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Les enfants peuvent-ils parler ?

photo d'un enfant regardant en l'air : "les enfants peuvent-ils parler"

Documentaire radiophonique – Les enfants peuvent-ils parler, Clémence Allezard, LSD, France Culture, mai 2024

https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/serie-les-enfants-peuvent-ils-parler

Les pensées critiques contemporaines relancent la question de l’enfance comme question politique. Dans au deuxième trimestre 2023 sortent notamment Infantisme de Laelia Benoit, Politiser l’enfance, un important ouvrage collectif aux éditions Burn Août et un numéro de la revue Mouvement intitulé « Interroger la domination adulte ». Ces ouvrages interrogent à leur manière le rapport social enfant-adulte comme une relation de pouvoir, faisant de l’enfance non plus un état naturel mais une « condition politique ». Cette nouvelle « politisation » de l’enfance est aussi le fruit des mouvements sociaux féministes, queers et antiracistes. Ces derniers dénoncent en effet comment la figure de l’enfant – “nos cheres têtes blondes” – peut être prise dans une idéologie réactionnaire et normative, et permet d’exclure des enfants (notamment queers et racisé·es) du domaine de l’enfance et des droits qu’il accorde.

Récemment, deux marches ont mis la question de l’enfance au coeur de leur appel : celle du 21 avril 2024 « contre le racisme, l’islamophobie et pour la protection de tous les enfants » et la marche « enfance jeunesse » du 27 avril, à l’appel de différents collectifs sur les droits de l’enfant et contre les violences faites contre ces derniers.

Parallèlement, des pédagogues (à Sud Éducation, à Questions de classe(s), dans le mouvement Freinet avec son dernier congrès… les autres signalez-vous!) tentent de rapprocher l’héritage des pédagogies nouvelles et son approche « libertaire » de l’enfance avec les finalités et paradigmes des pédagogies critiques (inspirées de Paulo Freire et des mouvements sociaux). Ce travail nous engage (ou devrait nous engager) dans une révision critique des idéologies de l’enfance qui conditionnent nos pratiques pédagogiques. Dans ce chantier, la pensée critique contemporaine sur l’enfance, et les outils de l’intersectionnalité, peuvent nous aider. Il importe aujourd’hui de faire émerger des représentations nouvelles sur l’enfance, à la fois comme condition sociale et comme subjectivité politique.

Le documentaire radiophonique en quatre épisodes de Clémence Allezard Les enfants peuvent-ils parler ? dans La Série Documentaire (France Culture) s’attelle, en cumulant paroles d’enfants eux/elles-mêmes sur leur vécu et analyses de sociologues et de militant·es, à œuvrer à l’émergence de ces nouvelles représentations. Toutefois, l’oeuvre radiophonique n’est pas juste une paraphrase sonore des œuvres citées précédemment. Le titre du documentaire fait référence au célèbre ouvrage Can the Subaltern speak ? de Gayatri Spivak. S’inscrivant dans le champ des subaltern studies, la philosophe s’intéressait à comment les groupes subalternes était réduit au silence. Les subaltern studies ont ensuite cherché des méthodes, notamment historiques, pour retrouver les traces des voix minoritaires dans les archives. L’interrogation sur l’enfance depuis la question de la subalternité est donc à la fois une prémisse théorique, mais aussi une hypothèse méthodologique. Au même titre que l’historien·ne doit trouver de nouvelles manières de faire parler les archives pour faire entendre les voix réprimées, la journaliste multiplie les manières de faire entendre les voix des enfants dans son documentaire. Clémence Allezard multiplie alors les dispositifs : récits rétrospectifs d’adultes, interviews d’adolescents, discussions régulières avec des fillettes de son cercle amical, enregistrement d’ateliers pédagogiques… Elle n’hésite pas en outre à poser des questions difficiles et sérieuses aux enfants. Il me semble que cela permet ainsi au documentaire d’éviter l’écueil d’une utilisation purement esthétique ou symbolique de sons d’enfance (des voix mignonnes, des mots rigolos, des pensées naïves) et de donner réellement la parole aux enfants sur leur condition.

Tissant les liens entre différent·es acteurices ne constituant pas encore un champ (celui des “politiques radicales de l’enfance” ?), la journaliste produit un documentaire à la fois complet, dense, ouvert et polyphonique sur le sujet. Il serait difficile de résumer ces sublimes quatre heures d’écoute.

Je pourrais citer dans le premier épisode la découverte des récits des « mineurs en lutte », adolescent·es de l’après 68 en lutte contre les violences qu’on leur faisait et le manque de liberté qu’iels subissaient, faisant de la fugue, une redoutable arme politique.

Dans le second, nous reconnaissons les voix de Wilfried Lignier et Julie Pagis (dont on a lu les livres ici et là à Questions de classe(s) ), décrivant comment l’ordre social est intégré par les enfants et comment leurs expériences se distinguent socialement.

Dans le troisième épisode, on peut entendre les éprouvants récits de violence policière visant les enfants des quartiers populaires mais aussi la celle des placements dans le cadre de la protection de l’enfance.

Enfin, le dernier épisode revient sur la question de la domination adulte, et celle des violences faites aux enfants (notamment l’inceste) qui lui sont intimement liées. On y entend notamment des proches du philosophe Tal Piterbraut-Merx, qui présente la pensée de leur amie sur la domination adulte, sa proposition de dénaturaliser radicalement les notions de vulnérabilité associées à l’enfance et l’idée de se remémorer collectivement nos enfances dominées pour élaborer de nouvelles représentations de l’enfance.

Il importe que les pédagogues s’imprègnent de ces voix, et participent de la réflexion vivante sur l’enfance dont le documentaire se fait l’écho. L’école et les pratiques éducatives contemporaines y sont finalement peu présentes, ou seulement sur le registre de la dénonciation des violences physiques. On y entend, notamment des victimes, remettre en question l’institution familiale. On y entend aussi la pensée de Tal Piterbraut-Merx critiquant la vision de l’enfant comme un être incomplet, mais que fait cette critique à la pédagogie ? Comment redéfinissons nous la posture de l’enseignant·e à l’aune de la lutte contre la domination adulte ? Comment cependant prenons-nous en compte la diversité des enfances et leurs inégalités face à l’école ? …

Arthur Serret

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