Entretien avec Martine Boudet coordinatrice de SOS Ecole Université -Pour un système éducatif démocratique– (Le Croquant, 2020) (1)
Cet ouvrage, coordonné par Martine Boudet, membre du Conseil scientifique d’Attac France, est cosigné par des responsables syndicaux –du SNUIPP, du SNES, du SNESUP-, de la fondation Copernic, du mouvement des professeur.es du primaire en désobéissance et du groupe Jean-Pierre Vernant. Avec le soutien de l’Institut de recherches de la FSU.
Le registre de ce titre « SOS Ecole Université » est dramatique. Quel est l’état des lieux que dresse ton équipe ?
Ce titre ne se veut pas alarmiste : au-delà des initiés que sont les personnels, il s’agit d’attirer l’attention d’un plus large public, en cette rentrée problématique sous différents aspects. Nous sommes confronté·es à une série de contre-réformes, qui sont souvent imposées. Il devient urgent de résister à cette « culture de la violence instituée », et à la sélection sociale qui en est une motivation et qui conduit au sacrifice des nouvelles générations. Ce livre propose un plan de sortie de crise dans les secteurs éducatif et de recherche.
Selon les auteur.es, cette résistance nécessite à la fois la compréhension du néolibéralisme autoritaire et l’invention d’un contre-modèle. A l’heure de la mondialisation, des paramètres contextuels sont à prendre en compte: l’essor d’un « capitalisme cognitif » qui discrimine les savoirs disciplinaires en fonction de leur degré de rentabilité et qui technocratise la gestion éducative ; les nuisances d’un élitisme xénophobe qui, s’appuyant sur l’autoritarisme de la 5e République, entrave l’élaboration d’une culture commune adaptée aux évolutions, avec les outils analytiques et stratégiques requis.
Ce constat est globalement partagé dans nos sphères syndicales et associatives respectives. A votre avis, quels sont les bilans des politiques ministérielles dans la dernière décennie ?
Le constat est qu’un rendez-vous historique a été globalement manqué sous l’ère Hollande-Peillon, le bilan de la Refondation étant mitigé. On peut noter positivement la création des ESPE2 (à la place des IUFM3 démantelés sous Sarkozy), même si le flou concernant leur fonction n’a pas été entièrement levé, et saluer la création d’organes autonomes tels que le CNESCO4 et le CSP5, ainsi que de postes d’enseignement. Cela dit, le maintien de la LRU6 entérine le choix d’une Université inféodée au dogme néo-libéral. Par ailleurs, le maintien de structures de gestion autoritaire au niveau des pouvoirs intermédiaires, -qu’ils soient académique, rectoral ou inspectoral – entrave la libre expression et la participation des premiers acteurs et actrices sur le terrain, que sont les enseignant.es et personnels d’éducation.
Depuis lors, avec l’ère macronienne, on enregistre une série de réactions en chaîne. Le projet malthusien de loi de Programmation Pluri-Annuelle de la Recherche (LPPR) remet en cause le statut d’enseignant·e-chercheur·e et les libertés académiques qu’il garantit. Avec la mise à l’index des sciences de l’éducation, les neurosciences sont survalorisées dans le Conseil scientifique du ministère de l’Éducation nationale, inauguré en 2018. « L’Ecole de la confiance » version Blanquer est, d’une manière générale, celle du devoir de réserve imposé aux personnels (au motif d’un « devoir d’exemplarité ») et d’involutions aux plans pédagogique, didactique et programmatique.
En effet, concernant la pédagogie, la chasse aux méthodes actives et constructivistes, spécialement pour l’apprentissage de la lecture en primaire, est de rigueur…Avec un tel bilan, on imagine que les conséquences de cette gestion sont de la même aune ?
L’une des résultantes est, en dépit des principes affichés de tous côtés, la progression inquiétante des inégalités scolaires, ce dont pâtissent principalement les publics des quartiers populaires et multi-ethniques. En complément d’une politique de moyens plus ambitieuse à dispenser à l’éducation prioritaire, il faut revisiter les programmes d’enseignement, pour sortir d’une vision ethnocentrée et permettre l’expression des cultures périphériques, dans leur diversité créatrice. A défaut de quoi, discriminations systémiques et violences réactionnelles ne font et ne feront que s’amplifier.
