Pour le monde de l’entreprise, les compétences que doivent acquérir les élèves d’aujourd’hui se doivent d’être en adéquation avec les compétences des travailleurs de demain De fait, plusieurs études s’attachent à déterminer à quoi ressembleront les travailleurs du futur. L’école devrait alors adapter ses contenus et sa pédagogie à cette demande économique.
Troisième révolution industrielle et innovations éducatives
Les études patronales sur les travailleurs du futurs tablent sur une transformation des emplois. Parmi ces transformations qu’est conduit à connaître le monde du travail figure l’émergence de nouveaux secteurs économiques. L’avenir pourrait être à la croissance verte : cela est souvent affirmé. Mais déjà aux Etats-Unis et au Royaume Uni, les emplois dans le secteur de l’économie sociale et solidaire sont ceux qui croissent le plus actuellement.
Il est ainsi sans doute intéressant de mettre en lien les innovations des « créatifs culturels » en matière pédagogique et économique, et les changements anticipés par le monde de l’entreprise. Le sociologue Paul Ray et la psychologue Sherry Anderson ont appelé, au début des années 2000, créatifs culturels un groupe d’acteurs partageant un ensemble de valeurs et de modes de vie qui impulseraient le changement social dans les sociétés post-industrielles.
Il est possible de prendre pour exemple le cas du réseau international d’entrepreneurs sociaux, Ashoka. Ce réseau fait la promotion et vise à valoriser les initiatives dans le domaine économique de l’entrepreneuriat social. Il s’agit d’un secteur économique qui met en avant des projets à caractère environnementaux et sociaux.
Afin de favoriser l’émergence de ce secteur économique, le réseau Ashoka fait la promotion de ce qu’ils appellent les « changemarkers » (acteurs de changement). Cela suppose un volet éducatif qui vise à former les élèves d’aujourd’hui aux compétences des acteurs du changement, qui sont également, selon Ashoka, les compétences des leaders de demain : créativité, esprit d’initiative, empathie, coopération…
Effectivement, loin d’apparaître uniquement comme une approche marginale, la littérature prospective sur l’emploi de demain, produite par le monde de l’entreprise, laisse apparaître que ces compétences, sous le nom de « soft skills » seront centrales dans un monde du travail qui serait fondé, non plus sur le diplôme, mais sur l’employabilité.
Au coeur de l’employabilité : les compétences comportementales
Ainsi quelles sont donc ces compétences que devraient posséder les travailleurs de demain pour être employables selon le patronat ?
Selon une étude, en date de 2014, du réseau social professionnel Linkedin, les compétences de demain se découpent en deux catégories:
« Les compétences techniques les plus attendues : technologie digitale, relation client, innovation.
Les compétences comportementales les plus attendues : travail en équipe, gestion du stress, adaptabilité, capacité à résoudre des problèmes, capacité à apprendre, capacité à absorber une charge importante de travail ».
Toujours dans les « compétences comportementales », il est noté :
“savoir communiquer à l’écrit comme à l’oral, savoir se comporter en entreprise (ténacité, dynamisme, sens de l’innovation, curiosité, ouverture d’esprit), disposer de compétences interpersonnelles ».
Les compétences techniques sont davantage attendues des employeurs en Chine ou en Inde, tandis que les compétences comportementales seraient le sésame de l’emploi Europe et en Amérique du Nord.
Déjà aujourd’hui, selon l’Institut de l’entreprise, les compétences sociales concurrenceraient les compétences techniques :
« Mais ce ne sont pas tellement les compétences purement techniques qui posent problèmes. D’après les employeurs, lors du recrutement des diplômés, les compétences ou qualités dites « non techniques », les « soft skills », ont autant d’importance que les compétences techniques spécifiques et les compétences informatiques : capacité à travailler en équipe, faculté d’adaptation à de nouvelles situations, compétences en matière de communication, connaissances de langues étrangères […] C’est plus largement l’amélioration de la qualité de la main d’oeuvre, notamment à travers la maîtrise des compétences sociales de base, qui compte » (Note de l’Institut de l’entreprise, 2014).
