Sélection n’est pas raison : « On trie les déchets, pas les enfants ! » – avril 2024
Les républicains bourgeois, qui ne veulent jamais trop avoir affaire avec les questions de déterminismes sociaux, de justice sociale, sinon pour se donner bonne conscience en multipliant les actes de charité, ont jugé, dès l’avènement de la Troisième république, nécessaire d’instaurer un système permettant de se débarrasser de l’encombrante question du déterminisme social : et ce fut comme l’acte de naissance de l’École de la République. Par l’entremise de cette institution, il pourrait devenir possible d’imaginer un système méritocratique, où chacun ne récolterait jamais que les fruits de ses mérites individuels. Les dominants savaient pertinemment, dès l’instauration de cette École, qu’ils ne perdraient pas l’avantage des places acquises, ils savaient tout autant quels bénéfices idéologiques ils pourraient tirer de ce « système universel ».
La puissance idéologique de l’institution scolaire républicaine, en France, fut de transformer les injustices sociales et économiques, les déterminismes de « classe », structuraux, en des questions individuelles, c’est ce que Louis Althusser appellerait, dans les années 1970, un Appareil Idéologique d’État. Les vainqueurs vaincraient selon leurs mérites tandis que les autres perdraient parce qu’ils n’auraient pas mérité de gagner. Il fallut attendre, ne nous le cachons pas, en dehors de certains milieux politisés, la fin des Trente glorieuses et les travaux d’un Pierre Bourdieu, par exemple, dans les années 1980, pour se mettre à douter de la capacité de l’École de la République à lutter contre la puissance des déterminismes sociaux.
L’École de la République remplit donc, pendant au moins un siècle, ce double rôle : elle permettait aux classes dominantes de conserver leurs positions sociales acquises en même temps qu’elle permettait de légitimer les dominations sociales et politiques instituées. Qu’il y ait eu des transfuges de classes ne change rien à l’affaire, cela était même nécessaire et de peu d’importance finalement, l’essentiel étant de perpétuer la structure économique et sociale instituée, envers et contre tout.
Idéologiquement, l’École fonctionne donc comme un vaste système de sélection, socialement légitimé : elle a fait et fait encore largement consensus dans sa capacité à sélectionner « les meilleurs » d’« entre-nous », en nous hiérarchisant selon un système de valeurs, certes peu explicité, mais également peu discuté. Par exemple, l’idée que ce sont celles et ceux qui travaillent le plus qui sont les meilleur(e)s élèves, celles et ceux qui réussissent le mieux, apparaît comme une évidence toujours et encore largement partagée (condition nécessaire à l’idéologie méritocratique). Pourtant, les enseignants savent pertinemment que cela est foncièrement faux. Et quand bien même cela s’avèrerait vrai, les enseignants savent encore que celles et ceux qui travaillent le plus ne sauraient être jugés nécessairement « plus méritants » étant donné la pluralité des facteurs qui entrent en jeu dans le fait de « travailler » ou de ne pas « travailler » lorsque l’on est un ou une enfant de trois ans, cinq ans, 10 ans, et même quinze ans… Pluralité de facteurs qui, si nous les considérions honnêtement, nous imposeraient de prendre en compte combien la « réussite » scolaire dépend largement des déterminismes psychiques, familiaux, sociaux, culturels.
Pourquoi en passer par là ? Pour rappeler, peut-être, que l’École est aussi, si ce n’est son caractère central, une institution de sélection ; et par conséquent d’élimination, ce que l’on oublie un peu trop souvent, par commodité intellectuelle et morale, probablement. Certes, la dimension de compétition ne s’y dévoile peut-être pas dès les premières années, mais tout tend vers une finalité qui s’écrit en résultats compris comme autant de différences objectivement valorisées. Dire que l’École est une institution qui permet la valorisation, généralisée et définitive, de différences produites objectivement, au profit des classes dominantes et au détriment des classes dominées, pour justifier des processus de dominations institués, cela n’est peut-être pas si « fou », quand bien même cela vient faire irruption et violence au consensus idéologique établi.
Si tel était effectivement le cas, alors la violence à l’œuvre au cœur de notre système scolaire devrait aussitôt être caractérisée et dénoncée car ce type de violence entretient des liens plus que ténus avec la ségrégation et l’hétérophobie, ce terme utilisé par Albert Memmi pour généraliser sa propre définition du racisme en prenant en compte non seulement les différences « physiques », « raciales », mais toutes les différences valorisées en vue de dénigrer et d’ordonner l’élimination des, justement, « différents ». « Le racisme, écrivait Albert Memmi, est la valorisation, généralisée et définitive, de différences, réelles ou imaginaires, au profit de l’accusateur et au détriment de sa victime, pour justifier une agression » (Albert Memmi, Le Racisme, p. 113).
