Les sept violences que l’école inflige aux enfants
et esquisse des réponses institutionnelles à ces violences.
1. La première violence que notre système éducatif inflige aux enfants réside dans l’exclusion du domestique du champ éducatif : dès l’école maternelle je découvre qu’il y a dans la société deux catégories d’adultes, ceux, celles plutôt … qui ont le droit de me punir quand j’ai commis une bêtise et que « je me suis fait prendre » et ceux, celles plutôt, qui n’en ont pas le droit. Celles, donc, qui organisent les activités, les travaux, l’initiation aux éléments fondamentaux de la culture, et celles qui passent la serpillière dans les couloirs, débarrassent les tables de la cantine et me torchent quand, accidentellement, j’ai fait caca dans ma culotte… Il y a donc deux types généraux de tâches, les nobles et les ignobles. Et il arrive, plus tard dans le cursus, que les éducateurs donnent des punitions dites « éducatives » et me voilà collégien ou lycéen, sous les ricanements de mes camarades, condamné à ramasser les papiers dans la cour dite de récréation : effet garanti pour celui dont le père est « technicien de surface », comme on dit, ou la mère femme de ménage… Et, derechef, effet sur les orientations (c’est-à-dire les mécanismes d’élimination des « filières » – joli mot…- nobles) : “mais non ce n’est pas déshonorant d’être orienté dans le technique ! – Cause toujours…” : l’éducateur ment et le sait, et sait que celui auquel il s’adresse le sait…
Réponse à cette première violence : réintroduire le domestique dans le champ de l’éducatif, et il faudrait ici décrire ces classes, ces écoles où chaque élève a une responsabilité (« un métier » – et le tableau des métiers permet les rotations, les progrès selon la complexité des tâches, et de savoir qui fait quoi et quand), où les tâches de nettoyage, d’entretien et de rangement sont valorisées, où les adultes ont le même statut vis-à-vis des enfants… Utopie ? Pas du tout : des milliers d’enseignants savent organiser un vrai milieu éducatif depuis longtemps. Mais est-ce que nos sociétés ont besoin de balayeurs érudits et citoyens, ou de cadres sachant vider leur corbeille à papiers ?
2. La deuxième violence qu’inflige l’école réside dans l’inversion entre apprentissages fondamentaux et instrumentaux, qui aboutit à la perte de sens de l’instruction des savoirs sauf pour ceux des enfants qui peuvent compenser en famille. Ce qui est en question ici réside dans le non-sens général des b-a ba, de la « musique » des tables de multiplication, précédé des oublis (censures en réalité) du corps et de la parole… La querelle récurrente des méthodes d’apprentissage de la lecture est fort « utile » : pendant que les uns et les autres s’empoignent sur le global ou l’analytique on oublie la question du désir et du sens, c’est-à-dire de la lecture comme découverte des significations donnés au monde et à l’histoire par les “grands” qui m’ont précédé dans la culture, de l’écriture comme passage de l’évanescence de l’oral à l’intemporel de l’écrit, inscription du sujet contre l’oubli, le temps et la mort. Les savoirs que tous les textes, y compris et surtout « officiels », persistent à désigner comme “fondamentaux” sont en réalité apprentissages de pratiques instrumentales : structuration des gestes, de la parole, de l’écriture, de la lecture, du calcul, outils de l’expression de soi et de l’impression par autrui. Mais on n’apprend pas à se servir d’un instrument si on ne sait pas d’abord à quoi il doit servir.
Les conséquences de cette inversion entre fins et moyens sont le sentiment de non-sens, le désinvestissement, le “travail” uniquement en vue de performances susceptibles d’évaluations quantifiées, dont la motivation reste purement extrinsèque et manifeste la soumission précoce à l’hétéronomie, la résignation au clivage sans recours entre ceux qui décident (dont la plupart n’ont en réalité que l’illusion de décider) et ceux qui subissent.
