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Tout est si brillant – de l’amour et de la littérature pour viser la lune

couverture de l'album tout est si brillant, un petit garçon porte un diadème, il est entouré de pailettes et de fleurs

En octobre 2022, la jeune maison d’édition Shed Publishing publie, après deux essais sur la ville et la décolonisation, son premier album jeunesse : Tout est si brillant de Tarek Lakhrissi et Jehane Yazami. L’album est arrivé entre mes mains avec un an de retard, à l’occasion de la sortie de Entrer en pédagogie antiraciste, chez les mêmes éditrices. Mieux vaut tard que jamais.

Amir chante « super bien » lui fait remarquer une de ses ami·es. L’enfant rêve d’être une star, « une étoile qui brille au loin ». Lorsqu’il s’endort « au pays des merveilles », il se costume de « mille parures au mille motifs et autant de couleurs » puis chante sur scène devant sa famille, ses ami·es, ses voisin·es. Puis, « comme un oiseau aux ailes déployées », il vole de ville en ville dans le monde entier pour une tournée internationale mais… il se réveille dans son lit couvert de « paillettes multicolores » et de « pétales de fleurs ». L’histoire de Tout est si brillant est simple, d’autant qu’elle emprunte les chemins du songe qui l’autorise à ne pas obliger l’intrigue à se confronter au réel. Pour autant, l’album et ses strass sont précieux et son enfantine simplicité s’ancre dans une grande profondeur.

Queer et racisé / représentation et transgression

En effet, Tout est si brillant organise une double transgression dans la littérature jeunesse. Tout d’abord, si l’imaginaire des paillettes et des stars à succès ne semblent pas si subversifs, il prend une dimension queer et transgressive quand Amir s’en saisit. Amir est un garçon qui aime les paillettes et les fleurs, porte un diadème et des bijoux. Par ailleurs, Amir vit dans un quartier populaire : il est racisé et grandit dans une famille musulmane, probablement originaire du Maghreb (comme l’auteur?). Sa mère, Souad, porte le voile et lui chante des chansons en arabe. Notons d’ailleurs que maman Souad ne semble pas avoir de conjoint·e : famille monoparentale ? Ou autre parent (père ? Mère?) qui ne soutiendrait pas son fils ? Elle semble assumer seule (comme des milliers de femmes) l’éducation de son fils, tout en puisant dans l’héritage de sa propre mère.

Massamba, le marchand de tours Eiffel, Béatrice Fontanel et Alexandra Huard

Si la littérature jeunesse met de plus en plus souvent en scène des enfants racisés, elle est encore marquée par des tropes puissants quant à leur représentation. En effet, au fil de mes lectures, il me semble que le plus souvent les enfants racisés de la littérature jeunesse sont :

– Des étrangers, traités par le fait qu’ils viennent d’ailleurs et renvoyé à un imaginaire exotique. On peut penser aux différents livres sur l’enfance en Afrique (Tibi ne veut pas aller à l’école par exemple) ou les albums sur l’immigration et les sans-papiers (comme le magnifique Massamba le vendeur de tour Eiffel).

Julian est une sirène, Jessica Love

– Des enfants victimes de racisme ou de difficultés sociales.

– Des enfants américains comme le génial Julian est une sirène (qui a pour point commun avec notre album d’avoir un petit garçon racisé transgressant le normes de genre) ou toute la littérature sur les militant·es des droits civiques (comme le Le Bus de Rosa ou Ruby tête haute).

Manuel Haut les maths – CM2, éditions Retz

– Des enfants dont la peau n’est pas blanche, mais sans aucune caractéristique sociale. Que cela soit dans les albums ou les manuels scolaires récents, on peut sentir une sincère attention à la « diversité » et aux questions de représentation. Les enfants non-blancs apparaissent désormais régulièrement dans les illustrations, cependant à quelques exceptions prêts, ces enfants n’ont plus aucune caractéristique social comme s’iels avaient, pour s’intégrer à la littérature, laissé leurs parents pas assez français au bord de la page. La représentation de la diversité en littérature célèbre bien souvent une culture « universaliste » finalement assez peu diversifiée. Un petit peu comme si l’imaginaire de l’éducation nationale avait déteint sur le monde de l’édition (?)… « Le circuit traditionnel d’édition jeunesse semble incapable de publier des personnages culturellement marqués et/ou des récits sur les questions raciales depuis le point de vue des personnages racialisés » écrit à ce sujet la chercheuse Sarah Ghelam, malgré que depuis 2020, quelques exceptions existent.