La note ajoute que le système scolaire n’a pas encore pris la mesure des changements pédagogiques qu’il doit entreprendre :
« Des compétences transversales telles que la communication orale, la maîtrise des codes sociaux et la négociation, utiles quelque soit le parcours professionnel, sont quasi absentes de l’enseignement scolaire » (Note de l’Institut de l’entreprise, 2014).
De nouvelles valeurs managériales : empathie et coopération
Certaines études sur le management du futur mettent en avant la capacité à faire preuve d’empathie. Les travaux en psychologie et neuroscience sur l’empathie viennent soutenir des travaux sur l’efficacité des employés faisant le plus preuve d’empathie.
De même, l’engagement caritatif est analysé comme une activité à favoriser afin de développer des compétences au service des entreprises:
« Acquérir les compétences nécessaires aux métiers de service par l’engagement caritatif […] Les métiers de service, en expansion, demandent en réalité des qualités non techniques mais indispensables, tels que l’autonomie, la responsabilité, la polyvalence, le sens de l’initiative et l’attention aux autres […] la participation à des activités associatives, en l’occurrence celles de scouts, confère aux personnes une grande étendue de compétences relationnelles […] Mais l’intérêt est aussi évident pour l’employeur, car les capacités ainsi acquises peuvent rendre les salariés plus efficaces sur leur lieu de travail et accroître leur loyauté à l’égard de l’entreprise ». (Note de l’Institut de l’entreprise, 2014).
Mais comme on peut le lire, il ne s’agit pas seulement de développer des compétences de « care », mais également de développer des compétences éthiques au service de l’entreprise, comme « la loyauté ».
La coopération devient également une compétence professionnelle qui doit être valorisée au service de l’entreprise. Ainsi la clé n°5 du management du futur selon Linkedin consiste à reconnaître la coopération au sein de l’entreprise comme un atout. Il s’agit de lutter contre le fonctionnement en silos isolés au sein de l’entreprise.
La pédagogie critique face au management des soft skills
Luc Boltanski et Eve Chiapello avaient montré dans Le nouvel esprit du capitalisme que le management du capitalisme par projet avait récupéré la critique artiste. Ce management avait en particulier puisé aux sources des théories de la psychologie humaniste et de la pédagogie autogestionnaire pour essayer de renouveler les pratiques managériales et l’adhésion des salariés.
Aujourd’hui, les transformations vers une économie verte de la transition, où l’économie collaborative tient une place grandissante, amène les prospectives managériales à anticiper des changement qui impliquent de nouvelles compétences et à s’appuyer sur des travaux qui montrent l’efficacité de la coopération et de l’empathie dans les activités humaines.
Ces nouvelles formes de management court-circuitent de ce fait les analyses critiques du néolibéralisme qui avaient insisté sur l’utilitarisme de l‘homo economicus comme fondement de la rationalité économique capitaliste. Ce sont les travaux de Jean-Claude Michéa, de Christian Laval ou encore de Daniel Cohen qui ne semblent plus en mesure d’effectuer la critique de ce nouveau management capitaliste en émergence.
Cette nouvelle vague managériale entend s’appuyer, à la suite de Jérémy Rifkin (L’âge de l’empathie), sur homo empathicus, pour générer du profit. Car en effet, il ne faut pas oublier que la finalité de soft skills reste la production de travailleurs performants capables de générer un taux de profit toujours plus important. Derrière ce discours, centré sur l’empathie et la coopération, cette finalité, qui est l’essence du capitalisme, n’est pas remise en cause.
Ainsi, nombre de courants pédagogiques actuels, centrés sur les émotions positives et la coopération, loin de libérer les enfants, ne font que préparer les futurs compétences managériales.
Conclusion :
Les enseignants d’aujourd’hui ne peuvent pas prétendre ignorer ces nouvelles orientations pour deux raisons. Tout d’abord, parce que la pression du monde l’entreprise et des familles à l’employabilité est puissante: on attend des enseignants qu’ils favorisent les compétences employables. Ensuite, parce que l’enseignant ne peut se contenter de former à ces compétences. Il doit également préparer le futur travailleur à résister à son asservissement par la logique capitaliste.