Ici aussi, répondre à cette violence suppose que soient organisées et instituées à l’école les situations, les circonstances qui provoquent l’obligation, voire la contrainte, d’apprendre à maîtriser l’outil qui permettra d’atteindre l’objectif visé, librement choisi : les classes de découverte, les classes coopératives ont depuis longtemps expérimenté que lecture, écriture et calcul sont les outils de la découverte du monde, des autres et de soi-même. Et tous les efforts, plaisirs et joies qui vont avec…
3. La troisième violence, qui prolonge et aggrave la première, est aussi la conséquence directe de la seconde, c’est-à-dire la pénalisation des apprentissages : comme la seule motivation possible reste extérieure au sujet – et que le sujet résiste ! – l’école institue tous les systèmes de coercition possibles dans la confusion systématique de ce qu’on appellerait dans les procédures judiciaires le « civil » et le « pénal » : les tâches à accomplir deviennent des devoirs, les notes sont bonnes ou mauvaises au lieu d’être simplement basses ou élevées, une interrogation devient interrogatoire, tout examen devient mise en examen, et chacun connaît bien tous les doubles sens de « leçon » (donner une…), « correction » (infliger une…), « discipline » (la… et les…) et simple « question » (mettre à la…). Ces doubles sens révèlent la véritable nature des procédures scolaires et l’inconscient ne s’y trompe pas… Cette pénalisation des apprentissages aboutit à pervertir, voire empêcher – sauf encore une fois pour les enfants qui peuvent compenser hors l’école – tout rapport au savoir et à la culture : l’autorité du professeur dans la classe se pervertit en pouvoir sur la classe, ce qui induit chez les élèves la perversion de l’obéissance en soumission : se soumettre c’est se « mettre dessous », s’abaisser, et l’école se détruit elle-même si elle demande à ceux qu’elle nomme élèves de s’abaisser. Les conséquences en sont, outre la seule motivation pour un savoir perverti en pouvoir par les usages sociaux des diplômes, la culpabilisation et l’intériorisation des causes de l’échec scolaire : si on offre désormais « démocratiquement » l’école à tous, alors chacun est responsable – coupable en réalité – de son échec… De plus s’intériorise la perversion du hiérarchique en verticalité spatiale, c’est-à-dire domination, dans la distance maître-élève, alors que cette différence maître-élève est seulement temporelle : le maître n’est pas au-dessus mais devant, appelle à le suivre et donc à le dépasser. L’élève n’est pas l’égal du maître parce qu’il est appelé à le devenir.
Dépénaliser les apprentissages suppose donc de supprimer le système actuel de notation, de séparer radicalement l’évaluation interne pédagogique et la validation externe des compétences acquises, de cesser de considérer que l’absence d’intérêt de la part d’un enfant pour tel ou tel champ du savoir serait « punissable », que la condition première de l’émergence d’une motivation quelconque est que le sujet se voit reconnaître le droit de ne pas l’être, motivé ! La conséquence de ces mesures élémentaires serait aussi la suppression des diplômes dans leur forme actuelle pour être remplacés par un livret général de compétences et de savoirs, assorti d’un crédit-éducation (voir § 6), permettant ultérieurement reconversions professionnelles, reprises d’études, années « sabbatiques », etc..