Face à ce qui pourrait apparaître comme une exagération – souvent, l’exagération exprime le vrai d’un processus – ne faisons pas l’économie de rappeler ce que pensait nombre de républicains bourgeois de la fin du XIXe siècle. Ainsi, Jules Ferry, tout comme Pierre de Coubertin d’ailleurs s’entendaient-ils pour déclarer publiquement, et ils le firent tant dans leurs discours que dans leurs écrits, que la civilisation occidentale était supérieure à toutes les autres et qu’à ce titre l’homme blanc portait la responsabilité d’élever tous les autres : « élever » signifia le plus souvent « réduire », « soumettre », évidemment « coloniser », et toujours, au nom du progrès, au nom de la civilisation, parce qu’il n’en devait, dans leur esprit de conquérant et de dominant, de civilisation, n’en rester qu’une. Processus que l’américaniste Robert Jaulin, appellera vers la fin du XXe siècle, « décivilisation », laquelle notion, par conséquent, caractérise un processus radicalement opposé à l’utilisation qu’en font les partisans de l’extrême-droite contemporaine, très proche en revanche de la notion de « dégénérescence », dont on se souvient combien les amoureux de la « race pure » la trouvaient propre à caractériser toute forme d’hétérogénéité… Rappeler les positions politiques « hétérophobes » des ces « pères » (père de l’École de la République pour l’un, père des Jeux olympiques modernes, pour l’autre), c’est prendre le risque de donner un nom à la violence fondatrice de l’institution scolaire : hétérophobie.
Étymologiquement, hétérophobie signifie « peur de l’autre ». L’Autre, ou le réel, pour le dire d’une autre manière, contre lequel vient buter celui ou celle qui se croyait sûr de son fait, et de sa « place ». L’Autre, évidemment, peut bien être l’Étranger. Mais pas uniquement, l’Autre, c’est celui dont l’altérité fait « menace ». À la fin du XIXe siècle, pour les républicains (bourgeois) français, si l’Autre est Prussien, il est aussi le Communard, le socialiste révolutionnaire, généralement, le pauvre, l’ouvrier, surtout s’ils s’organisent politiquement, la femme qui s’émancipe, etc. Aujourd’hui, qui est l’Autre, qui sont ces Autres dont on ne saurait souffrir la présence ? Et dans notre école qui sont ces Autres et comment faire violence à la violence de leur étrangeté, sinon de les réduire… au même, avant de les « éliminer » – en toute légalité bien entendu ?!
La compétition scolaire remplit cette fonction de « réduire au même » ceux qui ne sont pas d’emblée conformes aux normes sociales, en même temps qu’elle sélectionne, classe, élimine. Certes, plus ou moins bien, plus ou moins efficacement, et c’est en partie ce que le pouvoir reproche à ceux qui la font, l’École… de ne pas suffisamment conformer, de ne pas suffisamment classer, sélectionner – éliminer. Alors, les processus de sélections s’affinent, partout, sans cesse, il faut évaluer, classer, éliminer ce qui « jure »… au point qu’il est devenu difficilement possible d’étudier « hors les clous », de viser à côté des cibles artificielles du savoir-pouvoir.
Dans la rue, en ce printemps heureux, nous voyons fleurir des pancartes, souvent portées par de petits bras d’ailleurs, sur lesquelles nous pouvons lire : « On trie les déchets, pas les enfants ! » Et l’on se prend à rêver d’un monde où l’on ne trierait plus les élèves, ni après le lycée, ni au collège, ni à l’école – ni même avant qu’ils ne soient nés. Car cela signifierait que l’on aurait enfin renversé cette société qui repose sur la sacro-sainte croyance en l’idée que la compétition de tous contre tous est le moteur de tout progrès. Ces petits bras, donc, portent un message d’une grande force, qui les dépasse et qui nous dépasse, tous, y compris nous, leurs parents, qui aurions pu leur souffler la pancarte. Car ce message, qui pourrait n’être qu’un jeu de mots, comporte en lui-même quelque chose de renversant, pour ne pas dire, de révoltant (qui invite à la révolte) qui même fait écho à la « réversion » darwinienne.
Explication… Cette vieille antienne selon laquelle la compétition mettrait le monde à l’endroit, selon laquelle, dit d’une autre manière, la sélection ordonnerait justement le monde, est apparue au XIXe siècle, notamment dans les cercles des fondateurs des doctrines économiques libérales, lesquelles accueillirent comme chose sacrée la théorie darwinienne de la sélection naturelle des espèces. Par l’entremise des travaux de Charles Darwin, les libéraux feraient foisonner leur doctrine, posant comme prédicat cette loi qu’ils s’autorisèrent à élever en nature et en éternité (c’est-à-dire en mythe politique moderne), selon laquelle le « progrès » serait le fruit de la compétition tant inter qu’intra-spécifique. Qu’à cela ne tienne, la compétition économique – sous sa forme capitalistique – et politique mettrait en marche l’ordre du progrès, en légitime continuatrice de la sélection naturelle ! Pierre de Coubertin se tenait en embuscade et se ferait bientôt le père de la transmission « pédagogique » de la doctrine « libérale-progressiste », lui le pourtant « royaliste convaincu », « conservateur-né » ! Voilà déjà réunies, dès la fin du XIXe siècle, donc, le libéralisme et le conservatisme le plus réactionnaire, vent debout contre les utopies socialistes et révolutionnaires qui avaient essaimé tout au long du même siècle, en la personne, par exemple, d’un certain Charles Fourier et de sa recherche d’« harmonie universelle ».