Le discours social dominant peut effectivement imposer l’idée qu’une pédagogie de critique radicale ne serait qu’une pédagogie de gauchiste.s En revanche, même le discours social dominant est parfois contraint d’admettre des limites morales à la logique capitaliste: souffrance au travail (suicide…), sanitaire (scandale du Mediator…). Il apparaît ainsi a minima nécessaire, sans même être un gauchiste, de reconnaître que les compétences que l’école doit favoriser ne peuvent pas être que des compétences managériales. Ce qui doit être développé, ce sont également des capacités de critique et de résistance à des logiques économiques qui peuvent être destructrices des valeurs sociales les plus fondamentales. Il appartient donc aux enseignants et aux pédagogues d’aujourd’hui de réfléchir aux capacités que devront posséder les travailleurs de demain pour résister à leur aliénation par les logiques capitalistes.
Bibliographie :
Qu’est-ce que les soft skills ?
http://business.lesechos.fr/directions-ressources-humaines/metier-et-carriere/profils/les-soft-skills-qu-es-aquo-63192.php
L’empathie, la compétence managériale n°1 du futur
[http://hrperspectives.net/2013/09/24/lempathie-competence-manageriale-cle-du-futur/
->http://hrperspectives.net/2013/09/24/lempathie-competence-manageriale-cle-du-futur/
]
Institut for the futur, Futurs work Skills – 2020, 2011. URL :http://zevillage.net/2013/03/les-10-competences-qui-seront-necessaires-en-2020/
Note de l’Institut de l’entreprise, L’emploi à vie est mort, vive l’employabilité, septembre 2014.
Linkedin, La révolution des métiers, 2014. URL : http://www.ey.com/Publication/vwLUAssets/EY-revolution-des-metiers/$FILE/EY-revolution-des-metiers.pdf
Observatoire social international, « Coopération, confiance et métamorphose – Pour un management performant et humaniste », 2014. URL : http://www.observatoire-social-international.com/wp-content/uploads/003/2015/05/bd-lettre-decembre-2014.pdf
Ashoka – http://france.ashoka.org/ashoka
Portrait de l’élève en travailleur du futur.
Trop rapide, Irène !
Si l’analyse est intéressante et donne à réfléchir, doit-on pour autant affirmer que
“Ainsi, nombre de courants pédagogiques actuels, centrés sur les émotions positives et la coopération, loin de libérer les enfants, ne font que préparer les futurs compétences managériales.”
Faut-il donc refuser la coopération et sanctionner les émotions positives ? C’est ce que font un certain nombre de scro-gneu-gneu, de réacpublicains pour bien les nommer.
Ce qu’on peut dire, pour rester dans une démarche logique, c’est que la bienveillance et les pratiques coopératives ne sont pas suffisantes. Mais cependant nécessaires !
Portrait de l’élève en travailleur du futur.
Merci pour cette remarque Jean-Pierre,
je ne souhaite pas condamner la coopération comme valeur positive. Même si je pense que la capacité à s’opposer à la majorité peut être parfois également une qualité…
Les émotions positives, je n’y suis pas opposée en soi… Mais, il me semble parfois que la recherche d’émotions positives n’est pas toujours ce à quoi l’on doit tendre dans l’existence. L’indignation face à l’injustice est elle une émotion positive ou négative ?
Ce que je veux dire: c’est d’accord pour les valeurs positives – coopération et empathie. Mais, il ne faut pas oublier de développer les capacités de résistance et de lutte à l’oppression. Il me semble que ce serait oublier l’existence de la réalité sociale: la lutte des classes…
Portrait de l’élève en travailleur du futur.
Disons que si le débat est entre pédagogie traditionnelle (réactionnaire) et pédagogie positive (progressiste). Je me prononce pour une pédagogie critique qui réfléchit à la manière dont l’enseignant peut développer des tactiques de résistance dans le cadre du système scolaire et aider les élèves à acquérir des capacités de résistance critique.
Voir par exemple:
http://iresmo.jimdo.com/2015/12/27/contre-une-manag%C3%A9rialisation-de-la-p%C3%A9dagogie/
Portrait de l’élève en travailleur du futur.
Merci de cette prise en compte… positive, et d’accord avec le reste.
Portrait de l’élève en travailleur du futur.