Or, Tout est si brillant évite de manière très belle et poétique ces tropes de l’enfance racisée. Amir n’est pas caractérisé uniquement par les problèmes qu’il vit. Amir n’est pas exotique : il n’est pas renvoyé à un ailleurs. Mais Amir est réaliste, il ressemble à un enfant en France – à mes élèves, à vos fils ? – avec l’épaisseur de sa culture familiale et des liens qui l’unissent à ceux et celles qui l’aiment.

Le circuit traditionnel d’édition jeunesse semble incapable de publier des personnages culturellement marqués et/ou des récits sur les questions raciales depuis le point de vue des personnages racialisés.

Sarah Ghelam, chercheuse sur la littérature jeunesse, dans un article de son carnet de recherches. Elle a par ailleurs contribué à l’aventure éditoriale de Tout est brillant !.

“Amir, habibi ?”

En effet, l’un des sujets centraux de l’album est peut-être l’amour des proches. Amir est très entouré : par ses ami·es qui l’encouragent à chanter, par sa mère et sa grand-mère qui lui ont transmis leur culture musicale mais aussi par les « visages familiers » de tout un quartier. L’album se caractérise par une grande douceur, dans les couleurs pastels d’abord, mais surtout sur les sourires omniprésents des personnages et notamment de Maman Souad dont la « voix est douce et d’or ». Rares sont les albums qui explorent avec autant de tendresse et de profondeur le lien mère-fils. « C’est un très beau projet mon cœur » dit-elle à Amir, avant de lui chanter une comptine en arabe qui agit comme un souffle magique. Lorsque Amir chante devant son public, on entend sa mère qui crie « C’est mon fils ! C’est mon fils ! » en le pointant du doigt. « C’est mon fils ! » : être touché comme lecteur parce qu’on y entend sa propre mère, être touché comme lecteur parce que la fierté de Maman Souad est ici un soutien à son fils face à tout un système raciste et hétéropatriarcal. Si la question de l’amour maternel semble être un classique de la littérature pour les plus petit·es, l’affirmation de cet amour et d’un soutien parental inconditionnel dans un contexte populaire et immigré revêt rapidement une dimension politique.

Même le fait d’aimer nos enfants, comme toutxe parent, nous est dénié.Jusqu’où peut-aller la déshumanisation ?

Contribution du Front de mères dans Entrer en pédagogie antiraciste (2023).

En effet, comme le rappelle Nacira Guénif dans Entrer en pédagogie antiraciste, le système scolaire et sa matrice coloniale exige « des élèves qu’ils abandonnent une partie de ce qui les constitue, et ce, tout en étant continuellement rappeléëés à ce dont iels ne peuvent pas se défaire ». Et, c’est entre autres par la stigmatisation des parents, de leur héritage et de leur parentalité, que s’exerce la racisation des enfants « continuellement tenuës responsables d’être qui iels sont, des élèves avec une physionomie particulière, avec des parents aux noms bien spécifiques, maitrisant des langues – parlées à la maison – qui feraient obstacle à l’apprentissage du français et à leur parfaite conformité avec le système scolaire. C’est cela qui les racialise, dans la mesure où la racisation se combine avec des rappels à l’indignité sociale, d’inaptitude familiale et parentale […] ». « Même le fait d’aimer nos enfants, comme toutxe parent, nous est dénié, constate le Front de mères dans le même ouvrage.Jusqu’où peut-aller la déshumanisation ? ». « L’école leur apprend [aux enfants] à avoir honte de leurs ancêtres, de leurs parents, honte de ce qu’ils sont. » écrit Fatima Ouassak, membre du Front de mères dans son livre La Puissance des mères.

La puissance des mères, Fatima Ouassak

L’amour-soutien-fierté de maman Souad dans Tout est si brillant n’est donc pas anodin. Tout d’abord, il déjoue le stéréotype attendu d’une mère musulmane donc homophobe. D’autre part, il réaffirme l’enjeu de la transmission (sa culture maghrébine notamment via la musique) et de l’amour. « Ce système hostile, raciste, continue Fatima Ouassak, a bien compris que nos familles, le lien qui nous lie à nos enfants, la transmission que nous leur devons, notre histoire, nos mémoires, nos luttes, nos communautés, nos racines, nos langues et notre religion sont des ressources pour nos enfants : un soutien, une écoute, un front de résistances collectives. » D’ailleurs, Amir ne s’y trompe pas : lorsqu’il arrive dans une ville inconnue lors de son onirique tournée mondiale, il se demande alors : « Où sont les gens que j’aime ? ».

