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L’œuvre scolaire de la Commune de Paris, Jean-François Dupeyron

Fournitures gratuites, affiche du 28 avril 1871
Nos ami.es de la revue Les Utopiques nous offrent cette belle contribution sur la Commune et l’école extraite du numéro 16 daté de ce printemps 2021 (voir les infos en fin d’article).

La pensée éducative de la Commune et son action effective en matière scolaire sont encore très peu connues car le modèle dominant de l’histoire scolaire française les oublie systématiquement. Pourtant, la première laïcisation des écoles publiques fut son œuvre, le 2 avril 1871. De même, dans les conditions extrêmement difficiles que lui imposa le second siège de Paris, la Commune entama la construction d’une école inspirée par la pensée pédagogique des divers socialismes du XIXe siècle.

Jean-François Dupeyron est maître de conférence HdR en philosophie de l’éducation à l’université de Bordeaux. Il est l’auteur de À l’école de la Commune de Paris. L’histoire d’une autre école, paru en 2020 aux Editions Raison et passions ; et de Commun-Commune. Penser la Commune de Paris, paru en février 2021 aux Editions Kimé. Il est militant de la CGT FERC Sup (CGT des établissements d’Enseignement supérieur et de Recherche.)

 

L’histoire des vaincus

Le syndicalisme enseignant et les mouvements de transformation sociale émancipatrice ont beaucoup à apprendre de la Commune de Paris. En matière scolaire, le pouvoir populaire installé suite au soulèvement du 18 mars 1871 entama la création d’une école nouvelle. Or, l’historiographie officielle de l’école républicaine française est une histoire des vainqueurs. Elle a occulté cette œuvre scolaire, qui a été niée et séparée des éducations socialistes et des projets scolaires du mouvement ouvrier (qui la préparèrent), et des projets d’école syndicale dans le syndicalisme révolutionnaire (qui la prolongèrent). Pour enterrer cette séquence historique, le récit scolaire national officiel a présenté les lois Ferry comme la seule matrice de la création d’un enseignement républicain censé délivrer les enfants de l’inégalité d’instruction. C’est méconnaître que la première laïcisation républicaine de l’éducation scolaire fut instaurée par l’œuvre scolaire de la Commune, à partir du programme soumis le 1er avril 1871 aux nouveaux élus parisiens par la société L’Éducation Nouvelle.

Certes, à première vue, l’action scolaire de la Commune avait tout pour se faire oublier : elle n’avait ni programme précis pour réformer l’instruction publique, ni marge budgétaire. Le budget alloué par la Commune à la commission de l’Enseignement fut même ridiculement faible, eu égard à la grandeur de la tâche à accomplir. De plus, durant les premières semaines, la Commune n’eut pas de responsable stable des affaires scolaires puisque celui qui avait été désigné le 1er avril 1871 pour occuper ce poste à la tête de la commission de l’Enseignement, Edmond Goupil, avait démissionné le 10 avril. L’œuvre scolaire de la République sociale de Paris semblait donc bien mal engagée.

Les socialismes et l’école

Heureusement, la Commune s’inspira d’un important fonds pédagogique construit au XIXe siècle par le mouvement ouvrier, et elle pratiqua un pouvoir décentralisé qui transféra au niveau des arrondissements et des initiatives populaires la responsabilité de l’action. L’essentiel se passa donc au niveau local. En matière programmatique, la Commune bénéficia de l’élan pédagogique du mouvement ouvrier et des socialismes tout au long du XIXe siècle. La question scolaire partait de la demande d’une éducation professionnelle et générale pour les ouvriers. La formation de l’homme comme être social était un chantier prioritaire pour les socialistes, en vue de la reconstruction de la société sur des bases révolutionnées. Dans cet esprit, le mouvement ouvrier émancipé ne cessa de s’organiser pour proposer aux prolétaires des cours du soir, un accès à l’instruction, des perfectionnements professionnels, et pour revendiquer une éducation nouvelle et universelle.