Rien à redire globalement au texte d’Irène. Défendre la logique des compétences à l’école, c’est faire le jeu des entreprises et du libéralisme dont c’est l’un des chevaux de Troie (avec l’innovation). Peut-on penser l’école, le savoir, la pédagogie sans être systématiquement caricaturé en “réac-publicain” qui est tout sauf un argument et a généralement pour fin de couper court à tout débat ? On sait que l’origine de l’introduction du Socle commun et des compétences à l’école est issu du libéralisme européen de droite et démocrate-chrétien applaudi par le Medef et Microsoft. Il est curieux mais néanmoins intéressant de voir comment certains – on dira politiquement classés ailleurs – enfourchent ce qui est sans doute un des piliers de la nouvelle école capitaliste. On ne peut pas de manière récurrente citer Faure, Ferrer ou Jaurès et approuver les compétences managériales dans l’école publique. Il faut choisir. L’honnêteté intellectuelle le commande.
Qui sont les initiateurs de l’introduction des compétences à l’école ?
• Claude Thélot : polytechnicien, auteur du « Rapport sur l’avenir de l’école » demandé par Luc Ferry et Xavier Darcos (2003-2004) ; auteur d’un essai sur le théologien jésuite François Varillon, un de ses maîtres à penser (2011).
• Luc Ferry : professeur de philosophie et de sciences politiques, président du Conseil national des programmes sous François Bayrou (1994-2002), ministre de l’Education de Jean-Pierre Raffarin (2002-2004) il introduit l’enseignement en alternance dès la classe de 4e ; nommé membre du Comité consultatif national d’éthique par N. Sarkozy (2009).
• François Fillon : études dans un collège puis un lycée privés catholiques ; études supérieures de droit, adhésion au RPR (1977), allié de Charles Pasqua, conseiller général, député, maire, ministre des gouvernements Balladur et Juppé (1993-1997), Raffarin (2002-2005) initiateur de la contre-réforme des retraites (2003) et de la loi Fillon sur l’école (LPC et compétences) puis 1er ministre de Sarkozy (2007-2012)
Pour ceux qui voudraient approfondir la réflexion sur ce sujet, quelques titres :
Philippe Meirieu http://www.lemonde.fr/idees/article/2011/09/02/contre-l-ideologie-de-la-competence-l-education-doit-apprendre-a-penser_1566841_3232.html
Roger Monjo, (philosophie) http://recherche.univ-montp3.fr/cerfee/article.php3?id_article=409
Jean-Paul Bronckart (linguistique) http://www.skolo.org/spip.php?article1124
Nico Hirtt (physique et mathématiques) http://www.skolo.org/spip.php?article1099
Angélique Del Rey (philosophie) http://www.lemonde.fr/idees/article/2010/07/02/une-resistance-ethique-contre-l-evaluation_1382150_3232.html
Nico Hirtt http://www.monde-diplomatique.fr/2010/10/HIRTT/19756
Francis Daspe (commission éducation du PG) http://www.marianne2.fr/L-employabilite-ne-doit-pas-etre-le-seul-but-de-l-Education_a202678.html
Christian Laval (sociologie) L’Humanité, 28 septembre 2011.
Roger Brunet (géographie) Cahiers pédagogiques, 2008.
Julien Damon, « La fièvre de l’évaluation », Sciences humaines, n° 208-octobre 2009.
Philippe Meirieu, Café pédagogique, 5 septembre 2011.
Je terminerai en laissant la parole à un partisan des compétences à l’école :
• « La référence à des compétences autorise leur réévaluation constante, au gré des “restructurations de l’appareil de production”, du changement technologique, de l’organisation et de la division du travail. Dans le travail salarié, l’approche par compétences permet aussi de se défaire des solidarités statutaires et d’individualiser les récompenses et les carrières dans l’entreprise, à qualification formelle égale. Elle contribue à recomposer la logique des qualifications dans une double logique de valorisation et de sélection ».
• « Les compétences ne tournent pas le dos aux savoirs, puisqu’elles ne peuvent s’en passer, mais il faut en revanche accepter d’enseigner moins de connaissances si l’on veut réellement développer des compétences ». Philippe Perrenoud (sciences de l’éducation) L’école saisie par les compétences, 1999.