4. Les morcellements dans les emplois du temps et de l’espace scolaires constituent la quatrième violence infligée aux enfants : rituellement, pour la seule et exclusive commodité (illusoire) des enseignants, chaque jour, chaque semaine, les répétitions monotones dans le morcellement des temps et des espaces : de 8 à 9, la reproduction des oursins, de 9 à 10, les enjeux de la bataille de Marignan, de 10 à 11, la litanie des verbes irréguliers en anglais, de 11 à 12, la résolution des équations du second degré, etc. ; sans oublier que l’élève doit rapidement comprendre que la “loi” change à chaque heure, qu’avec Mme Dugenou, on fait n’importe quoi elle dit jamais rien mais qu’à l’heure suivante M. Duplumier fait régner ce qu’il croit être l’ordre à coups de punitions ; sans oublier aussi que de 8 à 9 on a « cours » en salle 125 au 1er étage et qu’à 9 heures j’ai cinq minutes (et souvent moins dans la précipitation du rangement des affaires, la bousculade des couloirs et escaliers, et à condition que le professeur ne se décide pas à la sonnerie à dicter les devoirs à rendre au prochain cours…) pour me transporter au 3ème en salle 308 avec mes vingt-cinq kilos sur le dos. N’importe quels adultes auxquels on infligerait, dans un stage de formation permanente par exemple, les conditions qu’on inflige à des enfants dès l’âge de dix ans, flanqueraient les formateurs par la fenêtre dès le deuxième jour du stage…
Ce hachis des temps et des espaces se redouble des absurdités dans la détermination des effectifs : au lieu de partir de la nature même de l’activité à conduire, de se rendre aux évidences que pour jouer au foot il faut être 22, pour écrire un poème il faut être seul, que s’il s’agit d’écouter une conférence ou voir un film on peut être 300 et plus, qu’un groupe de travail, en sciences par exemple ou en technologie, ne doit pas dépasser quatre ou cinq, etc., on reste obstinément prisonnier du carcan de la « classe ». Carcan qui va imposer dans le cursus l’absurdité des « redoublements », spécialité bien française, qui obligent l’élève à reparcourir tous les programmes de son supposé niveau alors qu’il en maîtrise déjà certains. A-t-on, oui ou non, le droit d’être au « niveau 3ème » en maths et en anglais tout débutant « niveau 6ème » ?
Les réponses à ces morcellements du temps et de l’espace, à ces absurdités dans la structure des groupes et des cursus, dorment dans d’excellents rapports d’expérimentations conduites depuis des décennies, rapports qui prennent la poussière dans les archives de départements de sciences de l’éducation et d’instituts pédagogiques, les acteurs de ces innovations étant depuis longtemps partis à la retraite…
Quelques exemples, concernant le sort malheureux des professeurs de musique ou d’arts plastiques en collèges ; vingt classes, une heure par semaine, généralement en fin de journée ce qui permet d’utiles défoulements du hachis qui a précédé : le temps de faire asseoir les gamins, l’heure est terminée… Pourquoi pas vingt stages dans l’année où le professeur prend les élèves le lundi matin et la semaine se termine par une audition donnée devant les parents – et les camarades – ou une exposition publique des travaux, et on a pris le temps d’aller au concert, de visiter des musées, rencontrer des artistes, manipuler divers instruments, en arts plastiques inventer avec le prof de français des décors pour L’Avare… qui sera prochainement joué à la maison de quartier. Pourquoi pas le même régime pour les profs de sciences et technologie, avec visites d’usines et ateliers, de laboratoires, expérimentations et observations en grandeur réelle, avec les profs de gym et de SVT, plongées d’observations sous-marines, randonnées en montagne à l’observation des animaux, à la recherche de fossiles, apprentissages de tailles de silex… ; avec les profs d’économie création de mini-entreprises coopératives – et le journal de classe en primaire est déjà une entreprise : il faut vendre, trouver des lecteurs, etc. ! Tout ceci de très nombreux enseignants en rêvent : pourquoi ne passer à l’acte ? Qu’est-ce qui l’interdit dans les textes officiels actuellement en vigueur ? Rien. Refonder l’école ? Est-ce qu’on ne pourrait pas commencer par mettre en œuvre ce qui est déjà possible ? Est-ce que la « hiérarchie », généralement composée d’anciens « bons » élèves, ne pourrait pas se décider à exercer son autorité en autorisant au lieu d’interdire ? Tout ce qui n’est pas interdit, en démocratie, dit-on, est autorisé : on attend quoi ?