Croire en ses rêves – viser la lune

Tout est si brillant est un manifeste pour autoriser les enfants, tous les enfants à croire en leurs rêves. Lorsque Amir finit par se réveiller, des paillettes et des pétales de fleur n’entourent-ils pas encore son lit ? « Les enfants racisés de classes populaires voient leur champ des possibles réduit dès la naissance, et tout au long de leur vie » nous rappelle encore Fatima Ouassak. Tout est si brillant n’est donc pas un album naïf. Il y a un enjeu social et politique à autoriser les enfants à croire en leurs rêves et à « viser la lune » comme l’affiche un panneau à la page où Amir est déboussolé dans une ville qu’il ne connaît pas. Ce clin d’œil à la chanteuse Amel Bent nous rappelle le lien fort entre transmission, combat et ambition : « Viser la Lune / Ça me fait pas peur / Même à l’usure / J’y crois encore et en cœur / Des sacrifices / S’il le faut j’en ferai / J’en ai déjà fait / Mais toujours le poing levé ». D’ailleurs, la tenue éblouissante d’Amir est aussi une « armure » pour « affronter le monde ». Si Amir bénéficie du soutien de ses proches, il sait donc déjà qu’il devra chanter « avec la force et le sourire, le poing levé vers l’avenir ». D’ailleurs, l’absence d’un autre parent nous laisse avec des hypothèses : si maman Souad est mère célibataire, vit-elle les difficultés liées à ce statut ? Si Amir a un autre parent, que révèle son absence ? Le soutien aux rêves d’Amir est-il total dans sa famille ?

Vers une littérature renouvelée

Lire et relire Tout est si brillant pour écrire cet article a été pour moi jubilatoire. J’ai hâte de le ranger en évidence dans la bibliothèque de ma classe et d’observer les réactions de mes petit·es élèves de CE2. Hâte de voir leurs réactions face à un album qui n’a pas pour lectorat implicite des petits enfants blancs de classe moyenne ou supérieur, de voir leurs réactions face à un album qui les inclut dans la littérature. Hâte aussi d’avoir leurs avis sur les transgressions de genre d’Amir. Cependant, en tant que lecteur à la fois adulte et blanc, je n’ai pas apprécié le livre uniquement par procuration.

Au sein du mouvement Freinet (comme dans beaucoup anciens mouvements “de gauche”), la « déconstruction » fait peur à certain·es militant·es qui reprochent au concept sa dimension négative. « Moi je suis là pour construire ! S’exclament-iels. Tout ça, ça nous divise. » Ces militant·es (blanc·hes) devraient lire plus de littérature jeunesse pour saisir à quel point se défaire des dominations trace un avenir désirable pour tous et toutes. En effet, la prise en compte d’un lectorat non-blanc et non-hétérnormé par des éditeurs·rices, auteurs·rices et illustrateurs·rices elleux-mêmes non-blanc·hes et/ou queer (est-ce un hasard ? ), en plus de rendre justice aux enfants marginalisé·es (de la société comme de la littérature), apporte un souffle nouveau et un réel renouvellement esthétique. Amir n’est pas le seul à être nourri par la poésie arabe et les paillettes queer, c’est tout l’album et son lectorat qui le sont alors. Une esthétique nouvelle qui se construit à travers les douces illustrations de Jehane Yazami. La littérature jeunesse contemporaine s’ouvre progressivement à d’autres formes, d’autres références et inventent des représentations renouvelées
En espérant que le mouvement continue.

Fille de quartier populaire
Qui a appris à être fière
Bien plus d’amour que de misère
Bien plus de coeur que de pierre

Je n’ai qu’une philosophie
Être acceptée comme je suis
Avec la force et le sourire
Le poing levé vers l’avenir
Lever la tête, lever le torse
Sans cesse redoubler d’efforts
La vie ne m’en laisse pas le choix
Je suis l’as mais pas le roi

“Viser la lune”, Amel Bent (2004)
https://www.youtube.com/watch?v=D38EUIll1pM

Tarek Lakhrissi (texte) et Jehane Yazami (ill.), Tout est si brillant, Shed (coll. Dents de scie), 2022, 36 p., 14 €.

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