Libéralisme et conservatisme, parfois le plus réactionnaire, liés par un profond mépris des « classes populaires », « laborieuses », des « petites gens », en un mot, des Autres donc, de tous ceux qui n’embrassent pas la doctrine des « maîtres » et des « maîtresses »… N’est-ce pas ce qui caractérise aujourd’hui le mieux notre « classe dirigeante » ?
« On trie les déchets, pas les enfants ! », cela résonne comme une « sommation utopique », selon les mots de Miguel Abensour : les enfants feraient-ils sécession ? Au nom de quoi les enfants désireraient-ils ne plus être triés, ne plus être sans cesse comparés pour être classés et hiérarchisés relativement à leurs performances scolaires ? Et si c’était au nom du progrès qu’ils refusaient de combattre, d’entrer dans le jeu ? Et si c’était au nom de la liberté d’étudier ? Ne nous rendraient-ils pas du même coup notre liberté d’enseigner et d’éduquer ? Toutes les formes enfantines et adolescentes de repli sur soi, d’auto-exclusion, parfois d’une dolorosité extrême, n’expriment-elles pas quelque chose de l’ordre d’un refus, d’un signal qui nous serait adressé à nous, les adultes, éducateurs, pour que nous engagions un sauvetage du monde. Ces candidats malgré eux à la désaffiliation comme à la désocialisation n’attendent pas tant de notre part un sauvetage individuel – auquel ils résistent parfois, d’ailleurs, de toutes leurs forces – qu’un engagement clair dans l’élaboration d’un faire société, d’un vivre ensemble, d’un monde anti-sélectif et anti-élimination. Que nous « fassions civilisation », que nous soyons « créateurs de civilisation », voilà ce qu’attendent les candidats au(x) repli(s) – qu’ils soient identitaire, social, familial, religieux, peu importe sa catégorie – pour déployer leur être au monde.
Charles darwin, face à la nécessité de penser le développement de l’humanité, après avoir théorisé la loi sélective de l’élimination des moins aptes dans la sphère du vivant, en avait conclu, explique Patrick Tort, la chose suivante : « la sélection naturelle, principe directeur de l’évolution de la sphère organique impliquant l’élimination des individus les moins aptes dans la lutte pour l’existence, sélectionne dans l’humanité une forme de vie sociale dont la marche vers la civilisation tend à exclure, de plus en plus, à travers le jeu lié de la morale et des institutions, les comportements éliminatoires. En termes simplifiés, la sélection naturelle ». Ce que Charles Darwin nommerait, donc, le principe de réversion : « Par le biais des instincts sociaux, poursuit ainsi Patrick Tort, la sélection naturelle, sans saut ni rupture, a ainsi sélectionné son contraire, soit : un ensemble normé, et en extension, de comportements sociaux anti-éliminatoires – donc anti-sélectifs au sens que revêt le terme de “sélection” dans la théorie exposée par L’Origine des espèces –, accompagnés d’une éthique anti-sélectionniste (= anti-éliminatoire) traduite en règles de conduite et en lois » (Patrick Tort, « Introduction à l’anthropologie darwinienne », in Marx et le problème de l’idéologie. Le modèle égyptien, PUF, p. 121).
Sur leur pancarte, les enfants nous invitent à poursuivre, donc, l’œuvre civilisationnelle entendue comme un processus anti-sélectif, anti-éliminatoire, anti-compétitif… Qu’à cela ne tienne ! Et si nous ne percevons pas bien à quoi pourrait ressembler une École coopérative, anti-compétitive, anti-sélectionniste, peu importe, au contraire, c’est le signe, déjà, que nous avons tout à découvrir, y compris et notamment avec nos enfants. Cela signifie, aussi, que nous sommes réellement encore aveugles à ce qu’« humain » pourrait encore signifier, devenir. Il est vrai que l’on s’éloigne un peu plus des « re » et des « ré », pour ne pas dire des babillages régressifs qui emplissent les bouches des Attal et des Macron (refondation, réarmement, reconquête, etc.), et que nous n’en finissons plus de vomir (sur ce point, on peut lire avec intérêt l’article de Tugdual Morel et Elie Petit, « Les préfixes “re” et “dé” sont les figures de proue d’une volonté de duplication de la France d’avant et de ses éléments de langage », Le Monde, 10 février 2024). Cela signifie, enfin, que le capitalisme, bien qu’hégémonique, n’est pas sans failles et que des enfants peuvent bien élever au bout de leur petits bras les signaux qu’un autre monde est en gestation : un monde où les enfants n’attendent pas d’être autorisés à parler pour fournir la réponse attendue du maître ou de la maîtresse, un monde différent, donc, où ils prennent la parole pour interpeler des femmes et des hommes restés petits, dans un monde étriqué, devenu irrespirable.
Mais jusqu’à quand le pouvoir résistera-t-il à envoyer les gaz sur ce joli printemps qui s’annonce ? Jusqu’à quand le pouvoir résistera-t-il à sonner l’heure du repli ?