5. Le non respect des exigences du droit, notamment des articles 12 à 15 de la Convention relative aux Droits de l’Enfant, constitue la cinquième violence de l’école. Les fonctionnements institutionnels actuels interdisent l’apprentissage progressif des responsabilités citoyennes, l’intériorisation des exigences du vivre-ensemble et la compréhension de la loi comme outil d’articulation des libertés. C’est encore une infime minorité d’enseignants aujourd’hui qui a lu, seulement lu !, le texte fondamental à valeur supra-constitutionnelle qui structure – devrait structurer… – les relations adultes-enfants, sachant que les enfants, par définition, ne sont évidemment pas destinés à le rester ! Les articles 12 à 15 de la CDE obligent à l’instauration des dispositifs de participation progressive des élèves dans les fonctionnements institutionnels même de l’école : force est de constater, à regarder lucidement ce qui se passe dans le quotidien de l’école, qu’un élève de maternelle a plus de pouvoir d’initiatives et d’autonomie dans les activités qui rythment sa journée qu’un élève majeur de terminale qui doit encore demander l’autorisation d’aller faire pipi ! Petit coup de chapeau au passage à l’institutrice dont le rôle a infiniment plus d’importance sociale que celle du chirurgien par exemple – apprendre à lire et à écrire à 25 enfants est une tâche infiniment plus complexe que d’opérer une appendicite.
Certes, on prend soin de nous rappeler à intervalles réguliers (c’est-à-dire au rythme quadriennal des manifestations lycéennes) que des « droits » sont reconnus aux élèves, mais il ne s’agit là que d’un leurre : tous les règlements intérieurs commencent par énumérer les « devoirs », lesquels portent sur les fonctionnements institutionnels, les horaires, les apprentissages, les tenues, etc., alors que les droits sont cantonnés à la sphère associative (animations diverses de la « vie scolaire » – expression révélatrice qui désigne ce qui se passe en dehors des cours… -, journaux lycéens, clubs variés, etc.) ; ainsi l’exercice de ces droits apparaît comme facultatif, en périphérie « animatrice » de la fonction centrale d’instruction. Cette confusion entre les logiques institutionnelles et associatives aboutit à faire apparaître les droits comme tout à fait secondaires par rapport aux devoirs, alors que tout ordre démocratique implique que les devoirs ne soient évidemment que la conséquence des droits… Et, d’une certaine manière, tout se passe comme si on exigeait des élèves qu’ils manifestent les mêmes degrés d’énergie, de « motivation » dans la sphère institutionnelle (paraître à chaque heure docilement actif c’est-à-dire demandeur de ce qui est imposé) que dans les activités libres de la sphère associative. Enfin, la perversion induite par cette inversion des droits et des devoirs consiste en l’infiltration des institutions publiques par les logiques associatives, corporations voire mafias diverses (par exemple d’anciens élèves de « grandes » écoles) qui détournent à leur profit exclusif, dans un jeu féroce de chaises musicales, les pouvoirs administratifs, économiques et politiques, au détriment de l’intérêt général et des exigences démocratiques.
Le fonctionnement scolaire ordinaire lui-même contrevient directement aux principes élémentaires et indiscutables du droit : avant Rousseau et Condorcet (les « pédagogues » et les « républicains »), Montesquieu pose l’exigence fondamentale de distinction-articulation des « pouvoirs », des instances institutionnelles : alors, certes, l’école n’est pas un lieu démocratique mais un temps d’apprentissage de la démocratie, et il importe de ne pas commettre les courts-circuits symétriques qui seraient d’infliger trop tôt aux enfants des responsabilités démesurées, ni de retarder excessivement l’exercice de libertés réelles.
La violence froide ici imposée par l’école est celle de l’illusion communautaire : l’école n’est pas une communauté mais une société. Et dans une société, où personne n’est d’accord avec personne, où, malgré les illusions d’une improbable « morale laïque », aucune valeur commune positive ne réunit plus les individus, les rapports interindividuels ne peuvent se structurer que par le droit, non pas le droit positif dont les codes et règles s’élaborent, se discutent et se modifient, mais les principes négatifs qui ne se discutent pas puisqu’ils permettent la conversation démocratique et l’écriture du droit positif.