Une autre résultante est, à la différence de la valorisation des ministères régaliens (les « forces de l’ordre »), la nette dégradation des conditions d’enseignement et d’études, spécialement dans le Secondaire, qui est majoritairement féminin : répression de personnels par la hiérarchie, également de professeurs du Primaire en résistance pédagogique, violences sociétales, vie scolaire perturbée, crise du recrutement… Le mouvement #Pas de vague en 2018 et le suicide de Christine Renon à la rentrée 2019 sont emblématiques de cette crise. C’est l’un des angles morts du système, puisque géré dans l’ombre des rectorats, des académies et des établissements. Des rapports parlementaires ou d’autre nature documentent cette situation, sans pouvoir inverser cette tendance délétère. De même que les CHSCT7, qui mettent pourtant en avant les ressources psycho-sociales propres aux personnels.
Cela dans un contexte de plus en plus liberticide, marqué par un arsenal de lois, anti-terroriste, anti-casseurs, très bientôt anti-séparatiste. Il n’est pas question, bien sûr, d’éluder la réalité des violences multilatérales et racistes qui fragilisent la société, y compris la vie scolaire dans de nombreux établissements, et pas seulement ceux des quartiers populaires. Mais il reste à évaluer la part de responsabilités des violences d’Etat (policière, judiciaire, administratives…), qui s’inspirent des thèses et programmes de l’extrême droite. Elles sont trop souvent à l’origine d’autres, réactionnelles, dans un effet boomerang ou de spirale descendante. Ou bien elles sont à l’origine d‘un esprit de passivité voire de soumission, qui traverse les corporations. Pour exemple, la réduction drastique des prérogatives des commissaires paritaires syndicalistes, édictée par la loi de réforme de la Fonction publique, passe inaperçue.
La question démocratique devient prégnante, à tous niveaux. C’est la raison pour laquelle le sous-titre est « Pour un système éducatif démocratique » ?
D’autres ouvrages ont été publiés sur le système éducatif et de recherche, et celui-ci s’y réfère8. Dans la mesure où la question démocratique fédère la vie sociale, scolaire, universitaire, autour des valeurs républicaines et d’un vivre ensemble acceptable, la spécificité de ce livre est de se concentrer sur les questions de démocratisation institutionnelle et programmatique. Dans la perspective d’une transformation des modes de gouvernance, de la restauration des missions et des conditions de travail et d’études, dans un climat d’inclusion culturelle et de collégialité. Un bilan, établi par degrés de scolarisation et en fonction des contre-réformes passées ou en cours, donne lieu à des programmes de remédiation ou à des alternatives, qui complètent d’autres travaux tournés vers les mêmes objectifs.
Un appel est lancé, en conclusion, en faveur d’une campagne intersyndicale et citoyenne, pour, à l’image des services de santé dans cette période de pandémie, réhabiliter notre secteur, cet autre pilier de la République sociale. En ces temps mauvais de montée en puissance de l’extrême droite, comme tu le démontres dans ton livre sur les réac-publicains,9 et de remise en question de l’Etat de droit, la promotion des acquis et des statuts qui les garantissent, s’avère indissociable de celle des libertés professionnelles (académiques, didactiques et pédagogiques). A l’heure de récupérations « sécuritaires » de la crise sanitaire, cet objectif n’en est plus urgent à réaliser.
L’individualisme défensif ou de repli qui menace nos corporations, s’il est compréhensible dans le cas de pressions devenues insupportables, ne peut être une réponse adaptée. De même que le fonctionnement vertical qui sous-tend parfois l’exercice syndical. Seule, une élaboration collégiale, non sectaire, unitaire, permettra de venir à bout de ce rouleau compresseur.
Cette publication est à l’actif d‘une équipe inter-catégorielle, interdisciplinaire, intersyndicale et qui exerce dans diverses métropoles, Lille, Marseille, Nantes, Paris, Rennes, Toulouse. Elle est constituée d’universitaires et de responsables dans les secteurs de l’enseignement, de la formation, de l’inspection, de la protection des personnels…10
Concernant tes disciplines d’enseignement, le français et les lettres, quelles incidences cette gestion a-t-elle, selon toi? Le livre a t’il des préconisations à ce sujet ?