Les conceptions scolaires socialistes se distinguèrent des approches philanthropiques et libérales par le lien établi entre la question de l’éducation et le projet de reconstruction révolutionnaire de la société sur la base de l’émancipation du Travail. Pour Marx, il fallait « un système d’instruction déjà nouveau pour pouvoir changer les conditions sociales1. » Là était l’opposition irréductible entre une éducation républicaine d’ordre (liée à la préservation sociale et au modelage moral des plébéiens) et une éducation républicaine socialiste (animée par l’émancipation populaire et finalisée par un changement de société). Ainsi, en plus de traits scolaires proprement républicains (l’accès universel à l’instruction, la gratuité de celle-ci et la mise en œuvre d’un enseignement laïque), trois éléments spécifiquement socialistes apportèrent une grande originalité à la pensée ouvrière en matière d’éducation : l’éducation intégrale, l’école-atelier et la méthode syndicale. Ces éléments convergeaient dans l’idée que le travail (et non le savoir) devait tenir le premier rôle dans les plans éducatifs.

L’éducation intégrale posait une éducation complète et simultanée, intégrant la formation aux futures tâches professionnelles dans les propositions pédagogiques. Pour Paul Robin, militant de l’AIT et pédagogue libertaire, cette éducation, donnant à chacun la possibilité de développer librement toutes ses facultés, était la seule à être conforme au principe d’égalité. Elle devait proposer une même éducation pour filles et garçons, sans hiérarchiser les formes de savoirs, sans exclure de l’école le travail manuel et la formation professionnelle. Il ne saurait y avoir une instruction minimale réservée à l’ouvrier et une instruction réservée à l’élite sociale : tous ont le même droit à un enseignement intégral. L’Association Internationale des Travailleurs (AIT) parla pour sa part d’enseignement polytechnique : les ouvriers ont besoin de connaître les savoirs, les outils et les pratiques d’un grand nombre de secteurs d’activités, afin que chacun puisse choisir le métier dans lequel il serait le plus heureux et le plus utile à la collectivité, et afin d’échapper à l’aliénation provoquée par la division sociale du travail.

Le concept d’école-atelier concrétisait l’articulation entre le travail productif et l’instruction scolaire. Tout comme l’ouvrier ne pouvait pas apprendre sans faire, l’enfant ne pouvait apprendre qu’en agissant et en travaillant. D’où une pédagogie du travail : le travail, étant à la fois l’activité centrale de la société et l’activité par laquelle l’individu se réalise, était au cœur des modèles pédagogiques et éducatifs. Dans l’école-atelier, le clivage entre formation intellectuelle et formation professionnelle disparaissait, de même que la césure chronologique entre deux étapes distinctes : d’abord le scolaire, puis le professionnel. L’école-atelier devait réaliser une fusion apte à réhabiliter le travail manuel et productif, à désaliéner l’individu et à éviter une spécialisation professionnelle potentiellement dangereuse en cas de chômage.

Le troisième élément spécifiquement socialiste fut l’utilisation de la méthode syndicale, signifiant la volonté de bâtir la nouvelle école républicaine et socialiste en lien avec le mouvement ouvrier, les initiatives corporatives et les chambres syndicales, ainsi qu’avec le mouvement social, les enseignants, les associations républicaines et socialistes, les parents et la population au niveau local. Comme l’émancipation des travailleurs ne saurait être que leur propre œuvre, ceux-ci devaient se saisir de l’éducation au même titre que de la production, de la consommation, de la propriété collective, du secteur bancaire et des services communs.

