’existence d’une intelligence écologique dans le sens où nos rapports cognitifs à notre environnement, que ce soient les rapports sociaux ou les rapports à notre environnement animal, végétal et spatial, sont tous soumis à une réflexion quant à nos actes dans ces rapports. Peut-être est-ce là l’entrée pédagogique la plus pertinente d’un point de vue politique ?
Enfin, sans doute la question la plus centrale dans ma pratique pédagogique : avoir une connaissance critique de la réalité est l’essence de toute pratique pédagogique. Je ne mets pas de point d’interrogation, là pour le coup, car je pense que l’esprit critique, tel qu’il est souvent développé dans l’Éducation nationale, me semble être un mythe via une simple adaptation aux problèmes réels posés. La raison en est, pour moi, qu’il faut donner une soupape de respiration aux états de crises que nous vivons sans pour autant laisser trop de brèches à la critique réelle du système. Je ne serai pas plus long sur la question critique car elle sera centrale dans mes principes pédagogiques.
1 Je dois ces trois questions à Samuel Joshua.