En effet, ces principes négatifs sont devenus (difficilement !) indiscutables au cours de l’histoire et nul ne songerait aujourd’hui à les remettre en question : les privilèges (« lois privées ») sont, en droit sinon en fait, supprimés et la loi est désormais la même pour tous. Sauf que la mise en pratique (progressive) à l’école de ces principes pose quelques problèmes redoutables par rapport aux comportements quotidiens. Illustration de ces complexités avec trois de ces principes :
– nul n’est censé ignorer la loi : ce qui signifie, non pas que le citoyen devrait tout connaître des lois, codes, règlements, conventions, etc., mais que, dès lors que mon action implique autrui, il y a « de la loi » pour structurer nos relations, de sorte que nous puissions exercer les mêmes libertés en mêmes temps et lieux ; mais, précisément, c’est à l’école, première société de rupture d’avec la famille, que l’enfant apprend qu’avant d’agir on est prié de se renseigner sur les règles de cette action, qu’il s’agisse de jouer aux billes ou de changer l’eau de l’aquarium ou de calculer comment financer la prochaine sortie-enquête, ou organiser la bibliothèque, ou de voter le budget de la classe, ou régler un quelconque conflit, etc.. La violence qu’inflige trop souvent ici l’école consiste à supposer que, d’une certaine manière, l’enfant devrait déjà connaître ce qu’il vient y apprendre !
– nul ne peut se faire justice à soi-même : on sait exiger des enfants qu’ils renoncent à la violence (et pas seulement y surseoir…) lorsque des conflits éclatent entre eux ; mais les adultes, plus exactement les enseignants (cf. § 1 ci-dessus), eux, jouissent encore du pouvoir de se faire justice à eux-mêmes, me punissant lorsque je leur ai désobéi, que je les ai insultés ou semé le désordre dans le déroulement de la cérémonie magistrale jusqu’à la rendre impossible… Dès lors, même si la punition reste dans les limites légales, allant jusqu’à prétendre à une dimension éducative, comme c’est le même qui a été atteint par le désordre et qui punit, cette punition ne peut apparaître que comme la vengeance de celui dont le pouvoir a, un moment, été défié.
– nul ne peut être juge et partie : sauf à l’école où l’enseignant doit – de manière institutionnellement obligatoire – juger des résultats de son propre enseignement ; et donc les élèves vont se répartir en trois catégories (selon les principes de la « constante macabre » et des pseudo-fatalités de la courbe de Gauss…), ceux qui comprennent plus ou moins rapidement ce qu’il faut faire pour réussir (c’est-à-dire passer de « l’autre côté du manche » grâce aux diplômes), c’est-à- dire deviner ce que le prof (ou le directeur de thèse…) a derrière la tête et souhaite (ou ce que l’élève croit que le prof souhaite !) comme attitude (la docilité active) et réponses orales et écrites ; à l’autre extrémité, la troisième catégorie d’élèves rassemble les récalcitrants à l’ordre scolaire et son hypocrisie institutionnellement obligatoire, quelles que soient les formes de cette résistance, agitation, micro-violences diverses (le plus souvent horizontales au détriment des « bouffons » par exemple), absentéisme, échec scolaire, autant de mécanismes bien connus de réponses au stress engendré par les exigences scolaires et les angoisses parentales ; enfin, au milieu, les élèves qui apprennent progressivement comment se comporter pour ne pas « avoir d’ennuis », élèves « moyens » (qui « pourraient mieux faire »…), masse indifférenciée appelée à constituer les majorités silencieuses, manipulables au gré des influences médiatiques et publicitaires…
Tous les cours de morale, fut-elle « laïque » ou « républicaine », sont évidemment impuissants à contrecarrer l’expérience vécue de ce qu’à l’école, dans les faits, et dans les règles institutionnelles mêmes, la loi n’est pas la même pour tous, les adultes peuvent être juges et parties dans l’instruction des savoirs et se faire justice à eux-mêmes dans les exigences du maintien de l’ordre. Leçons de morale ? dont l’acquisition sera évaluée – c’est-à-dire notée ? Elles n’auront de sens que lorsque les adultes se les appliqueront à eux-mêmes…
Là aussi, il ne faut pas aller chercher bien loin, y compris dans une improbable « refondation », pour répondre à ce défi de l’application des principes du droit : des centaines, des milliers d’enseignants pratiquent déjà cette distinction des pouvoirs dans les classes coopératives, en pédagogie institutionnelle : « causette » du matin, textes libres, journal et correspondance scolaire, sorties-enquêtes, ateliers divers, conseil hebdomadaire, groupes et équipes de travail, monitorat entre élèves, parlements scolaires… Apprendre à obéir à la loi parce qu’elle est l’outil de la liberté : Freinet, Korczak, Cousinet, Deligny, Legrand, Oury… et j’en oublie (que ceux qui sont encore en vie ne se vexent pas de n’être pas cités…) ! Il serait utile, au lieu de pérorer, de se renseigner sur ce qui se fait déjà depuis longtemps.