La Commune et l’école républicaine

Sur ces bases, l’action scolaire de la Commune combina la construction d’une école républicaine et socialiste. La réalisation de la première école républicaine en France créait une école publique et commune (ouverte potentiellement à tous les enfants), démocratique (assise sur le droit universel à l’éducation et à l’instruction et fonctionnant en lien avec la question de l’émancipation individuelle et collective), tendant vers la gratuité et fonctionnant de façon laïque (l’enseignement et la vie scolaire devant être indépendants de toute religiosité et ne dispenser que des savoirs rationnels et des principes communs de citoyenneté républicaine). Avant la Commune, des initiatives avaient préparé le terrain pour cette républicanisation scolaire, par exemple dans le XIe arrondissement2. La Commune étendit cette œuvre de remplacement de l’enseignement congréganiste par l’enseignement laïque en l’insérant dans la dynamique de l’émancipation des travailleurs. Pour cela, la laïcisation scolaire s’appuya sur le décret de séparation de l’Église et de l’État et de suppression du budget des cultes, le 2 avril 1871. Ce décret permit à la Commune d’être la première expérience institutionnelle de laïcisation de la puissance publique en France. Toutefois, la politique de laïcisation scolaire n’avança que par le bon vouloir des municipalités locales et, en dernière analyse, des groupes de citoyens eux-mêmes. Elle relevait souvent de rapports de force très localisés, et d’ailleurs çà et là la population s’y opposa. Au niveau des enseignants, la laïcisation scolaire inversait la situation imposée précédemment par la loi Falloux. Désormais, les laïques occupaient l’enseignement public (communal) tandis que les religieux étaient repoussés vers le secteur privé. En cela, la Commune inventa un équilibre que reprit ensuite l’institution scolaire française : le public est laïque, le privé peut être religieux. En fait, dans beaucoup d’arrondissements, la Commune ne se contenta pas d’ôter les crucifix des salles de classe, elle impulsa par la laïcisation une véritable révolution politique, sociale et culturelle : la fin de la domination cléricale catholique sur l’ensemble de la société.

La Commune et l’école socialiste

L’école de la Commune s’aligna également sur les principes pédagogiques du mouvement ouvrier socialiste. Elle devait dispenser une éducation intégrale : « l’instruction rationnelle, intégrale, […] le meilleur apprentissage possible de la vie privée, de la vie professionnelle et de la vie politique ou sociale » (programme de L’Éducation Nouvelle). Cette dimension était le principal marqueur socialiste du programme scolaire de la Commune, en posant la complémentarité indissociable d’une formation professionnelle et d’une instruction générale, conformément aux besoins populaires et à l’idée d’une société reconstruite autour du Travail. Quelques écoles professionnelles ouvrirent ainsi en mai 1871, mais ce programme était à peine esquissé que déjà la Commune était écrasée. Le concept d’éducation intégrale eut quand même l’occasion d’apparaître pour la première fois dans le cadre d’un enseignement public recentré autour de la question du travail. C’était un aspect important du projet scolaire du mouvement ouvrier : alors que la société bourgeoise ne concédait aux prolétaires qu’une éducation fragmentaire, afin de mieux les enchaîner à un travail divisé, l’éducation intégrale devait les délivrer de l’aliénation. L’éducation intégrale, c’était aussi la diffusion par l’école d’éléments réservés aux élites sociales : par exemple, la culture du corps et la pratique des exercices physiques, ou l’entrée de l’art et de l’artiste à l’école, comme le proposa le manifeste de la Fédération des Artistes, animée par Gustave Courbet.

La Commune souhaitait même permettre aux travailleurs de participer à l’enseignement. Le modèle classique de l’enseignant, défini avant tout par son instruction “scolaire”, devait cohabiter avec l’intervention directe de professionnels ou de spécialistes : des ouvriers, des artistes, des gymnastes, etc. C’est pourquoi la commission de l’organisation de l’enseignement, au moment d’ouvrir l’école professionnelle pour garçons, invita « les ouvriers qui voudraient être maîtres d’apprentissage dans l’école […] à adresser leurs demandes à la délégation du travail et de l’échange3. » Cette école-atelier, dans laquelle les enfants seraient initiés à certains métiers, avait pour modèle l’école polytechnique dont parlait l’AIT selon plusieurs dimensions : le rapprochement entre les organisations de travailleurs et l’école ; la visée pragmatique d’amélioration de la formation initiale des travailleurs ; l’émancipation des travailleurs par le contrôle de l’action éducative ; la transmission à l’école d’une culture et d’une morale du travail afin d’extirper des consciences enfantines les discours des dominants.

En fonction des capacités pédagogiques de la classe ouvrière, il fallait donc « que l’éducation soit professionnelle et intégrale […] qu’un manieur d’outil puisse écrire un livre, l’écrire avec passion, avec talent, sans pour cela se croire obligé d’abandonner l’étau ou l’établi4. » La réforme scolaire de la Commune s’inscrivait dans le projet global d’autoémancipation des travailleurs, inséparable de l’application de la méthode syndicale aux affaires scolaires. Toutefois, aucun syndicat ou groupement corporatif d’enseignants n’existait alors dans Paris, ce qui entrava l’usage de la méthode syndicale. Non considérés comme des travailleurs manuels (ce qui leur fermait les portes de l’AIT en tant que corporation), éparpillés entre établissements et statuts différents, les instituteurs laïques ne s’étaient pas dotés d’une chambre syndicale qui aurait pu être le principal partenaire de la commission de l’Enseignement. Ce manque handicapa évidemment la politique scolaire de la Commune. La méthode syndicale porta aussi sur la participation populaire à la conception et à la mise en œuvre de la réforme scolaire. Les projets locaux et la participation des acteurs de l’école étaient donc encouragés, ce qui allait nettement dans le sens de cette souveraineté populaire que la Commune tentait de mettre en œuvre.