Pour faire face à la confrontation des cultures dont profite le pouvoir dans sa gestion néo-libérale-autoritaire (voir le projet de loi anti-séparatiste actuellement en discussion au Parlement), pour réduire la part du populisme réactionnaire dans l’opinion publique, le dernier chapitre “Pour une Ecole et une Université inclusives” promeut une ouverture francophone, notamment. La crise des études en français et en lettres résulte d’abord de la fermeture identitaire qui en est la marque depuis trop longtemps, sur une base d’exclusion des textes dits périphériques –même ceux des Outre-mer, pourtant français-, alors que nos publics sont naturellement immergés dans une culture francophone, européenne et mondialisée. Un exemple emblématique de cet enfermement national est la fermeture récente de la chaîne France ô, en l’absence de mobilisation d’envergure en métropole. Cet élargissement des programmes d’enseignement, qui nécessite une véritable formation initiale et continue, serait à ajouter à la promotion précitée de l’éducation prioritaire, dans les quartiers populaires entre autres.
Dans le livre que j’ai coordonné précédemment, Les langues-cultures moteurs de démocratie et de développement (Le Croquant, 2019)11, le chapitre “Pistes pour l’ouverture et la revivification du français et des lettres” est fondé sur un programme détaillé d’inclusivité culturelle. A ce volet, il faudrait associer la réhabilitation de la grammaire du discours, qui est le volet communicationnel de nos disciplines, progressivement démantelé depuis l’ère Darcos, au profit d’une grammaire de phrase décontextualisée. En fait, ces deux spécialités –littérature francophone et grammaire du discours- correspondent respectivement à des acquis du FLE-FLS12 et du FLM13, qu’il reste à promouvoir. Le Conseil supérieur des programmes (CSP) a peu élaboré à ce sujet, avant sa mise à l’index par le nouveau pouvoir. Ce serait bien que, dans un premier temps, le monde associatif s’empare de ces questions et les popularise dans nos corporations, comme l’une des sources d’une remobilisation idéologique et stratégique nécessaire.
1. Martine Boudet (coord.), SOS École Université -Pour un système éducatif démocratique, Le Croquant, 2020.
https://editions-croquant.org/hors-collection/609-sos-ecole-universite-pour-un-systeme-educatif-democratique.html
2. ESPE : École supérieure du professorat et de l’éducation.
3. IUFM : Institut universitaire de formation des maîtres.
4. CNESCO : Centre national d’étude des systèmes scolaires.
5. CSP : Conseil supérieur des programmes.
6. LRU : loi relative aux libertés et responsabilités des universités.
7. CHSCT : Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail.
8. Martine Boudet, Florence Saint-Luc (co-coord), Le système éducatif à l’heure de la société de la connaissance, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 2014.
http://pum.univ-tlse2.fr/~Le-systeme-educatif-a-l-heure-de~.html
Fondation Copernic (Axel Trani coord), Blanquer: un libéralisme autoritaire contre l’éducation, Paris, Ed Syllepse, 2018.
http://www.fondation-copernic.org/wp-content/uploads/2018/03/blanquer.pdf
9. Grégory Chambat, L’école des réac-publicains, la pédagogie noire du FN et des néo-conservateurs, Paris, Éditions Libertalia, 2016.
https://www.questionsdeclasses.org/reac/?+-Livre-L-ecole-des-reac-publicains-+
10. Auteur.es : Philippe Blanchet, Martine Boudet (coordination), Emmanuel Brassat, Sophia Catella, Vincent Charbonnier, Paul Devin, Marie-France Le Marec, Alain Refalo, Valérie Sipahimalani, Axel Trani, groupe Jean-Pierre Vernant.
11. https://editions-croquant.org/sociologie-historique/550-les-langues-cultures.html
Ouvrage de linguistes, d’anthropologues et de praticien.nes, avec la participation de la DGLFLF/Direction générale de la langue française et des langues de France (ministère de la Culture).
12. FLE-FLS : Français langue étrangère-français langue seconde.
13 FLM : français langue maternelle.