6. La sixième violence qu’inflige l’école réside dans l’absurdité des cursus, l’étanchéité des « filières » et les orientations à l’aveugle, conséquences des mécanismes de notation et de pénalisation des apprentissages signalés en § 3 ; c’est aux moments des ruptures brutales imposées dans le cursus – maternelle/primaire, primaire/collège, collège/lycée, lycée/universités – que se déclenchent les phénomènes de décrochage, d’échec scolaire, de démotivation.
Ce sont les méthodes d’évaluation des savoirs et compétences acquis qui sont ici en question : il existe des centaines de techniques d’évaluation, l’école n’en utilise qu’une seule, la notation chiffrée ; et la question de la note n’est pas seulement celle de sa justesse, déjà redoutable, mais aussi, et même d’abord, celle de sa justice. On sait depuis longtemps que ces notes chiffrées n’ont aucune espèce de validité quant à la mesure exacte des savoirs acquis, et c’est cependant, obstinément, imperturbablement, contre toutes les évidences scientifiquement établies, sur ces critères que se décident les « orientations » scolaires d’abord et professionnelles ensuite…
L’injustice et la violence de ces orientations réside aussi dans le fait que, si on excepte les désormais marginales situations sociales où le lieu de travail des parents coïncide avec la résidence (petits commerçants, artisans et paysans) la quasi-totalité des enfants peut arriver à l’âge de 18 ans sans avoir jamais vu un adulte travailler… Et comment alors pouvoir répondre à la question angoissée des parents : « Qu’est-ce que tu veux faire plus tard ? » et au psy du CIO qui vous demande quel est votre « projet » et vous enjoint d’en construire un ? Question qu’on ne pose qu’aux élèves considérés comme en « échec » mais évidemment pas au futur forçat de classes préparatoires, et autres bêtes à concours. Comment choisir une voie professionnelle quelconque sans avoir la moindre idée de ce en quoi consiste, réellement, le fait de travailler ? Par ailleurs et malgré les affirmations récurrentes d’intentions généreuses sur la « revalorisation » de l’enseignement technique et professionnel, force est de constater le caractère irréversible des orientations dans ces filières, et d’une manière plus générale l’étanchéité quasi-impossible à surmonter entre les enseignements artistiques (y compris littéraires) et techniques ou scientifiques : a-t-on la possibilité dans ces impasses de s’intéresser en même temps à l’électronique, à la littérature allemande, à l’élevage des vers à soie et… jouer du violoncelle ?
On sait bien qu’une des causes de la violence qui peut sévir dans les lycées professionnels par exemple tient au fait que les élèves, s’étant vus refuser des choix d’orientation, ressentent cette situation comme tout à fait injuste et que pour la minorité qui ne s’y résigne pas – pendant que la large majorité subit en silence – cela peut se traduire en effet par des comportements violents : mais comment expliquer aux enseignants affrontés à ces violences qu’elles sont l’effet des stress subis et tentatives dérisoires pour se maintenir en bonne santé mentale et physique ? L’analyse des sources de l’agressivité (voir les travaux d’Henri Laborit et de quelques autres) fait-elle partie de la formation des enseignants, y compris pour leur propre compte ? Et la question récurrente des violences entre élèves, brimades, harcèlements et bizutages ne se résoudra pas tant qu’on ne comprendra pas que les violences chaudes, horizontales, visibles et sporadiques sont le résultat des violences froides, verticales, invisibles et continues.