La méthode expérimentale et scientifique

Enfin, l’école de la Commune tenta de prendre un virage pédagogique pour employer exclusivement « la méthode expérimentale ou scientifique, celle qui part toujours de l’observation des faits » (programme du 1er avril). Faute d’observations précises, il nous est difficile de savoir quels modèles pédagogiques fonctionnèrent dans les classes des écoles d’arrondissement, la suppression de l’enseignement religieux ne signifiant pas nécessairement la fin immédiate du style catéchistique. Nous pouvons étudier une partie des pratiques concrètes des institutrices et des instituteurs engagés dans le mouvement à partir des traces qu’ils ont laissées : mémoires, correspondances, écrits pédagogiques, etc. Mais, en l’absence de sources complètes et d’un plan de formation des instituteurs, on ne peut pas avoir un aperçu général de la pédagogie des écoles de la Commune. On sait quand même que la pensée pédagogique de la Commune bénéficiait de la notion de pédagogie démopédique, issue des conceptions de Proudhon. Jules Andrieu, professeur pour ouvriers avant d’être élu à la Commune (où il fut responsable des services publics), avait rédigé, pour le Grand Dictionnaire Universel du XIXe siècle de Pierre Larousse, les articles démopédie et pédagogie. Il définissait la démopédie comme « non seulement l’instruction du peuple, mais surtout et bien plus son éducation. » En couplant l’éducation et l’instruction, il débordait le cadre étroit du modèle de l’instruction comme devant être “naturellement” émancipatrice et posait que la visée démopédique ne se cantonnait pas à la diffusion du savoir aux individus mais concernait plus largement la préparation à la forme de vie commune. La formation de l’homme comprenait donc l’éducation du travailleur et du citoyen, ce qui signifiait que la visée démopédique ne faisait qu’un avec l’émancipation humaine universelle, incarnée par la pleine et entière citoyenneté républicaine. Une pédagogie démopédique, en s’opposant au style uniforme de toute pédagogie magistrale, pouvait donc faire vivre, au sein des classes et des cours, l’aventure concrète de la communauté des intelligences, autrement dit une véritable révolution intellectuelle. La culture pédagogique de la Commune, en tournant le dos à la fois à l’enseignement religieux et au « bagne universitaire » dénoncé par Vallès, voulait ainsi proposer une expérience démopédique, c’est-à-dire une auto-éducation sociale et morale démontrant la puissance d’agir et d’apprendre propre au peuple. C’était la promesse d’une exploration pédagogique révolutionnaire, dans laquelle l’instruction ne serait pas qu’un moyen de savoir, mais deviendrait un moyen de vivre en commun en toute égalité. Ce ne fut pas le moindre message de la Commune et il semble indispensable de réintégrer enfin l’école de la Commune dans l’histoire de l’École en France et dans la réflexion syndicale sur la nature de l’École afin que celle-ci soit enfin émancipée des dispositifs de domination sociale, condition pour qu’elle devienne libératrice.

Jean-François Dupeyron

1 Karl Marx, séance des 10 et 17 août 1869 du Conseil général de l’AIT, in Karl Marx & Friedrich Engels, Critique de l’éducation et de l’enseignement, Paris, Maspéro, 1976, p. 228.

2 Jules Mottu, maire du XIème arrondissement entre la chute de l’Empire et la Commune, fit de l’enseignement laïque une question prioritaire, appuyé par une commission municipale intégrant plusieurs militants de l’AIT.

3 Journal Officiel, 22 mai 1871.

4 Henri Bellenger, « L’enseignement professionnel et intégral », Le Vengeur, 7 mai 1871.

312 pages + un CD : 12 euros.

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