Répondre à cette question des orientations à l’aveugle et imposées suppose d’en venir au schéma institutionnel suivant :
– une école fondamentale obligatoire qui reçoit les enfants de l’âge de 2/3 ans à 15/16 ans ; et pour sortir enfin de la querelle au sujet de la scolarité à partir de 2 ans ou non, il suffit de permettre à l’enfant d’y aller dès lors qu’il est propre et ce à n’importe quel moment de l’année scolaire ; même raisonnement pour la fin de cette scolarité obligatoire, avec délivrance d’un livret de compétences ; aucune « orientation », ni filière, jusque là ;
– une période de deux ou trois ans de stages, d’engagements associatifs, humanitaires et citoyens, de voyages, d’expériences professionnelles en grandeur réelle à tous les niveaux des divisions du travail, expériences réfléchies à intervalles réguliers avec les professionnels du système éducatif ;
– à l’issue de cette période « probatoire », choix libre, en connaissance de cause, entre poursuite des études en lycées-universités, cycles courts ou longs, formation professionnelle, ou engagements directs dans la vie dite « active » ;
– sachant que le bénéfice d’un crédit-éducation (3/5 ans) permet le recours à la formation permanente, à des mutations professionnelles, et de se donner le simple plaisir de continuer à se cultiver.
7. La septième des violences commises par l’école est probablement à la fois la plus grave et la plus difficile à apercevoir, aveuglés que nous sommes par les discours généreux sur la lutte contre l’échec scolaire et pour la réussite des élèves : c’est la séparation instituée entre savoir et éthique. C’est-à-dire qu’une instruction scolaire réussie ne garantit rien des qualités morales et citoyennes du sujet et, sauf exceptions individuelles rares, l’ensemble des pouvoirs politiques, économiques, financiers et culturels de nos sociétés est généralement accaparé par des gens parfaitement instruits et parfaitement immoraux : c’est le modèle imposé de réussite qui provoque l’échec chez une minorité de « résistants » à l’hypocrisie scolaire.
C’est la leçon majeure du XXe siècle écoulé : les pires crimes de masse, génocides et mises en œuvre de moyens de tortures toujours plus sophistiqués, n’ont pas été commis par des barbares incultes mais par des gens instruits, diplômés des meilleures écoles d’ingénieurs ou universités. Depuis le Goulag, Auschwitz et Hiroshima, nous savons désormais que les plus hauts degrés de compétences, de culture et de savoir ont pu se mettre au service des pires formes de barbarie. L’instruction n’est pas « libératrice » par elle-même et lorsqu’on évoque à longueur d’incantations moralisantes la formation d’un citoyen « éclairé », on se garde bien de préciser d’où peut bien provenir l’éclairage et qui le tient en main…
Et nous sommes donc ici, derechef, sommés dans nos écoles de reprendre la très vieille et très neuve question des hommes de la Renaissance : science sans conscience n’est que ruine de l’âme, c’est-à-dire que le savoir sans la loi peut être meurtrier et que la loi sans le savoir reste impuissante. Comment donc désormais articuler l’instruction des savoirs, la genèse de la raison, avec l’institution de la loi, la genèse de la liberté ? Et si mettons les enfants à l’école c’est pour leur poser cette question simple, à laquelle nous ne savons toujours pas répondre : comment allez-vous vous y prendre pour que votre histoire soit, si possible, un peu moins sanglante que celle de vos pères et de vos maîtres, dont vous êtes invités à ne surtout pas suivre l’exemple…
Bernard Defrance, professeur de philosophie, retraité.